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Monthly Archives: July 2015

LE VINGTIÈME JOUR

 

Vendredi 31 juillet 2015.

Je viens d’arriver aux portes de Tatvan après trois heures quarante de pas hésitants et seize kilomètres trois-cent-soixante laborieusement franchis.

Ce vendredi était la journée du grand doute. Je n’avais pas envie de marcher. Je ne me sentais pas en forme. J’étais mou, comme vidé, absent.

Je ne savais pas pour qui marcher. Des noms allaient et venaient dans ma tête. Que voulais-je partager ? Sans doute beaucoup. Sans doute trop. Mais avec qui ? Comment ? Pourquoi ?

Ma raison s’est jouée de moi, faisant obstacle à mon besoin d’ordre et à la recherche de mon cap. Mes passions se sont évanouies me laissant plus que nu, insensible.

Qu’ai-je besoin de venir chercher l’indicible, entendre l’inaudible, regarder l’invisible, sentir l’inodore, goûter ce qui est sans saveur ?

Que fais-je ici dans ce pays en « presque guerre » ? Quel sens y-a-t-il à révéler ma fragilité là où la brutalité étouffe les consciences ? Que fais-je à marcher sur ces bords de route sous les yeux scrutateurs des militaires et des intriguants ?

Je vois bien que l’Orient s’effondre jour après jour. Je l’ai lu dans les livres. Je l’ai entendu de la bouche des anciens. Je l’ai vu au cours de mes voyages. Je le devine encore aujourd’hui chemin faisant.

Suis-je à ma place sur ce chemin ? Qu’avais-je besoin de venir de si loin pour si peu d’espoir ? L’étincelle que j’avais cru discerner ne serait-elle qu’un mirage ?

Je doute. Oui, je doute de ce que je fais, de ce que je vois, de ce que je ressens, de ce que j’espère. Je crois bien que je flanche. Je tombe. Je dois à tout prix me ressaisir. J’ai pris quelques médicaments dans la trousse médicale que m’a préparée mon bon docteur Isabelle Haroutunian. Ils me sont utiles pour les humeurs de mon corps. Mais pour les humeurs de mon âme quels remèdes dois-je prendre ? Dans le maquis de mes pensées et des mes sentiments, il m’en est revenu deux. D’abord celui que m’enseigne l’art que je pratique : le judo. A force d’entrainement et de combats, j’ai appris à chuter et plus encore à me relever. C’est l’esprit de cette discipline que m’a enseigné mon ami et mon maître Alain Abello.

« Alain, j’aimerais tellement que tu sois là pour m’aider à me relever et à reprendre le combat. J’aimerais tellement t’entendre me dire de tirer moins fort et d’être plus souple. Tu m’as appris que le judo est la voie de la souplesse. Il va donc falloir que je marche avec plus de souplesse d’âme.»

Malheureusement Alain est en ce moment bien trop occupé à jouer avec Éole sur les mers des Cyclades. Je vais devoir me relever tout seul.

Le second remède de l’âme est celui que m’enseigne la foi. Et pour la première fois depuis le début de cette aventure j’ai éprouvé le besoin d’ouvrir l’un des livres que j’avais placé dans mes bagages. Spontanément j’ai lu le livre que m’a confié mon amie bibliste Régine Maire. Ce livre s’intitule « L’homme qui marche » de Christian Bobin. L’homme en question est celui que le monde connaissait mais n’a pas voulu reconnaître. De cet homme l’auteur écrit:

« Il ne semble pas suivre un chemin connu de lui. On pourrait même parler d’hésitations. Il cherche simplement quelqu’un qui l’entende. Cette recherche et presque toujours déçue, son chemin et celui des déceptions, d’un village à l’autre, d’une surdité à la suivante. Ainsi l’eau sous la terre, quand elle cherche une issue, rompant, tournant, revenant, repartant – jusqu’au coup de génie final : le grand fleuve surgissant à l’air nu, la dernière digue pulvérisée. »

Isabelle, Alain et Régine, puissent vos remèdes me permettre de me relever et d’avancer.

LE DIX-NEUVIÈME JOUR

Jeudi 30 juillet 2015.

Je viens de parcourir vingt kilomètres cinq-cent-quatre-vingt en quatre heures sept. Tatvan, la pointe occidentale du lac de Van est proche. J’y serai demain pour le dernier jour du mois, mai avec un jour de retard sur mon plan de marche. Ce n’est pas grave. Les jours qui viennent s’annoncent beaucoup plus complexes à gérer. Des parties importantes de mon itinéraire pourraient être compromises ou modifiées en raison des tensions conflictuelles dans les régions que j’envisage de traverser. L’objectif reste inchangé. Diyarbakir, le 15 août.

Quand on marche quotidiennement et sur de longues distances, il y a une foule de détails minuscules qui se jouent de vous. Les corbeaux perchés sur les fils de téléphone qui croassent en vous regardant passer et qui vous accompagnent sur quelques centaines de mètres. Les vaches qui vous toisent et dressent leur museau pour mieux vous sentir. Les hommes éberlués qui traversent la route pour venir vous inspecter droit dans les yeux quelques secondes seulement. Le marcheur doit être une espèce rare ! Y aurait-il un nom latin pour la nommer ? Bon, je cesse là mes élucubrations. Rassurez-vous je ne perds pas la tête, mais quand on marche, seul, on s’amuse de tout et de rien.

J’aimerais aujourd’hui vous raconter les paysages que je traverse et les hommes qui les façonnent. Paysages d’hier et d’aujourd’hui. Sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Depuis le début de la marche et plus encore sur le versant sud du lac de Van où j’évolue en ce moment, j’ai pris le temps d’observer et d’imaginer. J’aimerai associer à ces réflexions mon cousin par alliance, Jean-Christophe Tépélian. J’ai de bonnes raisons pour cela. D’abord parce que nous sommes liés par des liens familiaux et fraternels profonds enracinés dans une histoire arménienne commune, ensuite parce qu’il aime la photographie tout comme moi, enfin parce qu’il est urbaniste de profession. Si je ne trompe pas, l’urbaniste est celui qui aménage et optimise les espaces de vie et d’activité des hommes.

Je t’ai donc dédié Jean-Christophe cette journée de marche et les réflexions que je souhaite te partager et que je souhaite partager à travers toi avec les lecteurs de ce récit.

« Jean-Christophe, je marche sur du bitume le long de routes à grande circulation, là où cent ans auparavant il n’y avait que des sentiers. Je croise en permanence des voitures et des camions, là où cent ans auparavant il n’y avait que des charrettes tirées par des bœufs. Je vois des montagnes forées quand il fallait hier les gravir ou les contourner. Je vois des fils et des poteaux électriques de partout, là où cent auparavant dans les villages que je traverse il n’y avait que la bougie pour éclairer le logis. Le téléphone filaire ou mobile a envahit tous les espaces de vies, là où cent ans auparavant il n’y avait que le télégraphe. Tu sais sans doute Jean-Christophe l’usage terrible qu’ont représenté les télégrammes codés dans la transmission des ordres d’extermination. Je vois des maisons faites de béton armé et de moellons creux couvertes de tôle, là où il y avait autrefois des maisons de pierre et de torchis aux toitures végétalisées. Je ne vois que des mosquées là où il y avait aussi des églises et des monastères. Je ne vois que des Turcs et des Kurdes, alors qu’autrefois Arméniens, Syriaques et Chaldéens habitaient aussi ces villages.

