Articles de presse

Un syrien de Lyon en appelle à la communauté internationale

Samer est syrien. Il a connu avec sa famille la terreur et la torture sous le régime de Hafez el Assad. Samer vit en France, près de Lyon, depuis pratiquement 20 ans et en a acquis la nationalité. Face à ses amis comme en privé, il parle avec sincérité. La pudeur des sentiments retient parfois ses mots. Ses souvenirs d'enfance et de jeunesse le ramènent au pays. La détresse des enfants syriens attise le feu de sa colère et de son combat. Samer a toujours aimé Noël, ce temps de partage et de fraternité. Pourtant, cette année, le cri de Noël n'est pas celui du « prince de la paix » mais celui du désespéré. Cette année Samer ne fait pas d'arbre de Noël. Ses prières et ses suppliques sont restées vaines. Mais Samer résiste encore. Pour sa femme et ses enfants, pour sa mère restée au pays et la mémoire de son frère assassiné, pour son peuple et pour l'humanité. De son équlibre spirituel, Samer tire sa vitalité. Au coeur de ce temps de Noël, il rêve de paix et lance un appel aux hommes de bonne volonté, un appel à la communauté internationale :

« Dans ma famille il y a des chrétiens du côté de ma mère et des musulmans du côté de mon père. Pour tous les syriens Noël est une fête importante. Tout le monde célèbre la naissance de Jésus. Les chrétiens bien sûr, mais aussi les musulmans qui le considèrent comme un prophète de paix. En Syrie, nous avons la chance de fêter Noël deux fois. Une fois avec les catholiques -nous les appelons les chrétiens de l'ouest- et ensuite avec les orthodoxes - les chrétiens de l'Est. Enfant, en Syrie, je me souviens que nous fêtions Noël avec des plats magnifiques. Nous n'avions pas de jouets, pas de cadeaux, pas de père Noël, mais il y avait de la joie. La mode du sapin est venue avec la télévision, mais auparavant nous nous réunissions autour du poêle à chauffer. La fête durait au moins 3 ou 4 jours. Nous nous réunissions en famille, mais aussi avec les voisins et les amis. Nous partagions ainsi le Noël des chrétiens comme nous partagions les deux fêtes musulmanes de l'Aïd.

Pas de sapin pour Noël.

Cette année et pour la première fois je n'ai pas dressé pas de sapin pour Noël. Je suis trop affecté par ce qui se passe en Syrie. Les enfants syriens sont malheureux, ils ont froid, ils se font massacrer. Ma fille de 4 ans m'a demandé pourquoi il n'y a pas de sapin dans la maison, alors qu'il y en a un à l'école. Je lui ai répondu que cette année il y a trop d'enfants qui souffrent en Syrie. Ma fille perçoit mon inquiétude et celle de mon épouse. Je sais bien que mes enfants n'ont pas à porter le poids de cette tragédie, je ne vais pas les priver de cadeaux. Parfois, ma fille me dit de ne pas gaspiller parce qu'elle pense aux enfants syriens qui n'ont rien à manger.

Nous sommes encore vivants !

Ma femme est née en Syrie. C'est une réfugiée palestinienne, comme ses parents. Nos familles sont là-bas. Au moindre bombardement, nous essayons de prendre de leurs nouvelles et nous demandons s'ils sont toujours en vie. Jusqu'à présent ils nous répondent : oui, nous sommes encore vivants ! Les gens vivent sous la menace permanente de la mort. Bien sûr, nous savons bien que nous pouvons mourir à tout instant, mais autant que ce soit dignement et pas pour un homme assoiffé de pouvoir. Du réveil au coucher, nos pensées sont tournées vers nos familles, nos proches et nos amis, celles et ceux avec qui nous avons grandi, mangé, rigolé et pleuré.

Thaklaa !

Nous sommes blessés lorsque nous voyons les enfants réfugiés aux frontières de la Syrie, en Turquie ou en Jordanie. Dans les camps installés dans le désert jordanien, des bébés meurent à cause du sable et des allergies. Ce sont des enfants de Dieu. Nous sommes tous des Enfants de Dieu. On ne dit pas Adulte de Dieu. On dit pas Frère de Dieu. On dit toujours Enfant de Dieu. Etre un enfant de Dieu, c'est être placé sous sa protection. Je prie Dieu tous les jours pour qu'il protège ce peuple qui souffre, mais parfois j'ai l'impression qu'il ne m'entends pas. Je ne sais pas si je prie assez fort ou assez bien. Je l'implore de mettre un terme aux souffrances de ses enfants, en Syrie. Il existe un mot en arabe qui désigne celui a perdu son enfant. « Thaklaa ». Ce mot n'a pas d'équivalent en français.

Il est donc permis de tuer sans les armes chimiques.

J'ai travaillé longtemps chez les Petits Frères des Pauvres. Je vois bien ici les souffrances des gens, la faim, le froid...Mais ce qui se passe en Syrie est inhumain. Torturer, tuer, humilier... Une goutte de sang qui coule en France, en Suède, au fin fond de l'Amérique du sud ou au moyen-orient, a le même prix. Mais ces massacres qui se déroulent sous les yeux de tous c'est odieux ! C'est odieux d'entendre dire: Tout sauf les armes chimiques ! Il est donc permis de tuer sans les armes chimiques !

Les êtres humains ne sont pas des mouches.

J'appelle la communauté internationale à interdire les vols au dessus de la Syrie. Les vols « civils » plein d'armes et de matériel en provenance de l'Iran. Les vols militaires qui bombardent, lancent des missiles et larguent des barils de TNT pour tuer, humilier et faire taire ceux qui ne veulent pas se taire. La survie du régime de Bachar al Assad est liée au soutien de l'Iran. Tous les peuples souffrent pour conquérir leur liberté, mais tant que les avions pourront bombarder il n'y aura pas de fin. Qu'attend la communauté internationale ? La mort de 100 000 personnes ? 100 000 êtres humains? Les êtres humains ne sont pas des mouches. Si la communauté internationale veut intervenir et passer outre le veto russe ou chinois elle le peut, comme ce fut le cas au Kosovo. La Syrie est un pays à 70 % musulman. Puisque la communauté internationale n'intervient pas les djihadistes le font. Nous ne voulons pas de çà.

La France peut intervenir avec ses alliés de l'OTAN

Moi je suis français et j'en suis fier parce que la France m' a ouvert ses portes. La France peut faire mieux que la seule reconnaissance de la coalition nationale syrienne. La France peut intervenir avec ses alliés de l'OTAN. Au tout début de la révolution, quand le peuple s'est soulevé et a manifesté avec des roses, l'OTAN n'a pas cessé de dire: Nous n'allons pas intervenir. C'était comme une caution donnée au régime pour qu'il fasse ce qu'il veut. La moindre des choses aurait été de menacer. Il n'y a pas d'autre moyens que d'intervenir pour mettre la population hors de danger. »

Samer, syrien de Lyon
Le 23 décembre 2012

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Syrie : une guerre confessionnelle qui ne dit pas son nom

Depuis 2 ans la Syrie est en état de guerre. On parle de 70 000 à 100 000 morts et plus d'un million de réfugiés dans les pays limitrophes. Jordanie, Liban, Turquie. Rien ne semble pouvoir mettre un terme à cette catastrophe. Ce n'est plus seulement la chronique révélée d'un régime à bout de souffle, c'est aussi une crise grave et durable aux ramifications régionales et internationales évidentes.
C'est enfin une guerre civile cruelle « en raison de lourdes tendances communautaires avec les clivages ethniques et religieux qui partagent la Syrie » affirme le géographe Fabrice Balanche, directeur du Groupe de Recherches et d'Etudes sur la Méditerranée et le Moyen-Orient -GREMMO- à la Maison de l'Orient et de la Méditerranée, un laboratoire CNRS - Université Lumière Lyon 2 - Sciences Po Lyon.
Fabrice Balanche m'a accordé un entretien essentiel et exigeant pour comprendre les raisons et les conséquences de cette impitoyable guerre civile.

Peut-on revenir à la source de cette guerre civile. Pouvez-vous en rappeler l'évènement fondateur ?
C'est l'arrestation d'une douzaine d'adolescents à Deraa, dans le sud de la Syrie, qui avaient écrit des slogans hostiles au régime sur les murs de leur école. Ils ont été arrêtés par les moukhabarat (police secrète et service de renseignements du régime, ndlr) et torturés. Lorsque les familles et les notables sont venus demander leur libération et la clémence des policiers, ceux-ci les ont traités avec beaucoup d'arrogance en leur disant qu'ils n'avaient qu'à oublier leurs enfants et en faire d'autres à leurs femmes et qu'ils se chargeraient au besoin de leur expliquer comment faire… On a ici vraiment touché à l'honneur de ces gens. On a humilié ces notables qui venaient demande clémence. Des manifestations se sont développées. La répression a été utilisée. On a tiré sur les gens. Çà s'est envenimé dans toute la province. Çà s'est ensuite diffusé dans d'autres villes syriennes, notamment à Bâniâs et Lattaquié sur la côte. Ces deux villes ont été les premières à se révolter. Surtout la population sunnite. Très rapidement, il y a eu contestation de la domination des alaouites sur l'économie locale. C'est un peu passé sous silence, parce qu'on focalisait à l'époque sur Deraa, au sud, où la population est à 98 % sunnite et où l'on ne voyait pas ces clivages communautaires. En revanche, sur la côte et dans la périphérie du territoire alaouite, à Homs, Hama, Tell Kalakh, les mouvements qui s'y déroulaient avaient clairement une tournure communautaire.

Le facteur déclenchant de Deraa explique-t-il à lui seul la tournure des évènements et son caractère tragique ?
Il y avait des tensions en Syrie depuis plusieurs années. Le système était à bout de souffle. On se demandait quand çà allait finir par craquer. Les printemps arabes, relayés par les chaînes panarabes comme al Jazira, ont montré qu'en Tunisie et en égypte on se révoltait. Le mur de la peur était brisé. Çà a entrainé évidemment les syriens.
On ne peut pas négliger à cet égard l'influence de la télévision du Qatar al Jazira. J'ai souvenir justement mi-mars 2011, un vendredi matin, d'une émission hebdomadaire « la charia et la vie » du cheikh Youssef al Qardaoui. (c'est un ouléma, membre de la confrérie des frères musulmans, revenu en égypte après 30 ans d'exil, ndlr). Il a déclaré dans cette émission « le train de la révolution arabe est arrivé aujourd'hui à la station syrienne. La Syrie ne peut pas rester en dehors de l'histoire. » C'était une déclaration de guerre des Frères Musulmans et du Qatar au régime de Bachar al Assad.

Le fait religieux est-il déterminant dans la grille d'analyse de ce conflit et de cette crise ?
Le fait religieux est déterminant comme dans tous les conflits au Proche-Orient. Avec notre vision occidentale 'déchristianisée' on ne veut pas voir le communautarisme, on ne veut pas voir le fait religieux. Ce sont des choses que l'on considère comme régressive. Dans les années 90, la Yougoslavie est partie en morceaux au nom de conflits identitaires et communautaires. Je ne sais pas si çà nous a servi de leçon, toujours est-il qu'on ne veut pas le voir au Proche-Orient.

Le fait religieux est-il ici un alibi ou une lame de fond qui structure ce conflit ?
Au départ c'était la contestation d'un régime dictatorial corrompu, d'un ras le bol de la population par rapport à la dégradation économique de ses conditions de vie. Il y avait donc des motivations sociales. Elles pouvaient être d'autant mieux relayées par le fait religieux que le régime est dominé par une minorité alaoutie alors que la population est en grande majorité sunnite. Cette lame de fond sunnite pouvait alors rejeter la faute sur le caractère alaouite du régime. Plus on a avancé dans la révolte, plus le fait religieux a pris de l'importance avec clairement des conflits communautaires. Dans la périphérie de la montagne alaouite, à Homs à l'automne 2011, il y a eu des confits entre sunnites et alaouites dans la ville. Les rebelles syriens, quasiment à 100 % sunnites ont commencé à tirer sur les quartiers alaouites pour expulser cette population d'une ville qu'ils considèrent sunnite et dont ils disent que les alaouites y sont des intrus venus de la campagne. Aujourd'hui on est clairement dans ce schéma.