Tu vois Jean-Christophe, en un siècle tout a changé. Dans le même temps, ce qui n’a pas changé ce sont les activités humaines que je vois autour de moi. Je vois des champs de blé et d’orge au pied des collines. Comme autrefois. Je vois des vergers, des potagers et des peupliers. Je vois des troupeaux de vaches, des moutons et des chèvres. Comme hier. Ici des hommes boivent le thé à l’ombre sous un bosquet d’arbres. Là des enfants se baignent nus dans la rivière. Ici des ouvriers coupent les blés et la luzerne. Là des apiculteurs prennent soin des ruches et collectent le miel. Exactement comme il y a cent ans.

Tu vois Jean-Christophe, ce ‘pays’ a changé. Pays arménien, pays kurde, pays turc, d’hier et d’aujourd’hui. Ce pays est complexe. C’est le pays des souvenirs nostalgiques pour quelques-uns encore. C’est le pays mythique pour ceux qui ne l’ont pas encore traversé. C’est le pays réel pour ceux qui y vivent et ceux qui le scrutent. C’est un drôle de pays !

 

Jean-Christophe, si tu veux bien j’aimerai encore élargir cette réflexion et pour cela il me faut sortir du cadre urbanistique et paysager.

Les gens qui vivent ici sont restés pauvres mais ils sont aussi restés envieux. J’y vois la cause de grands troubles et de grands malheurs, hier comme aujourd’hui.

Aujourd’hui, quand je traverse les villages les gamins se précipitent vers moi pour me demander de la monnaie. Pour avoir visité nombre d’églises et monastères détruits, je sais aussi que les hommes d’aujourd’hui y cherchent encore frénétiquement l’or -mythique- des Arméniens.

Il y a cent ans déjà, l’envie a été l’un des moteurs de l’anéantissement. Tuer pour posséder. A l’exception des honnêtes gens, les populations locales se sont jetées sur les biens des Arméniens pour se les approprier. Maisons, champs, ressources alimentaires, meules, objets usuels et décoratifs (…) Mais ce n’est pas tout. Ces mêmes envieux ont volé des enfants pour exploiter leur force de travail. Ils ont aussi enlevé beaucoup de filles pour en faire des esclaves sexuelles, des génitrices.

Il n’y a guère que le savoir que les envieux ne pouvaient pas s’approprier. Alors que faire des milliers de manuscrits dans les monastères ? Que faire des moines eux-mêmes ? Faute de pouvoir posséder le savoir il ne restait qu’à le détruire. En revanche, les pierres de taille des églises et des monastères ont été abondamment utilisées pour rénover l’habitat des envieux. J’ai eu maintes fois l’occasion de le vérifier. Mais là encore les temps changent. Je t’ai parlé des maisons en moellons. C’est vrai que le moellon remplace le pillage. Il ne reste plus qu’à détruire ce qui est à présent devenu inutile.

Ceci dit, les envieux resteront ce qu’ils sont. Rien ne pourra jamais satisfaire leur appétit dévorant.

J’avais fait halte il y a quelques années au village de Reçadiye, où il y avait autrefois une église arménienne nommée Sourp Garabed. L’église est devenue un entrepôt. Son ‘propriétaire’, un envieux parmi d’autres voulut savoir de moi si je connaissais la cachette de l’or ! Dans la maison d’en face, l’homme, issu d’une grand-mère arménienne sans doute enlevée dans son jeune âge, se plaignait de sa pauvreté et croyait qu’elle était liée à la malédiction du passé (…)

 

Il est temps pour moi de te laisser Jean-Chistophe, non sans t’avoir dit que j’ai cheminé avec toi, en mémoire de tes grands-parents. Originaires d’Afyon et de Kütaya, par ta maman et de Palu par ton papa. 

 

Je crois qu’il y a encore tant à faire Jean-Christophe pour cheminer vers un avenir un peu plus harmonieux. Je t’embrasse ainsi que Vanessa avec qui justement tu partages cette belle harmonie. Bien à toi. Pascal.»

 

Prenez soin de vous.

LE DIX-HUITIÈME JOUR

Mercredi 29 juillet 2015.

Toujours en route vers Tatvan depuis le village de Balaban, j’ai progressé de vingt et un kilomètres quatre-cent-quarante en un tout petit peu plus de quatre heures.

Je viens de passer le cap de la moitié de mon itinéraire. Depuis le début de cette marche j’ai parcouru trois-cent-cinquante et un kilomètres. Je n’ai pas marché souvent dans les meilleures conditions de sécurité « routière ». Je continue d’être sous surveillance. Enfin la conflictualité dans certaines régions du pays s’est accentuée, ce qui pourrait affecter la poursuite de cette marche. Je suis fatigué moins physiquement que nerveusement, mais je tiens bon chaque jour en pensant à toutes celles et tous ceux qui me soutiennent et m’adressent leurs encouragements.

A proximité de mon itinéraire de marche se trouve le village de Narek. Oh pardon, on dit aujourd’hui Yemiçlik. C’est une bourgade agricole typique de cette Turquie orientale, à 2 km au sud du lac de Van. C’est un village kurde. Autrefois, il était arménien. En 1914, on y dénombrait encore 613 arméniens pour 123 familles. C’est là que vécu Saint Grégoire, célèbre moine et prêtre arménien du Xe siècle, fantastique poète mystique, dont l’œuvre théologique, littéraire et spirituelle a traversé les siècles et les frontières. Depuis le dimanche 12 avril, Grégoire de Narek est le 36ème docteur de l’Eglise. Fêté le deuxième samedi d’octobre dans l’Eglise apostolique arménienne, Grégoire de Narek est célébrée le 27 février dans l’église catholique. Cette proclamation effectuée par le pape François, en la basilique Saint-Pierre de Rome, devant les fidèles de rite arménien, à l’occasion de la commémoration du Centenaire de l’anéantissement programmé des Arméniens de l’Empire ottoman, témoigne de la communion de l’Eglise Catholique avec une civilisation chrétienne orientale décimée dans son berceau géographique. « Des 36 docteurs de l’Eglise, Grégoire de Narek est le deuxième oriental (ne parlant ni grec ni latin et vivant hors des limites de l’empire byzantin), après Saint Ephrem de Nisibe. Il était très important, dans l’état actuel de cette prise de conscience hélas tardive pour les chrétiens d’Orient, que cette année-ci au moins, un autre oriental devienne docteur de l’Eglise » souligne Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut et traducteur de l’œuvre de Saint Grégoire. Je vous invite à lire à ce propos « Trésor des fêtes, hymnes et odes de Grégoire de Narek » aux éditons Peeters.