Pouvez-nous dresser un tableau confessionnel de la Syrie ?
En Syrie, l'élément majeur c'est l'islam sunnite. Il représente à peu près 80 % de la population. Les autres sont minoritaires. Ce sont les alaouites pour 10 %, les chrétiens 5 %, les druzes 3 %, les ismaéliens 1 % et les chiites duodécimains pour moins de 1 %.
Côté sunnite, le bloc de 80 % est divisé en différentes ethnies. Les arabes sunnites sont à peu près 65 % de la population. Les kurdes sont eux-aussi sunnites. Ils sont 15 %. Il faut aussi y ajouter les turcmènes pour moins de 1 % dans le nord de la Syrie.
Ce clivage ethnique caractérise la communauté sunnite, alors que dans les 20 % de minorités sont des populations arabes, à l'exception des arméniens. Ceci étant, il n'y a pas tellement de clivages entre les arméniens et les autres communautés chrétiennes (grecques-orthodoxes, maronites, syriaques ou chaldéennes).

Il y a aussi une distribution géographique de ces communautés.
Les alaouites viennent du nord-ouest de la Syrie, essentiellement la montagne alaouite et les plaines environnantes. C'est une montagne refuge, où ils se sont installés au moyen-âge pour échapper aux persécutions des sunnites. Ils ont été rejoints par les ismaéliens qui se sont installés à Masyaf et Kadmous.
Les druzes eux-aussi ont leur montagne refuge, au sud-est de la Syrie, près de la frontière jordanienne. C'est le djebel druze.
Les chrétiens n'ont pas vraiment de territoire homogène, si ce n'est la vallée des chrétiens près du krak des chevaliers, ou les villages assyriens du haut-khabour. En fait, les chrétiens sont plutôt citadins, dispersés dans toute la Syrie, ce qui les rend d'ailleurs très vulnérables en ce moment.
Les kurdes sont essentiellement dans le nord-est de la Syrie, autour de Qamishli. Ils sont aussi autour de Jerâblos au nord-est d'Alep et Afrin, au nord-ouest.. Ils y sont à peu près 2 millions. Il faut aussi ajouter 500 000 kurdes à Alep surtout dans les quartiers nord et 500 000 kurdes à Damas. Les kurdes c'est particulier Il y a les kurdes 'kurdophones' qui cultivent leur identité et défendent la création d'un Kurdistan syrien dans le nord-est. Pour ce qui est des kurdes installés à Damas depuis deux ou trois générations, devenus arabophones et mariés à des arabes, l'identité kurde s'est dissoute.
En définitive, les identités religieuses sont beaucoup plus fortes que les identités ethniques en Syrie.

On aurait pu croire que le panarabisme et le baasisme auraient permis d'amoindrir ce confessionnalisme oriental !
Le baasisme prône la dissolution des identités confessionnelles dans une nation arabe, ou à minima, une nation arabe syrienne. Cependant le baasisme est resté confiné à une certaine élite intellectuelle. On peut se questionner sur cette élite. Prenons Hafez el Assad et les généraux qui l'entouraient. Croyaient-ils véritablement au baasisme ? Croyaient-ils véritablement à la dissolution des identités communautaires ? En fait, Hafez el Assad a noyauté le régime avec des gens de son clan alaouite, avant même son arrivée au pouvoir. Il avait un discours panarabique baasiste, mais en pratique il utilisait tous les ressorts du communautarisme pour se renforcer et diviser les autres communautés. Beaucoup d'auteurs comme Hamit Bozarslan (directeur d''études à l'EHESS, ndlr) dans sa Sociologie politique du Moyen-Orient (édition La Découverte, ndlr), expliquent très bien que les minorités se sont servies des idéologies universalistes pour se protéger des persécutions et pour accéder au pouvoir, ce qu'elles n'auraient jamais pu faire, en tant que minorité, dans un système communautaire religieux.

En fait, le confessionnalisme n'a jamais disparu de Syrie malgré le baasisme !
Effectivement. C'était l'illusion que pouvait donner le régime syrien à travers son discours laïque et universaliste, où toute référence aux communautés confessionnelles était interdite. Les observateurs étrangers pouvaient s'y laisser prendre, notamment les français. Les chercheurs français ne voulaient pas voir ces divergences communautaires, soit par idéalisme républicain, soit parce qu'ils pouvaient être influencés par le marxisme et voyaient la société syrienne en terme de classes sociales. D'ailleurs, on le voit bien aujourd'hui dans les médias français, où l'on nie le confessionnalisme syrien et où l'on estime qu'il s'agit d'une guerre entre le régime et la population.

Qui mène aujourd'hui la rébellion contre le régime de Bachar al Assad ? Est-elle tenue par les islamistes combattants ?
On estime aujourd'hui qu'il y a 150 000 à 200 000 combattants armés de diverses origines. Ce sont des petits groupes disparates, les uns tenant un village, les autres un quartier. Et puis il y a des bataillons un peu plus importants. Liwa Al-Tawhid à Alep est tenue par les frères musulmans. L'Armée Syrienne Libre a encore quelques bataillons qui lui sont fidèles, mais elle est vraiment en perte de vitesse justement par rapport aux combattants islamistes, Jabhat Al-Nosra, Ansar al Sham...Il y en a plusieurs bien organisés, très bien structurés, financés par des fonds privés saoudiens ou publics. On sait très bien que les services secrets saoudiens et qataris leur apportent des armes et les financent. Ces groupes sont les plus efficaces sur le terrain, parce qu'ils se battent pour une idéologie. Ils se sont aguerris en Irak, en Afghanistan, en Tchétchénie. Ce sont les 'Rambos' de l'islam. Ils font du prosélytisme. Ils ont une idéologie très claire. L'installation en Syrie d'un califat avec la justice islamique. Ils se battent contre le régime de Bachar al Assad parce que c'est un régime impie, chiite, dans le but ensuite de libérer la Palestine du sionisme, tout comme Saladin l'a fait au moyen-âge.. C'est le discours de Ayman al Zawahiri, (le chef d'al Qaïda, ndlr), qui a déclaré le jihad contre le régime de Bachar al Assad, il y a plus d'un an, en rappelant l'histoire de Saladin et en expliquant que le Bilad e Cham, c'est-à-dire la Syrie, serait la base pour reconquérir la Palestine.

En Europe a-t-on conscience de cette réalité ?
Il y a deux aspects. Dans la plupart des médias, on ne veut pas voir cette réalité. On projette sur les révolutions arabes le printemps des peuples de 1848 ou notre propre révolution française. La plupart des reporters qui vont en Syrie ne restent qu'une semaine, ne parlent pas l' arabe et ne font que des reportages superficiels. D'autre part, les politiciens français sont dans une coalition américano-saodo-qatari contre Bachar al Assad. L'important c'est de faire tomber le régime par n'importe quel moyen. Les islamistes étant les plus efficaces comme l'ont été les moudjahidines afghans contre les soviétiques, on ferme les yeux sur le caractère islamiste de ces groupes et advienne que pourra ensuite. Beaucoup d'opposants syriens, civils, au sein du CNS ou de la Coalition Nationale affirment que ce n'est pas très grave, que les islamistes ne sont pas si nombreux, que de toute façon la Syrie n'est pas un pays islamiste, et enfin que lorsque la révolution aura triomphé on pourra se débarrasser facilement des islamistes. On disait la même chose en 1979 lors de la révolution iranienne.

Vous n'y croyez pas !
Je n'y crois pas du tout. La Syrie est dans une situation économique catastrophique. C'est un pays où la fécondité est de cinq ou six enfants par femme. C'est une démographie comparable à celle des pays d'Afrique sub-saharienne et non pas de pays comme la Tunisie ou la Turquie. C'est une bombe démographique. La Syrie n'a pas les moyens d'entretenir cette population et de créer du travail. Il n'y a pas en Syrie de réserves pétrolières comme en Irak qui permettent d'acheter la paix sociale et de reconstruire le pays. Dans tout le nord de la Syrie, où prospèrent notamment les groupes islamistes, il y a un terreau favorable à leur prosélytisme. Même si les populations sont alphabétisées, elles sont très conservatrices, très religieuses. Malgré les tribunaux civils, les gens font toujours appel à l'imam ou au cheikh pour régler leurs conflits. La charia prime sur la justice. Je ne vois pas comment ces gens pourraient devenir du jour au lendemain des démocrates et installer un régime laïc en Syrie qui préserve le droit des minorités.

Voyez-vous une issue au conflit ?
Globalement, le régime agonise, doucement. Il a néanmoins toujours le soutien d'une partie de la population et de ceux qui ne veulent pas voir triompher les islamistes. L'armée n'a pas éclatée, malgré des désertions. Le régime a toujours une grande supériorité militaire grâce à l'aide de la Russie et de l'Iran. Financièrement, il est soutenu par l'Iran, ce qui lui permet de payer ses fonctionnaires et d'acheter du fioul. Le régime est uni, alors que les oppositions civiles et militaires ne sont pas unies, même si elles grignotent le régime et prennent effectivement le contrôle de territoires. Elles ne représentent pourtant pas une alternative politique claire. La rébellion armée, dans son état de division, ne parvient pas à mener une offensive concertée et à prendre les points stratégiques que sont Damas, Homs, et la côte. La rébellion prend surtout des petites villes comme Rakka et récupère des réfugiés totalement démunis.
Les pays occidentaux, malgré leurs discours d'apaisement, veulent armer l'opposition. La levée de l'embargo de l'Union Européenne ne ferait que justifier ce qui est déjà fait. Ils sous estiment depuis le début la capacité de résistance de ce régime. On a cru que Bachar al Assad allait accepter de partir en exil. Il n'en n'est pas question. Il partira d'autant moins aujourd'hui qu'il a l'épée de Damoclès de la Cour Pénale Internationale. Il est dos au mur et ses généraux avec lui.
La Russie veut absolument poursuivre le combat parce que çà lui permet de redevenir une grande puissance, de se réaffirmer sur la scène internationale. Elle a mis trois fois son véto à des résolutions contre le régime syrien et elle en mettra un quatrième s'il le faut. Elle oblige aujourd'hui les occidentaux à venir négocier avec elle et à ne plus la négliger comme çà a été le cas à l'époque de la Yougoslavie et lors de l'indépendance du Kosovo.
Pour l'Iran, la Syrie est la clé de voute de son dispositif au Proche-Orient. Il y a une continuité territoriale aujourd'hui entre l'Iran, l'Irak, la Syrie et le Liban (à travers le Hezbollah). L'Iran voulait même construire ces dernières années un gazoduc qui amènerait son gaz jusqu'à Beyrouth. Le gazoduc de la paix, le gazoduc chiite comme certains l'on nommé pour renforcer les liens économiques dans cet axe pro-iranien. Si le régime syrien s'écroule c'est une perte énorme pour Téhéran. Ensuite c'est le Hezbollah libanais qui se retrouverait dans le viseur des saoudiens et des occidentaux et pourquoi pas l'Irak de Nouri al Maliki. Les sunnites pourraient être 'réactivés'. Les kurdes pourquoi pas soutenus par l'OTAN pourraient être utilisés contre Maliki.

Evoquons la culpabilité de Bachar al Assad. Certains voudraient qu'ils soient inculpé par la Cour Pénale Internationale. Quel est le niveau de sa responsabilité dans la genèse et le déroulement de ce conflit ?
Bachar al Assad est effectivement responsable de tout ce qui se passe. C'est lui qui donne les ordres pour réprimer la population. C'est sans doute lui aussi qui a donné l'ordre d'assassiner Rafik Hariri en 2005 et dernièrement Wissam al Hassan, (le chef des Forces de Sécurité Intérieures libanaises, assassiné à Beyrouth, dans un attentat à la voiture piégée en octobre 2012).