Grégoire est né entre 940 et 950 et mourut entre 1003 et 1010. Figure volcanique de la mystique chrétienne de langue arménienne, il est l’auteur du mémorable Livre des Lamentations appelé aussi Livre des Prières « devenu pour les Arméniens une sorte de livre sacré. Livre le plus répandu après la Bible, poésie mêlant au repentir la consolation et l’espérance, cette suite de « Paroles à Dieu des profondeurs du cœur » (…) Le Nareg (ou Narek), devenu au long des siècles le compagnon de tout Arménien lettré, a rejoint légitimement les chefs d’œuvre de la littérature universelle. Quant au monastère de Nareg, il est resté jusqu’au XXe siècle le lieu de rassemblement d’innombrables pèlerins » précise l’Union Internationale des Organisations Terre et Culture. C’est vrai que le verbe de Grégoire est une inlassable quête du Verbe : « Rayon béni, soleil de justice, Désir ardent, figure de lumière, Insondable et très-haut, ineffable et puissant, / Allégresse du bien, vision de l’espérance, Dieu loué dans les cieux, glorieuse royauté, Christ qui nous créas, vie partout célébrée, / Daigne emplir à présent, de ta souveraine éloquence, Le défaut de ma voix, les multiples erreurs de ma misère : Présente mes prières en agréable offrande à la majesté de ton Père, (…) » – extrait de la prière 95 traduite par Jean-Pierre Mahé. Outre les 95 prières du Livre des Lamentations, Grégoire est également l’auteur d’odes, d’hymnes, de panégyriques, de litanies et méditations. C’est dans l’enceinte du monastère de Narek et dans une grotte toute proche où il pratiquait « la méditation solitaire » que Grégoire composa ses œuvres, « rassemblées, mises en forme, calligraphiées et copiées dans trois recueils sous l’autorité de son frère Jean, devenu abbé du monastère » précise Jean-Pierre Mahé.

Grégoire mourut à Narek et y fut inhumé peu de temps après l’achèvement du Livre des Lamentations. De ce grand monastère et scriptorium où l’on enseigna également les sciences, la philosophie et la musique ; il ne reste rien. Le monastère a été pillé en 1895 pendant la période dite des massacres hamidiens. En 1915, les 123 familles arméniennes du village ont été liquidées. Enfin, le monastère de Narek a été totalement rasé en 1951 sur ordre des autorités préfectorales.

En lieu et place a été construite une mosquée. Quelques ultimes pierres gravées de croix sont encore visibles, au pied des escaliers de la mosquée et dans l’entrepôt. C’est tout ce qu’il reste du vaste monastère de l’immense Saint Grégoire. Le plus curieux c’est que la carte routière Michelin indique Narek Manastırı (monastère de Narek, en turc) comme s’il existait encore ! Tant mieux. Les cartes ont aussi de la mémoire !

Comme Grégoire de Narek, mon ami Christian Delorme est prêtre. A mille ans d’écart et avec des styles très différents. C’est donc à toi Christian que j’ai dédié cette journée de marche :

« Christian, j’ai cheminé avec toi aujourd’hui, en passant tout près du monastère de Saint Grégoire.

Tu es probablement le premier auprès de qui je me sois ouvert de mon projet de marche.

Tu as été l’un des initiateurs et l’un des participants de la Marche pour l’Egalité et contre le racisme, partie le 15 octobre 1983 de Marseille et parvenue à Paris le 3 décembre. Beaucoup se souviennent de cette Marche par son nom médiatique : la marche des beurs. Partis à quelques-uns, vous étiez cent-mille à votre arrivée à Paris. Cette marche a agit comme un véritable révélateur des défis auxquels était alors confrontée la société française.

Christian, tu as été le tout premier à soutenir mon projet de marche que j’ai toujours envisagé comme un moyen de restaurer un principe de vie fondamental : marcher c’est vivre. Je veux ici t’en remercier. Tu as compris la dynamique dans laquelle j’ai inscrit ce cheminement. Tu as même envisagé d’y participer, notamment sur la fin, avant d’arriver à Diyarbakir où doit être célébrée l’Assomption dans l’église arménienne Saint Cyriaque (Sourp Guiragos, en arménien) restaurée et rouverte au culte depuis quatre ans. Aujourd’hui la situation bien précaire dans cette partie du pays pourrait affecter la réalisation de ce pèlerinage.

Christian, en marchant aujourd’hui, j’ai pensé à l’une des nos récentes conversations. A la lumière d’une actualité douloureuse en France liée au fondamentalisme islamiste, nous nous interrogions sur l’existence ou non de la repentance dans l’islam. Il se trouve que tu es connu pour être très impliqué dans le dialogue interreligieux. J’ai donc focalisé le champ de cette réflexion sur le cas arménien. Même si l’extermination des Arméniens répondait aux ordres d’un régime ultra-nationaliste, il n’en demeure pas moins que ce processus s’est déroulé dans un Etat où les Chrétiens étaient considérés comme ‘soumis’ et où les autorités islamiques ont localement cautionné les tueries. Il me semble donc que le ‘tabou’ arménien est également un ‘tabou’ dans l’islam, un ‘tabou’ pour les musulmans. Or, si la foi est théoriquement une source de sagesse, elle devrait être source de repentance.

Les Arméniens plaident la vérité, la justice et la réconciliation. Si la vérité est connue de manière universelle, bien qu’elle soit inlassablement rejetée par les négateurs, je crois qu’il manque un point capital avant de parler de justice et d’espérer que la fraternité devienne à nouveau possible. Il manque la repentance.

Pour moi, la repentance exige trois dispositions complémentaires. D’abord avoir de la compassion pour toute personne ou toute nation dans la douleur. Ensuite demander pardon pour les douleurs infligées à ces personnes et à ces nations. Enfin éprouver de la tendresse, condition indispensable à l’établissement de relations humaines sensibles et harmonieuses. Cette question de la repentance peut recouvrer une dimension personnelle et collective. Elle se pose aux individus, aux communautés et aux États. Mais elle se pose aussi aux croyants et aux autorités religieuses précisément parce que la foi est sensée incarner une juste voie. 

C’est pour cela aussi que je marche. Pour un avenir de repentance. C’est un chemin vital pour les Arméniens, les Syriaques et les Chaldéens si sauvagement éprouvés par l’histoire et par les hommes. C’est aussi un chemin vital pour ouvrir un espace de paix dans cette région du monde si durement éprouvée par le fléau de la haine.

Qu’en penses-tu, Christian ?

Depuis la rive méridionale du lac de Van, je te salue bien fraternellement. Pascal. »

 

A demain pour un nouveau jour, une nouvelle vie.

LE DIX-SEPTIÈME JOUR

Mardi 28 juillet 2015.

En laissant à regret Aghtamar, j’ai poursuivi ma route en direction de Tatvan. Vingt kilomètres plus loin et après quatre heures trente-deux de marche, je suis arrivé au village de Balaban.