C'est aussi lui qui donne les ordres pour faire bombarder les villes et donc les populations qui s'y trouvent ?
Oui, tout à fait. C'est lui le responsable. On ne peut pas le nier. Il tient à garder le pouvoir. Il tient à garder l'héritage que lui a légué son père. Il n'a pas d'état d'âme. La fin justifie les moyens. Il avait déclaré en janvier 2011, qu'en 1982 son père avait fait 30 000 morts et qu'il avait eu 30 ans de tranquillité...Son père avait aussi emprisonné quasiment 100 000 personnes et provoqué l'émigration de centaines de milliers de syriens, notamment les frères musulmans. Bachar el Assad se réfère à l'exemple de son père et fait la même chose avec plus de victimes parce que la population a augmenté, parce que l'opposition est plus importante. La Syrie est aujourd'hui au croisement de deux axes géopolitiques, l'axe pro-iranien et l'axe pro-saoudien. Les insurgés syriens bénéficient d'un soutien ce qui prolonge les combats alors qu'en 1982 les insurgés syriens n'avaient pas tant de soutien international, parce que à l'époque le régime baasiste représentait un rempart contre la révolution islamique qui venait d'Iran et se propageait au Moyen-Orient.

Si donc Bachar al Assad a une responsabilité éminente dans cette catastrophe, il n'est pas le seul. Vous avez évoqué les groupes islamistes combattants. Ils ont aussi une part de responsabilité dans les violences constatées ?
Les groupes islamistes comme Jabhat Al-Nosra ont une stratégie de terreur. On le voit bien avec les voitures piégées qui explosent dans les villes syriennes et qui font à chaque fois près d'une centaine de morts. C'est clairement une stratégie terroriste. Lorsqu'ils mettent la main sur des soldats syriens, ils font le tri entre les sunnites et les alaouites et égorgent les soldats alaouites qui se sont rendus. Ce ne sont donc pas des enfants de chœur. évidement cela radicalise d'avantage le régime syrien et notamment les soldats de l'armée qui veulent venger leurs morts et savent qu'ils ne connaîtront aucune grâce s'ils tombent entre les mains de ces acteurs.

C'est le chaos et la haine de part et d'autre !
Oui, c'est la haine et le chaos, ce qui évidement limite les possibilités de négociation, parce qu'il n'y a aucune confiance de part et d'autre.

On dit des chrétiens qu'ils soutiennent le régime. Est-ce exact ?
Les chrétiens globalement préfèrent le régime de Bachar el Assad parce qu'il leur apportait une certaine sécurité et une certaine égalité.
Les chrétiens syriens ont l'exemple de l'Irak. A partir de 2003, lorsque Saddam Hussein est tombé, çà a été le chaos en Irak. 80 % des chrétiens d'Irak ont dû fuir. Certains se sont réfugiés au Kurdistan (le Kurdistan d'Irak) où ils vivent en paix. Ce n'est pourtant qu'un tremplin pour de futurs départs. Les chrétiens syriens ont peur de subir le même sort. Effectivement, dans les zones tenues par l'insurrection, on a vu des persécutions contre les chrétiens. Je pense à Ras al Aïn (nord-est de la Syrie sur la frontière turque). Les chrétiens de cette ville ont dû aller se réfugier à Hassakeh ( à 90 km au sud-est de Ras al Aïn) . A Alep, une grande partie des chrétiens sont partis. Des arméniens ont pris des avions pour aller se réfugier à Erevan, en Arménie et au Liban.
Les chrétiens ont extrêmement peur. Il se trouve qu'aujourd'hui les chrétiens sont plutôt dans les zones tenues par le régime, donc ils échappent (pour l'instant) à des persécutions de grande ampleur. Cependant, le seul fait d'être chrétien aujourd'hui en Syrie peut vous valoir une balle dans la tête.

Comment résumer ce désastre en quelques mots ?
C'est la chronique d'une crise annoncée. Tout ceci était très prévisible. Il suffisait d'étudier la sociologie et le territoire syrien. Ce qui était moins prévisible c'est le contexte international et notamment le retour de la Russie. Ce qui était moins prévisible c'était le facteur déclenchant.

Le 18 mars 2013

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Le pape François a proclamé docteur de l’Église le mystique du Xe siècle. Mille ans après sa mort, son oeuvre reste au coeur de la littérature nationale.

Grégoire de Narek

moine et poète

C’est une bourgade agricole typique de cette Turquie orientale, à 2 km au sud du lac de Van. Ce village kurde et musulman se nomme Yemişlik. Autrefois, c’était Narek. C’était un village arménien. C’est là que vécut saint Grégoire, célèbre moine et prêtre arménien du Xe siècle, fantastique poète mystique, dont l’oeuvre théologique, littéraire et spirituelle a traversé les siècles et les frontières.

Grégoire de Narek (fêté le deuxième samedi d’octobre dans l’Église apostolique arménienne, le 27 février dans l’Église catholique) est à présent le 36e docteur de l’Église. Cette proclamation effectuée par le pape François, dimanche 12 avril en la basilique Saint-Pierre de Rome, devant les fidèles de rite arménien, à l’occasion de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens, témoigne de la communion de l’Église catholique avec une civilisation chrétienne orientale décimée dans son berceau géographique. « Des 36 docteurs de l’Église, Grégoire de Narek est le deuxième Oriental (ne parlant ni grec ni latin et vivant hors des limites de l’Empire byzantin), après saint Éphrem de Nisibe. Il était très important, dans l’état actuel de cette prise de conscience hélas tardive pour les chrétiens d’Orient, que cette année-ci au moins, un autre Oriental devienne docteur de l’Église », souligne Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut et traducteur de l’oeuvre de saint Grégoire.