Chemin faisant, je suis passé à proximité du monastère Saint Thomas de Kantzag. Je ne m’y suis pas rendu car il eu fallut que j’emprunte le sentier côtier sur 17 kilomètres, ce qui m’aurait écarté de mon itinéraire. Néanmoins, pour y avoir été il y a quelques années, je peux vous dire tout l’intérêt d’une telle visite. Si un jour vous vous y rendez, ne vous y trompez pas. Ne demandez pas le village de Kantzag. Le monastère Saint Thomas se trouve sur le territoire de la commune d’Altınsaç. Les noms des villages ont en effet presque tous été modifiés.

Le monastère de Kantzag est l’une de ces sublimes ruines que l’on présente comme une visite de grand intérêt touristique ! Cela fait parti des programmes établis par les agences touristiques locales. C’est vrai que depuis le promontoire où il est érigé, la vue sur le lac est sublime. Ceci dit, pour les Arméniens Saint Thomas de Kantzag c’est autre chose qu’une belle ruine. C’est une histoire, un héritage, un patrimoine inaliénable.

Attesté dès 1339, le monastère était dédié à l’apôtre Thomas du fait de la présence de ses reliques. On a même dit qu’il abritait le tombeau de ce compagnon du Christ. Comme beaucoup d’autres, ce monastère était aussi un scriptorium. Il a été saccagé pendant les massacres hamidiens de 1895 puis à nouveau en 1915. Transformé en étable, pillé comme tous les sites arméniens par des chercheurs d’or, le monastère est considérablement fragilisé. A ma connaissance, il n’y a pas de programme de restauration prévu, même si des touristes viennent de temps à autre s’émerveiller devant de si vieilles pierres !

Quand je pense à Saint Thomas de Kantzag, je pense à Stéphane Boudoyan qui en a réalisé une photographie exceptionnelle, dont un tirage géant est visible dans la salle des fêtes de l’Eglise Apostolique Arménienne de Lyon. Regarder cette reproduction c’est d’une certaine manière effectuer un voyage immobile et se transporter d’un seul coup d’œil en ce lieu fantastique.

C’est justement à Stéphane, son épouse Gisèle, leur fille Katia et leur petit fils Aram que j’ai dédié cette journée de marche.

« Stéphane, Gisèle, Katia, Aram, je vous salue très amicalement du rivage de Van que vous connaissez si bien.

Depuis presque 50 ans Stéphane tu viens fouler cette terre. Ta terre. Année après année, voyage après voyage, tu photographies inlassablement le patrimoine arménien. C’est ainsi que tu en prends soin. C’est ainsi que ces églises et ces monastères ne tombent pas dans l’oubli de l’histoire. C’est ainsi que tu les fais vivre, même à l’état de ruines. C’est ainsi qu’elles survivent au néant.

Ton œuvre documentaire et iconographique est exceptionnelle. Tu as accompli ce travail, avec l’aide de Gisèle et de Katia en toute discrétion. Tes expositions photographiques ont été aussi rares qu’importantes.

J’imagine que souvent la vision de ces « charniers de pierres » a dû te retourner le coeur, mais tu as toujours gardé ces ressentiments pour toi. Je ne t’ai jamais entendu prononcer un seul mot de dégoût ou de haine, sans doute parce que tu sais que le fiel qui coule de la bouche ne produit rien de bon.

Ta sagesse face au vertige de l’histoire est une vertu dont les Arméniens devraient tirer quelques leçons. Et je dois bien l’avouer, moi le premier (…)

En parcourant inlassablement ces lieux de mémoires, tu ne viens pas seulement sur les lieux du Crime, tu viens aussi sur les lieux de Vie des Arméniens. Tu viens honorer leurs mémoires.

A la source de ton histoire filiale, ainsi que celle de ton épouse Gisèle, il faut mentionner Van, bien-sûr, mais aussi Bursa et Yozgat. C’est en mémoire de tes aïeuls, de vos aïeuls, que j’ai marché aujourd’hui. Pour vous, avec vous.

C’est en pensant à toi aussi Katia et à ton fils Aram, que j’ai cheminé. Tu es imprégnée de cet univers de connaissance et de sagesse que tes parents t’ont légué. Puisses-tu trouver l’accomplissement que tu mérites (…)

Stéphane, permets-moi de te remercier. Tu es un précurseur. Si je foule cette terre, si je marche dans ce pays, c’est en partie grâce à toi. A ma manière, je ne fais que poursuivre ce que d’autres ont initié.

Stéphane, Gisèle, Katia, Aram, je vous embrasse. »

 

Au plaisir de nous retrouver demain.

LE SEIZIÈME JOUR

Lundi 27 juillet 2015.

Me voici enfin arrivé face à Aghtamar après quatre heures sept de marche et vingt kilomètres parcourus.

Aghtamar : le joyau du lac de Van !

Comme toujours, tout commence par un conte :

« Il était une fois, il y a bien longtemps,

une jeune femme pré- nommée Tamar qui habitait une petite île de rien du tout, au beau milieu d’un merveilleux lac. Tamar était si belle et rayonnante que tous les hommes auraient aimé la posséder. Or, le coeur de Tamar n’appartenait en secret qu’à un seul de ses prétendants. C’était un jeune homme qui vivait sur le rivage d’en face, de l’autre côté des eaux. Tous les soirs, à la nuit tombée, il rejoignait à la nage sa douce Tamar, qui, pour le guider, portait un flambeau. La jalousie des jeunes mâles insulaires anéantit le miracle d’un si bel amour.

Découvrant cette idylle, ils conspirèrent, prévinrent le père de la belle Tamar, qui, furieux de ce libertinage, étouffa un soir la lampe de Tamar. Sans phare dans la nuit, le nageur au grand coeur se perdit dans les eaux. Avant de disparaître, il s’époumona et cria : « Agh ! Tamar ! » Son râle fut si déchirant qu’il traversa les siècles. »

Il est justement une île extraordinaire, nommée Aghtamar, à l’est de l’Anatolie. Elle est aussi belle que dans le conte. Minuscule pic rocheux, Aghtamar émerge telle une couronne sur les eaux bleues intenses du lac de Van. Sur ce roc, un roi arménien, Gaguik, bâtit au Xe siècle une église, devenue siège patriarcal avec ses dépendances et ses moines. Bijou de l’architecture médiévale arménienne avec ses proportions intimes et élancées, ses riches bas-reliefs bibliques et populaires finement ciselés, ses pierres précieuses garnissant les yeux des personnages sculptés, l’église Sainte Croix d’Aghtamar devint le joyau d’une civilisation chrétienne orientale, enracinée autour du lac de Van et du Mont Ararat. C’est cette civilisation arménienne qui a été anéantie entre 1915 et 1917.

Laissée à l’état de ruine durant près d’un siècle, souillée et pillée, l’église Sainte Croix a été restaurée et inaugurée en tant que musée en mars 2007, à grand renfort de publicité politique. Là, pour la première fois depuis le « Grand Mal / Medz Yeghern » une messe a été célébrée, le 19 septembre 2010. J’en ai été témoin. C’était un très beau dimanche d’été, chaud et sec. C’était un jour de fête. La Fête de la Sainte Croix. Ce jour-là le vice-patriarche arménien d’Istanbul, Aram Ateshyan est venu célébrer la divine liturgie en l’église Sainte Croix d’Aghtamar. La messe qui y a été célébrée a été diversement interprétée. Propagande pour beaucoup, premier pas pour certains. Les Arméniens d’Istanbul sont venus en nombre mais sans excès pour assister à cette célébration hors norme, à mille-six-cents kilomètres à l’est de la mégapole turque. Quelques groupes d’Arméniens sont également venus du Liban, d’Iran, de France, des États-Unis et d’Arménie. Yerevan n’est qu’à deux cents cinquante kilomètres, à vol d’oiseau, mais les hommes ont des frontières que les oiseaux ne connaissent pas.

Joyau de l’architecture médiévale arménienne, dans une région exceptionnellement belle – le Vaspouragan – considérée comme le cœur battant de l’Arménie historique, l’église Sainte Croix d’Aghtamar cristallise les conflits et les défis qui caractérisent les relations arméno-turques. Avant 1915 on recensait plus de 2350 églises, monastères et monuments religieux arméniens dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman. Ils ont presque tous été détruits, confisqués et dégradés. Ils sont devenus de véritables « charniers de pierres », ultimes stigmates de la civilisation arménienne. La restauration d’Aghtamar vaut-elle compensation des crimes et des outrages commis ? Depuis le 19 septembre 2010 je m’interroge.

J’ai dédiée cette journée de marche à mes amis de Beauzac, Nathalie, Emmanuel et Tsolag.

« Nathalie,

nous avons aujourd’hui cheminé ensemble en mémoire de tes grands-parents. Ils étaient originaires de Diyarbakir et de Malatia, deux régions très sauvagement éprouvées il y a cent ans. Tu sais sans doute Nathalie que l’église Saint Cyriaque de Diyarbakir a été restaurée –comme à Aghtamar. Est-ce un signe ? Je n’en sais rien. Tu sais sans doute aussi que Diyarbakir est le terme de cette marche, si la situation dans le pays ne se dégrade pas  trop. J’aimerai tant pouvoir y vivre la fête de l’Assomption et la bénédiction du raisin. J’aimerai tant trouver des raisons d’espérer (…)

Nathalie, nous avons longtemps cheminé ensemble sur des chemins d’Arménie qui nous ouvert le coeur et l’esprit et forgé notre conscience humaine. C’est cet état de conscience qui guide mes pas. Cette conscience d’une humanité qui crie son besoin de tendresse.

Emmanuel, voici déjà bien longtemps tu as unis ta vie à celle de Nathalie. Sans pour autant être d’origine arménienne, tu as épousé son histoire et ses mémoires. C’est avec toi aussi que j’ai marché aujourd’hui. Je me suis senti porté par ta sensibilité et ton art de vivre.

Enfin Tsolag, j’ai longuement pensé au cours de ma journée de marche au chemin de vie qui s’ouvre devant toi. Toi, l’enfant de Nathalie et Emmanuel. Toi, qui porte un prénom plein de promesses. Tes parents m’ont dit que Tsolag signifie ‘Regard brillant’ en arménien. Avec un tel talent je t’imagine comme un phare dans la nuit noire guidant les bateaux vers le rivage. Du haut de tes douze ans Tsolag, le siècle que tu embrasses cherche aussi un rivage apaisant et un avenir brillant. Oui Tsolag, notre humanité a besoin de paix et de lumière. Il suffit parfois d’un regard brillant dans la nuit pour que rayonne la tendresse.

Nathalie, Emmanuel et Tsolag, je vous embrasse. »

 

A demain.

LE QUINZIÈME JOUR

Dimanche 26 juillet 2015.

Vingt et un kilomètres parcourus en quatre heures quarante-huit.

Laissant la ville de Van derrière moi, je progresse vers l’ouest en direction de Gevaş. C’est là que se trouve l’embarcadère où les bateaux assurent les rotations pour aller sur l’île d’Aghtamar. Je vous conterai demain l’histoire et la légende d’Aghtamar.

J’ai donc marché le long du rivage du lac de Van. Ce qui aurait pu ressembler à une promenade de santé, s’est avéré moins charmant que je ne l’imaginais. Tout au long de cette journée, j’ai évolué entre le clapotis apaisant de l’eau sur les rochers et le vrombissement furieux des moteurs sur la route à grande circulation qui borde le lac. On se serait cru sur la route qui borde Saint Maxime en France -pour celles et ceux qui connaissent !

Le dimanche, un peu comme en France, c’est aussi le jour de relâche. 10 kilomètres après Van, on atteint Edremit, où sont installés sur la promenade qui longe le lac de nombreux petits kiosques pris d’assaut par des familles qui y passent la journée, partagent le thé et le repas, tout en s’isolant le plus possible des regards indiscrets en entourant « leurs » kiosques de toutes sortes de draps et tapis tendus.

Au bord de l’eau, les nageurs du dimanche batifolent. Ce sont essentiellement des enfants et des jeunes hommes. Les femmes, elles, ne nagent pas. Je n’en n’ai vu que deux ou trois. Il faut dire qu’on est ici en Turquie orientale, dans une région assez traditionnelle et très kurde. Ceci dit, les « gens du lac » sont devenus eux-aussi des adeptes des joies et loisirs de la baignade. Mais, à quoi donc pouvait ressembler les loisirs des « gens du lac » il y a plus d’un siècle. Je doute fort que la baignade fut une activité ordinaire des Arméniens ! La vie était rude. J’imagine qu’on ne batifolait pas beaucoup en famille au bord de l’eau. Ces temps étaient difficiles. Il fallait avant tout survivre.

J’ai lu dans une revue très bien documentée, qu’en 1878, il y avait 249 361 Arméniens dans la province de Van, 86 368 Assyro-Chaldéens de rite nestorien, 51 828 Kurdes, 13 964 Turcs, 7760 Yézidis et enfin 809 Juifs.

De ce passé pluricommunautaire et multiconfessionnel, il ne reste rien. Les Arméniens et les Assyro-Chaldéens qui étaient majoritaires dans cette province ont totalement disparu.

Dans cette région frontalière et conflictuelle entre l’Empire ottoman et l’Empire russe, Van était un haut lieu de la résistance des Arméniens. La cité fortifiée de Van qui s’étalait au pied d’une citadelle naturelle était le centre de gravité de cette résistance.

La suite de l’histoire est connue. Après le retrait des Russes en 1918 en raison de la Révolution bolchévique, Van est tombée et les Arméniens de la province ont pris le chemin de l’exode, tout comme les Assyro-Chaldéens.