Grégoire est né entre 940 et 950 et mourut entre 1003 et 1010. Figure volcanique de la mystique chrétienne de langue arménienne, il est l’auteur du mémorable Livre des Lamentations, appelé aussi Livre des Prières, devenu pour les Arméniens une sorte de texte sacré. « Livre le plus répandu après la Bible, poésie mêlant au repentir la consolation et l’espérance, cette suite de Paroles à Dieu des profondeurs du coeur (…), devenu au long des siècles le compagnon de tout Arménien lettré, a rejoint légitimement les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle. Quant au monastère de Narek, il est resté jusqu’au XXe siècle le lieu de rassemblement d’innombrables pèlerins » (Keram Kevonian, Union internationale des organisations Terre et Culture).

Le verbe de Grégoire est une inlassable quête du Verbe : « Rayon béni, soleil de justice, Désir ardent, figure de lumière, Insondable et très-haut, ineffable et puissant, / Allégresse du bien, vision de l’espérance, Dieu loué dans les cieux, glorieuse royauté, Christ qui nous créas, vie partout célébrée, / Daigne emplir à présent, de ta souveraine éloquence, Le défaut de ma voix, les multiples erreurs de ma misère : Présente mes prières en agréable offrande à la majesté de ton Père, (...) » (Prière 95, Trésor des fêtes, hymnes et odes de Grégoire de Narek, traduction et notes de Annie et Jean-Pierre Mahé, Peeters, 2014). Outre les 95 prières du Livre des lamentations, Grégoire est également l’auteur d’odes, d’hymnes, de panégyriques, de litanies et de méditations. C’est dans l’enceinte du monastère de Narek et dans une grotte toute proche où il pratiquait la « méditation solitaire » que Grégoire composa ses oeuvres, « rassemblées, mises en forme, calligraphiées et copiées dans trois recueils sous l’autorité de son frère Jean, devenu abbé du monastère », précise Jean-Pierre Mahé.

Grégoire mourut à Narek et y fut inhumé peu de temps après l’achèvement du Livre des Lamentations. De ce grand monastère et scriptorium où l’on enseigna également les sciences, la philosophie et la musique, il ne reste rien. Le monastère a été pillé en 1895 pendant la période dite des massacres hamidiens ordonnés par le sultan Abdülhamid II. Lors du génocide en 1915, les 123 familles arméniennes du village ont été liquidées. Enfin, le monastère de Narek a été totalement rasé en 1951 sur ordre des autorités préfectorales. En lieu et place a été construite une mosquée.

Tout étranger qui passe aujourd’hui par Narek/Yemişlik est immédiatement suivi d’une nuée d’enfants qui n’ont que ces mots à la bouche : « Photo, photo ? » Ils savent bien ce qui attire les visiteurs : les ultimes pierres à croix encore visibles. Ici, une stèle funéraire au pied de l’escalier de la mosquée, là quelques pierres gravées dans l’entrepôt. C’est tout ce qu’il reste du vaste monastère de l’immense saint Grégoire. Les enfants rient mais ne savent rien, les anciens marmonnent parce qu’ils savent tout.

Le 16 avril 2015

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La République d’Arménie en plein spleen

Indépendante de l’URSS depuis 1991, cette petite république du Caucase n’a pas retrouvé le moral. Économiquement sinistrée, mal administrée, elle continue de se vider de ses habitants, malgré leur attachement profond au pays.

« Aujourd’hui nous avons la lumière, mais nous n’avons plus l’espoir. Autrefois, nous n’avions pas la lumière, mais nous avions l’espoir. » Avec humour et lassitude, Elsa raconte le spleen des Arméniens. Elle vit à Erevan, capitale d’une république indépendante depuis 1991. Comme nombre d’Arméniens issus des classes populaires, elle habite toujours dans un immeuble soviétique. Sa vie n’a guère changé depuis 24 ans, si ce n’est que tout est devenu plus cher et que le travail se fait de plus en plus rare. Le capitalisme a succédé au communisme. La liberté a le goût de la précarité. Heureusement, une fois la nuit tombée, de sa terrasse, Elsa voit Erevan scintiller. La vie semble plus douce. Les soirs d’été, dans le centre-ville, la place de la République est noire de monde lorsque jaillissent les grandes eaux musicales. Derrière l’opéra, le quartier des Cascades fait le bonheur des promeneurs et de la jeunesse branchée. Les nombreuses oeuvres d’art qui y sont exposées donnent l’image d’un pays riche d’une splendide force créatrice.

Au-delà des apparences, la réalité est plus complexe. « Je rêve de fonder une famille, mais je ne pourrai pas assurer la survie de mon foyer avec mon salaire de serveur », avoue Petros, qui pourtant travaille à l’hôtel Marriott, l’un des plus beaux établissements de la capitale. Ce 21 septembre, fête de l’Indépendance, Petros n’a pas pris le temps de se retourner pour regarder le formidable feu d’artifice : « C’est chaque année la même chose. » Amusé et triste à la fois, Petros se confie : « Beaucoup d’Arméniens ont quitté le pays. » Combien ? « C'est difficile à dire. Il y a les chiffres officiels et les chiffres réels. » Officiellement, il y a en Arménie 3,2 millions d’habitants. « En réalité, cela pourrait être 2,5. Certains disent moins de 2 millions. »

L’ANÉMIE DE L’ÉCONOMIE

Goris est l’une des plus grandes villes du pays. Elle n’est qu’à 254 km au sud-est de la capitale, mais pour y parvenir en empruntant la route, c’est toute une aventure. La qualité de l’asphalte laisse à désirer, le parc roulant est un curieux mélange de vieilles voitures soviétiques et de bolides allemands, les chauffeurs roulent trop lentement ou trop vite, les accidents sont nombreux. Cette pénibilité accroît l’enclavement du sud de l’Arménie et affecte le développement de Goris, véritable verrou stratégique vers la république autodéterminée du Haut-Karabakh, que l’Azerbaïdjan rêve de reconquérir. Avant la chute du régime soviétique, la ville devait compter 24 000 habitants. Aujourd’hui, au moins un tiers de la population serait partie. L’économie y est anémique. « Le travail, on le trouve essentiellement dans l’administration et les services municipaux, les écoles et l’hôpital », observe le peintre Jiraïr Martirossyan, directeur de la galerie municipale et vétéran de la guerre contre les Azéris. « Après la victoire, je disais : “Dans 20 ans, vous ne verrez pas un pays comme l’Arménie !” Je pensais que ça deviendrait un très beau pays. C’est devenu le contraire. Il y a plus de gens qui partent que de gens qui viennent. »