Je veux à ce propos, rendre ici hommage, à mon beau-père Garabed dont l’histoire familiale est justement une histoire ‘vanetsi’ :

 

« Cher Garabed, j’ai parcouru aujourd’hui vingt et un kilomètres en me remémorant votre récit familial. J’ai d’abord accompli les vingt premiers kilomètres pour rendre hommage à vos parents qui ont vécu ce XXe siècle si douloureux. Ils habitaient un petit village nommé « Alyur gur » au nord de Van. C’était un village où vivaient près de deux mille Arméniens. Il y avait une meule pour moudre le blé et l’orge afin d’en faire de la farine. C’est d’ailleurs l’origine même du nom de ce village, puisque Alyur signifie farine en langue arménienne. J’ai retrouvé certaines des pierres de cette meule lors d’un séjour précédent. Garabed, le village de vos parents se nomme aujourd’hui Alakoÿ. Il est peuplé de populations Kurdes et Azéries. Vos parents, Garabed, ont pris le chemin de l’exode, passant par l’Iran, puis l’Irak, pour ensuite venir en bateau à Constantinople avant de venir en France où vous êtes nés. Cette mémoire que vous m’avez partagée à de nombreuses reprises, je la porte ici, sur cette terre, dans ce pays qui était celui de vos parents.

Garabed, je voudrais aussi vous dire que le vingt et unième kilomètre parcouru, je l’ai franchi en pensant à ce XXIe siècle, dont j’espère qu’il puisse porter la vérité et la justice que vous attendez, pour vous-même et votre descendance. »

J’aimerais enfin associer à cette journée de marche, Maguy, ma belle-mère et épouse de Garabed.

 

« Maguy, en ce dimanche, où les Arméniens célèbrent traditionnellement la Divine Liturgie, je pense à vos parents, eux-aussi réfugiés en France et notamment à votre papa, devenu prêtre arménien à Vienne et Lyon. Vos sources filiales sont originaires de Afyonkarahissar et de Kütaya, à l’ouest de la Turquie autrefois ottomane. Vous n’avez pas eu la chance de connaître les détails de l’exode de vos parents. Comme beaucoup de parents, ils n’aimaient pas raconter cette catastrophe. Par pudeur sans doute, mais aussi pour préserver vous préserver ainsi que votre sœur et vous permettre de construire un avenir de paix. »

 

Maguy et Garabed, je vous embrasse.

 

A demain, si tout va pour le mieux.

LE QUATORZIÈME JOUR

Samedi 25 juillet 2015.

Vingt kilomètres parcourus en quatre heures vingt-quatre.

Pour la première fois depuis le début de cette marche, j’ai eu la possibilité de quitter la route principale pour emprunter un chemin qui longe le rivage du lac de Van, à 30 km au nord de la ville de Van, entre les villages de Lim et Ayans, en passant par la forteresse naturelle de Amiouk.

Le paysage côtier est splendide, avec ses champs et ses falaises impressionnantes. Le soleil frappe fort, la végétation est très sèche. Les plages ne sont pas prises d’assaut -ce n’est pas la Côte d’Azur. Il faut dire que la notion de plage n’est pas forcément la même. Ici, les vaches aussi ont accès au rivage….

J’ai pris tout mon temps pour flâner et me laisser absorber par la beauté des lieux.

Si j’ai accompli vingt kilomètres -et pas un de plus- c’est pour fêter aujourd’hui les vingt de ma fille, Herminé. Je lui ai donc dédiée cette journée de marche :

 

« Herminé, je suis bien désolé d’être loin de toi aujourd’hui et je t’en demande pardon. Tu en connais les raisons. Je sais que tu n’es pas fâchée parce que tu me soutiens dans la marche pour la vie et la justice que je réalise en ce moment.

Pour ta journée d’anniversaire, je suis allé cueillir des fleurs des champs, dans le village de Lim, à quelques mètres de la plage. J’ai dérangé les mouettes, très nombreuses, qui s’y prélassaient et qui ont du se demander ce que je faisais là. Elles ont eu la gentillesse de me laisser faire. Ce bouquet que tu as vu, grâce aux photos que je t’ai envoyées le jour-même -magie de l’internet- t’attend patiemment. Ce bouquet, je te l’offrirai dès que tu me rejoindras avec ton frère Zadig et avec ta maman Sylvie pour clore cette marche à la mi-août.

J’ai choisi le village de Lim pour composer ce bouquet, parce qu’il se trouve juste en face d’une petite île, l’île de Lim, sur laquelle se trouve un ancien monastère arménien. C’est le monastère Saint Georges. On dit Sourp Kevork en arménien. Sais-tu que la fondation de cet ermitage remonterait au IXe siècle ? Comme tous les autres couvents de cette vaste région, il faisait partie du royaume arménien du Vaspouragan. Il y avait ici, à Lim, des dizaines de moines, un scriptorium en activité jusqu’en 1914, une école philosophique, une bibliothèque qui contenait des milliers de manuscrits, dont plusieurs centaines se trouvent actuellement au Madénataran, le musée des manuscrits anciens à Yerevan. Malheureusement, ce monastère a été complètement dévasté à la suite des Ténèbres qui ont tout emporté il y a cent ans. Ce monastère dont j’ai visité la ruine il y a trois, m’est apparu éventré, sans doute dynamité.

Vois-tu, Herminé, nous pourrions en rester à ce constat navrant, mais toi comme moi savons qu’il n’ y a pas de vie sans espoir. Voilà pourquoi je ne lamente plus. Voilà pourquoi il est si important de soutenir celles et ceux qui s’efforcent de promouvoir une forme de justice réparatrice. Et qui sait, un jour, permettre la reconstruction du monastère de Lim et des nombreux autres monastères qui sont comme les balises de l’histoire arménienne de ce pays.

On aurait tort d’imaginer que cela soit totalement impossible. Regarde. L’église d’Aghtamar, elle aussi dressée sur un ilot du lac de Van, a été restaurée. Il y a même eu plusieurs célébrations religieuses arméniennes depuis la première à laquelle j’ai assisté le 19 septembre 2010. On m’objectera que ce n’est rien. De la poudre aux yeux. Une manipulation (…) Peut-être et alors ! Et après ?

Herminé, puisque c’est aujourd’hui tout anniversaire, j’aimerai te dire que ce jour fantastique coïncide avec le pèlerinage annuel au monastère arménien de Saint Thaddée. Ce monastère extraordinaire qui caractérise la source apostolique de la foi des Arméniens, ne se trouve pas très loin du lieu d’où je t’écris. Il n’est qu’à une centaine de kilomètres, au nord-ouest de l’Iran. Ce monastère faisait également parti du célèbre royaume arménien du Vaspouragan. Evidemment, ça n’est pas en Turquie mais en Iran. Pourtant Saint Thaddée n’a pas échappé au drame de 1915. Ceci étant Herminé, je te souhaite au moins une fois dans ta vie d’aller en pèlerinage à Saint Thaddée. La vision de ce site éblouissant, rénové dans les années 80 et le partage dans la joie et la foi avec ces centaines, parfois ces milliers d’Arméniens, de Syriaques et de Chaldéens qui y convergent pour la fête de Saint Thaddée, te permettront sans doute d’élargir ton propre horizon et d’ouvrir plus largement le champ de ta réflexion.