LES SÉQUELLES DU TREMBLEMENT DE TERRE

La dégradation économique, les désillusions individuelles et collectives, l’absence de perspectives d’avenir et l’émigration persistante sont des maux pesants. Gumri illustre parfaitement ce moment de l’histoire nationale. La deuxième ville d’Arménie, à 150 km au nord-ouest d’Erevan, se remet difficilement du tremblement de terre de 1988. « 400 familles vivent encore dans les domiks (conteneurs ou abris de fortune, NDLR) installés depuis le tremblement de terre. Cela fait 25 ans ! Depuis 10 ans, on sent que ça avance, mais lentement. La génération qui va nous suivre verra une autre ville », souhaite Martin Pashayan, ancien directeur de l’école n° 10 à dominante française de Gumri. Hovig, cadre technique du centre de formation professionnelle Endanik, tient à peu près le même discours : « Le plus grand problème, c’est qu’il n’y a pas ou peu de travail pour les jeunes après leur formation. Mais un jour, ça ira mieux. » Pour le moment, toutes les observations concordent : Gumri a perdu au moins 50 % de sa population depuis le séisme ! Hovig cite l’exemple de sa famille : « Mes frères et mes enfants sont partis en Russie. Je suis seul ici avec ma femme. Je dois m’occuper de trois maisons, dont deux vides. »

Avant le séisme et la chute de l’URSS, il y avait ici au moins 15 grandes usines, dans le textile, l’aérospatiale, le métal. C’était le temps béni de l’Union soviétique. « Avec la chute de l’URSS, la guerre du Haut-Karabakh et le séisme, il est devenu difficile de penser ce que signifie l’Arménie indépendante. L’Arménie est devenue différente », relativise Martin Pashayan. Mais pour rien au monde il ne quitterait sa ville qu’il aime tant : « Aimer ce n’est pas le mot. J’adore ma ville. On dit qu’Erevan, c’est la ville-mère (mayrakarak), mais que Gumri, c’est la ville-père (hayrakarak). Elle était un carrefour sur la route de la soie, avec un grand rayonnement culturel. Notre théâtre a fêté ses 100 ans en 2012. C’est là qu’a eu lieu la première représentation de l’opéra Anouch, d’Armen Tigranian, en 1912 (le premier opéra entièrement inspiré par la musique et la culture traditionnelle arméniennes et l’une des oeuvres les plus populaires, NDLR). Gumri est une grande ville de poètes et d’écrivains. »

Pour Martin Pashayan, lointain cousin de Charles Aznavour, ce qui est vrai de Gumri est vrai du pays tout entier : « Je n’ai pas envie de quitter l’Arménie malgré tout ce qui se passe. Je veux que tous les enfants l’aiment malgré toutes ses difficultés. Il y a une belle expression, c’est mère-patrie. Est-ce que tu quittes ta mère si elle n’est pas riche, si elle ne peut pas te donner à manger. Est-ce que tu l’abandonnes ? »

BUSINESS ET FUITE DES CERVEAUX

Bien des raisons expliquent la situation : l’effondrement du modèle soviétique, mais aussi le blocus territorial qu’exerce la Turquie, alliée stratégique de l’Azerbaïdjan dans la guerre non résolue du Haut-Karabakh. Nombre d’Arméniens incriminent également très sévèrement l’État, avec son mode de gouvernance oligarchique. Mais ce n’est pas tout. Les Arméniens ont aussi perdu le goût de la terre, si chère au poète national Hovhannès Toumanian. Ce nouveau siècle est celui de l’économie financière. Seul compte le profit. Narek, qui tient un magasin de vêtements à Gumri, l’avoue avec tristesse et franchise : « Tout ce que je vends vient de Turquie. » Ce qui est vrai pour les vêtements l’est aussi pour les chaussures, les matériaux de construction, le carrelage, l’électroménager… « Pour faire des habits en coton, il faudrait importer la matière première du Kazakhstan. Ce serait bien plus cher que d’acheter en Turquie. Si je devais produire ici, je tiendrais un mois. En Arménie, on peut juste produire des “cerveaux”, mais ils s’en vont. »

Dans le village de Chirakamout, l’ex-Nalband, épicentre du séisme de 1988, rares sont ceux qui cultivent les terres privatisées. Là, Hayastan, une pétillante femme de 63 ans, s’occupe de son lopin toute seule. Elle fait parvenir toute sa production à ses enfants et petits-enfants installés à Moscou. Sa maison est un grenier d’abondance. Hayastan dénonce les corrupteurs, les profiteurs et les égoïstes. Écologiste autant que poète, elle sait que « l’argent ne fait pas le bonheur. Seule la nature demeure ». Philosophe, elle soutient que « c’est tout un système et une culture qu’il faut changer ». Féministe, elle affirme : « La psychologie de l’homme doit changer pour qu’il cesse de ne penser qu’à lui, pour qu’il se soucie aussi des autres, des voisins et du bien des villageois. Mes voisins sont jaloux parce que je cultive tout. Ils ne veulent pas m’aider et rejettent mes conseils. Si les hommes ne vivent pas dans la confiance, la terre entière va s’écrouler. »

Le 16 avril 2015

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Tels des charniers de pierres…

Cent ans après le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman, quel est le sort de leur extraordinaire patrimoine culturel dans l’est de la Turquie ?

« Veux-tu voir le monastère de Bartoghomeos ? Le camp militaire a été déménagé », me propose mon interprète kurde. L’occasion est presque inespérée. Il y a deux ans et demi, le grand monastère arménien Saint-Barthélemy d’Aghbak était inaccessible. Érigé au sommet d’un tertre, il se trouvait comme prisonnier d’une base turque, ceinturé de barbelés, cerné de miradors. Impossible d’y pénétrer à l’époque en dépit des pourparlers avec un officier.