Herminé, je voudrais enfin te dire combien j’ai été heureux et fier que nous soyons allés ensemble, à Istanbul, pour les commémorations du Centenaire, le 24 avril 2015. Tu as eu le courage d’aller à la rencontre d’une nouvelle génération de citoyens de Turquie, qui ont eux-aussi ouvert leur propre champ de vision de l’histoire et qui tentent d’inventer un avenir fraternel fondé sur la vérité et la justice. Tu vois, Herminé, c’est à la jonction de ces visions, la tienne et la leur, que se trouve un possible chemin d’avenir. A toi de l’emprunter, si tu veux, car au dessus de tout ce que je t’écris, il y a ta liberté. Il y a ta vie, tout simplement. N’oublie jamais que la vie est une grâce.

J’aimerai justement, pour te souhaiter encore un très bon anniversaire, te proposer cette superbe prière écrite par Mère Térésa, d’heureuse mémoire. Cette prière est intitulée La vie est la vie !

 

« La vie est beauté, admire-la

La vie est félicité, profites-en

La vie est un rêve, réalise-le

La vie est un défi, relève-le

La vie est un devoir, fais-le

La vie est un jeu, joue-le

La vie est précieuse, soigne-la bien

La vie est richesse, conserve-la

La vie est amour, jouis-en

La vie est un mystère, pénètre-le

La vie est une promesse, tiens-la

La vie est tristesse, dépasse-la

La vie est un hymne, chante-le

La vie est un combat, accepte-le

La vie est une tragédie, lutte avec elle

La vie est une aventure, ose-la

La vie est bonheur, mérite-le

La vie est la vie, défends-la »

 

A bientôt, Herminé. Je t’embrasse très affectueusement. Ton papa qui t’aime. »

LE TREIZIÈME JOUR

Vendredi 24 juillet 2015. Zéro kilomètre parcouru et pas une minute dépensée.

Aujourd’hui j’ai privilégié la posture horizontale plutôt que verticale.

J’ai gardé le lit, ou plus exactement c’est le lit qui m’a gardé.

Pourquoi, me demanderez-vous ? Disons que mon corps a atteint les limites de la tolérance avec une alimentation inhabituelle. Vous avez sûrement compris. De toute manière je ne vous en dirai pas plus.

Moi qui avais pris l’habitude de réfléchir en marchant et de vous partager mes pensées, je me retrouve totalement stérile. J’ai un peu honte. J’implore votre pardon.

Je me rattraperai demain, samedi 25 juillet 2015. Ce sera le jour anniversaire de ma fille Herminé. 20 ans. Vous comprendrez aisément que je lui consacrerai ma dédicace du jour.

LE DOUZIÈME JOUR

Jeudi 23 juillet 2015.

Vingt-deux kilomètres de marche en trois heures cinquante-sept. Je fais toujours route vers Van. L’étape du jour m’a conduit de Muradiye à Çakırbey, à la pointe nord-est du lac de Van. Car effectivement, je viens d’atteindre aujourd’hui cette petite mer intérieure salée, dont la palette de couleurs évolue tout au long de la journée du bleu turquoise au vert émeraude.

Autrefois le lac de Van constituait la partie méridionale du royaume arménien médiéval du Vaspouragan. Quelques siècles plus tard, des cartographes et des explorateurs –comme Henry Finnis Blosse Lynch- ont nommé « haut plateau arménien » cette vaste région incluant le mont Ararat et le lac de Van. Cette appellation est parfois encore utilisée par quelques géographes savants et explorateurs de l’histoire qui ont conservé la mémoire des temps écoulés.

Cette mémoire complexe des temps anciens nommait également différemment la ville de Muradiye. Lorsque les Arméniens habitaient là, la ville était nommée Pergri. Les Kurdes ont d’ailleurs une appellation quasi-similaire.

A Pergri, donc, sur la montagne de Dzaghgaler -on dit aujourd’hui Akçadağ- il y avait autrefois le monastère d’Arkelan. Ce monastère médiéval arménien bâti autour du XI-XIIe siècle disposait d’un Haut Couvent nommé Saint Etienne érigé sur le plateau montagneux et d’un Bas Couvent, érigé en contrebas sur une corniche à flan de falaise. Cet ensemble monastique était un scriptorium réputé. Aujourd’hui, ce sont des ruines. J’avais exploré ce site il y a trois ans. J’avais alors partagé le thé avec les habitants au pied de la montagne. Ce complexe monastique a échappé aux destructions et pogroms des années 1895-1896 grâce au discernement du haut-fonctionnaire et chef kurde Mehmet. Malheureusement, 20 ans plus tard, les populations arméniennes y ont été exterminées. Je ne suis pas retourné voir ce site monastique. Je n’ai fait que passer à proximité, en marchant.

Cette histoire locale que j’ai éprouvée sur le terrain et complétée par mes lectures, fait à présent partie de ma mémoire. J’espère qu’elle y demeurera, non pas par un réflexe conservateur, mais parce que la mémoire est tout ce qu’il reste quand tout ou presque a disparu. Cela suppose d’en partager le récit, soit par transmission orale, soit par transmission écrite. C’est un peu ce que je fais à travers ces mots. C’est à travers la collecte et la transmission de ces mémoires minuscules que l’on peut raconter l’histoire d’une civilisation.

Si je vous partage cette réflexion, c’est parce que j’ai dédié cette journée de marche à Jean et Ginette, mon oncle et ma tante de Marseille. Ils ne sont pas Arméniens. Et alors. Ils sont comme moi, des êtres humains dont le récit est une partie intégrante de l’histoire du genre humain et dont les mémoires sont à ces égards, essentielles.

 

« Jean, en t’écrivant ainsi depuis la rive du lac de Van où je me suis baigné sous le soleil, je me suis remémoré les belles journées de mon enfance passées à la mer en famille avec Ginette ta femme et mes cousins Anne et Laurent. C’était pour moi le temps de l’insouciance. Je le conserve précieusement dans ma mémoire.

Je pense aussi à toi parce que depuis quelques années, tu es engagé dans un combat admirable pour ta femme Ginette, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle perd progressivement la mémoire. J’imagine qu’elle ne te reconnait plus, pas plus que Laurent et Anne, vos enfants, ainsi que vos petits-enfants (…) ou alors de manière éphémère. Placée en institution, tu mets tout en œuvre pour maintenir sa dignité. Nous n’en avons que très peu parlé, par pudeur, mais je devine combien doit être douloureux de voir ainsi la femme de sa vie s’envoler dans un autre monde. Un monde sans mémoires.  

Vois-tu Jean, j’ai compris en cheminant aujourd’hui avec toi et Ginette, l’importance capitale de la mémoire. Sans mémoires l’individu perd toute substance.

Ce qui est vrai pour chaque personne, comme pour Ginette, est vrai pour toute société humaine et toute civilisation. Une civilisation qui perdrait sa mémoire serait une civilisation qui perdrait sa substance et finirait par disparaître.

C’est pourquoi Jean, ton combat pour préserver ce qu’il reste de la mémoire de Ginette est vital. C’est un combat juste.

Moi aussi Jean, à ma manière je m’efforce de contribuer -avec beaucoup d’autres- à maintenir en vie les espaces mémoriels du récit arménien. Nous n’en avons que très peu parlé, sans doute par pudeur.