Ce luxe de précautions s’explique par la vue panoramique exceptionnelle dont disposaient ici les militaires à l’extrême sud-est de la Turquie, à 10 km à l’ouest de l’Iran et moins de 100 km au nord de l’Irak. On est ici au coeur d’un territoire frontalier que les géographes nomment encore parfois le « haut plateau arménien », aujourd’hui peuplé presque exclusivement de Kurdes. Les Arméniens ? Ils ont été exterminés en 1915. Les Assyro-Chaldéens qui vivaient aussi dans cette région ont été pareillement éliminés. Ces 30 dernières années, l’armée turque a mené dans ce secteur des opérations militaires contre le PKK – le parti des travailleurs du Kurdistan. Aujourd’hui, tout semble calme, mais demain ?

Trouver Saint-Barthélemy n’est pas si simple. Les cartes routières ne mentionnent plus Aghpag mais Albayrak pour désigner le village où est implanté ce monastère. Les changements d’usages toponymiques là où vivaient hier les Arméniens altèrent souvent la compréhension de l’histoire. Saint Barthélemy est cet apôtre du Christ connu avec saint Thaddée comme l’un des deux évangélisateurs de l’Arménie (Thaddée et Barthélemy sont nommés respectivement Jude et Nathanaël dans les évangiles). « La tradition a prévalu que ces lieux abritaient les restes de saint Barthélemy (…). La juridiction du monastère s’étendait, au début du XXe siècle, à 26 localités et 23 églises (…). Saint-Barthélemy a été de tout temps le but d’un grand pèlerinage : la coutume, mentionnée déjà au IXe siècle, voulait qu’on lui offrît à cette occasion des bovidés blancs », selon l’Union internationale des organisations Terre et Culture.

Du monastère, il ne reste qu’une ruine. Pas encore complètement à terre, mais sans toiture ni tambour. Les murs sont en équilibre instable. Nombre de pierres de parement ont disparu. Qui donc a saccagé à ce point ce sanctuaire ? Les vandales en 1915 ? Les pillards à la recherche de trésors ? Les villageois venus y prélever des pierres pour leurs propres maisons ? Le séisme de 1966 ? L’armée turque qui a longtemps occupé le site ? Toutes ces raisons se combinent pour expliquer un tel désastre. Déjà fragilisé à l’extrême, ce sanctuaire terriblement mutilé s’effondre jour après jour, pierre après pierre. Le martyre de saint Barthélemy, écorché et décapité, ressemble à ce qu’il reste de son sépulcre, épierré et dépecé. La ruine de ce monastère est à l’image de ce qu’il reste ici de la civilisation arménienne : ravagée. « Le patrimoine monumental arménien situé en Turquie constituait à la veille de la Première Guerre mondiale un ensemble considérable de plus de 2 500 églises et plusieurs centaines de monastères, possédant de vastes domaines fonciers. Ces “biens nationaux” ayant le statut de propriété de fondations religieuses (wakif) étaient alors enregistrés au nom du patriarcat arménien de Constantinople, institution représentant la nation arménienne au sein de l’Empire ottoman », écrit Raymond Kévorkian. Qu’est donc devenu ce patrimoine ? En plein génocide, alors qu’étaient perpétrés massacres et déportations, la loi du 13 septembre 1915 sur les biens dits « abandonnés » organisait la confiscation, la liquidation et l’attribution des biens et créances des personnes physiques et morales. Ainsi, l’extermination planifiée des Arméniens s’est accompagnée d’une spoliation pareillement planifiée de tout ce qu’ils possédaient, y compris les biens les plus inaliénables et les plus sacrés. Un siècle plus tard, cette spoliation systématique a toujours force de loi ! Depuis cent ans, les édifices religieux arméniens sont continuellement profanés, pillés et ruinés, quand ils n’ont pas été carrément rasés. Les traces de ce carnage sont visibles dans tout l’est de la Turquie. Ce sont de véritables « charniers de pierres ». Pour s’en rendre compte, il suffit d’arpenter les villes et les villages de ce vaste territoire que les Arméniens du monde entier nomment encore l’Arménie occidentale, tant ils demeurent attachés à cette terre, berceau géographique d’une civilisation d’où leurs ancêtres ont été arrachés.

Au nord du lac de Van, à un kilomètre du rivage, au pied du mont Sipan, se trouve le village de Pechnakomer. Autrefois, il y avait là une église arménienne et un vaste cimetière. De cette église, en mai 2011, il ne demeurait qu’une fosse avec du mortier et quelques rares pierres de taille. « A-t-il la carte du trésor ? », demanda à mon interprète le villageois kurde qui m’accompagnait. Les stèles mortuaires étaient à terre et les sépultures éventrées. « Moi, je n’ai pas fouillé les tombes », jura tout sourire le villageois. Quoi qu’il en soit, les profanations sont incontestables. Les prédateurs creusent dans les églises et violent les sépultures, aucune n’est épargnée. En toute impunité, alors que « ces pillages sont théoriquement interdits », me certifie mon interprète.

Ce spectacle de désolation est paradoxalement amplifié par l’incroyable beauté des sites naturels sur lesquels ont été érigés ces bijoux d’architecture et de foi. Sur la rive septentrionale du lac de Van, au nord d’Adilcevaz, se trouve le couvent des Miracles d’Ardzgué (Sk’antchelakordzi vank, en arménien). De ce grand scriptorium médiéval situé à 2 100 mètres d’altitude sur un sublime plateau rocheux dans les contreforts du mont Sipan, ne subsiste qu’un saisissant squelette.

Sur tout le territoire de l’Arménie occidentale, les « charniers de pierres » encore visibles des églises et des monastères sont les balises de l’anéantissement d’un peuple et de sa civilisation. Bien trop nombreuses pour être totalement dissimulées.

Le 16 avril 2015

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