Je t’embrasse et embrasse Ginette de ma part. »

 

En France, dans mon propre pays, certaines personnes bien pensantes me disent : « Arrête-donc avec cette histoire arménienne. C’est du passé. C’était il y a cent ans. Pense à l’avenir. Regarde devant toi et pas derrière. »

Ce qui est amusant c’est que ce sont ces mêmes personnes qui vont à la messe le dimanche et récitent le Notre Père, une prière de deux-mille ans. Ce sont ces mêmes personnes qui regardent le foot à la télé et ânonnent La Marseillaise quand la France gagne (c’est si rare !). Rendez-vous compte, La Marseillaise au XXIe siècle ; ce chant révolutionnaire, cet hymne de la France créé en 1792 ! Quelle modernité.

En réalité, ces prières et ces chants qui portent la mémoire des temps anciens sont des fondements dans nos sociétés. C’est ainsi que se constituent les individus, les pays et les civilisations, grâce à l’héritage du passé. Encore faut-il vouloir l’assumer, ce qui est loin d’être le cas, ici, avec le tabou arménien (…)

Oui, je crois bien que la mémoire est le fondement toute humanité. Une humanité en marche…

A demain.

LE ONZIÈME JOUR

 

Mercredi 22 juillet 2015.

Pour ce onzième jour de marche, j’ai parcouru vingt et un kilomètres cent-quarante en trois heures quarante-huit.

Je suis toujours en route pour Van sur une route toute droite. Il m’arrive parfois de pouvoir progresser en bordure de champ, mais ce n’est pas toujours possible. Le plus souvent c’est donc sur le bitume que j’avance et prenant soin de prévenir les dangers que représentent surtout les camions et les véhicules rapides. Ces deux derniers jours, j’ai vu deux camions renversés. Heureusement sans gravité pour les chauffeurs. Le plus souvent ces sorties de route sont dues à la fatigue. Je dois donc, moi, simple marcheur être particulièrement attentif.

Cette journée de marche ne restera pas comme impérissable dans ma mémoire. Même si mon corps est à présent adapté à la marche (malgré des ampoules admirables), mon psychisme est pollué par les contraintes sécuritaires et la ‘veille’ dont je sais être l’objet. J’aimerai tant gagner d’avantage de sérénité pour approfondir ma quête, mais c’est bien compliqué. Si mon esprit ne parvient pas à atteindre l’intensité recherchée sur une vingtaine de kilomètres quotidiens, à quoi bon me contraindre à en faire cinq ou dix de plus pour respecter le planning que je me suis fixé en France.

Par conséquent, jour après jour j’ajusterai ma progression en fonction de ce qui est utile et nécessaire. C’est l’avantage d’avoir un ‘sherpa’ avec voiture. Ce qui ne m’empêche pas, par réflexe cartésien ou typiquement scolaire, de vouloir compter avec précision les kilomètres parcourus en marchant et de vous en faire part chaque jour.

L’épreuve physique que je m’impose est essentielle. La nature humaine est ainsi faite que c’est à travers le corps que l’homme exprime sa transcendance. Avec notre seul corps et tout ce qu’il comprend de fonctionnel et de spirituel !

« C’est ainsi que tu danses Michel ? » Je veux bien sûr parler de mon ami Michel Hallet-Eghayan, danseur et chorégraphe lyonnais dont la vision va bien au delà de l’art contemporain qu’il incarne, mais explore inlassablement de nouveaux territoires sensoriels, à travers notamment la ‘composition libre’. Il vous en parlera lui-même avec passion lorsque vous le rencontrerez.

« Michel, oui c’est à toi que je m’adresse aujourd’hui. Je t’ai dédié en effet cette journée de marche. Lorsque je te l’ai fais savoir, ce matin même, en t’envoyant un sms, tu m’as alors répondu :

— Il nous faut donc marcher et prier beaucoup pour tenter de comprendre ce qui nous arrive et ce qu’on porte.

J’ai donc voulu cheminer mentalement avec toi pour plusieurs de raisons.

D’abord parce que nos patronymes sont partiellement issus de ce même Karastan (littéralement pays de pierres).

Ensuite, parce que je vois un lien entre ton art, la danse, et ma pratique, la marche. J’ai découvert grâce à toi et grâce à l’une des danseuses de ta Compagnie que la danse est l’art de l’intime entre la Terre et le Ciel.

Le danseur serait ainsi relié au noyau terrestre par ses pieds et au cosmos par son élévation. A ma mesure, Michel, c’est ce que je m’efforce bien laborieusement de vivre moi aussi à travers cette marche. Je cherche à enraciner chacun de mes pas pour être en connexion avec cette Terre et à m’élever vers le Haut par mon élan. Tenter une telle expérience est forcément instructif, là où se sont enracinés les Arméniens, là où ils ont grandi en humanité et en spiritualité, mais aussi malheureusement là où ils ont été déracinés et jetés aux quatre vents (…)

De la même manière que l’on ne danse pas n’importe comment, on ne marche pas n’importe comment. Il y a un devoir d’élégance. Cette élégance du corps et de l’esprit est essentielle pour tenter d’établir ce lien entre l’intime et l’universel.

Michel, quand tu danses, quand tes danseurs évoluent, vous partagez votre art avec le public présent. Moi aussi, vois-tu j’ai un public. C’est sans doute un peu moins sympathique mais ce sont ces automobilistes qui klaxonnent en passant à mon niveau. Ce sont aussi ces villageois qui me saluent de la main, même s’ils ne comprennent pas le sens de mon effort. Ce sont enfin ces enfants qui crient et me demandent de la monnaie !

Un jour viendra, Michel, où tu viendras ici, dans ce pays de mémoire arménienne, présenter avec tes danseurs ‘Le Chant de Karastan’. Cette œuvre est la clé de voûte de ton identité. Arménienne et Universelle. Terrienne et Cosmique. 

Enracinés dans leur pays réel et imaginaire, je crois bien que les Arméniens ont une aspiration naturelle vers l’infiniment grand. Que l’on croit au Ciel ou que l’on n’y croit pas. Les Arméniens seraient-ils donc tous des danseurs ? Qu’en dis-tu Michel ? »

Bon, pour finir cette journée, une histoire drôle. Alors que je marchai à travers champ, je vis des meules de foins soigneusement posées les unes à côté des autres. On aurait dit des morceaux de ‘khadaïf’ alignés dans un plat. Les vermicelles enroulés de cette succulente pâtisserie ressemblaient aux rouleaux d’herbes sèches.

Cela me rappelle bien des souvenirs d’enfance avec grand-mère Aravni. Les plats succulents qu’elle préparait. Les dîners que nous partagions avec toute la famille. Les doigts collants de sucre que nous nous faisions un devoir de lécher bien soigneusement. Le café arménien dans lequel, parfois, grand-mère lisait notre avenir. Elle y trouvait immanquablement de l’amour et de l’argent. Y auraitY aurait-il un lien entre cette géographie locale que je parcours et la mémoire culinaire des Arméniens ? Je vous laisse répondre.

Bon appétit…