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Monthly Archives: August 2015

LE TRENTE-SIXIÈME ET DERNIER JOUR

Dimanche 16 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Je vous écris de Lyon où je suis revenu hier et où s’achève ce pèlerinage que je n’imaginais pas clore ainsi.

Souvenez-vous au premier jour de cette marche, j’avais alors écrit : « Je rêve que soit mis un terme à la malédiction du passé qui a vu couler tant de larmes sur les joues de mon grand-père Garabed. Pas à pas, nous pouvons, même cent ans plus tard, agir pour un meilleur avenir. C’est tout le sens de cette marche. Pas après pas… »

Trente cinq jours plus tard et mille kilomètres plus loin, mon arrivée à Diyarbakir / Dikranaguerd en l’église Sourp Guiragos le dimanche 16 août 2015, aurait dû être l’aboutissement de ce cheminement.

Je devais y parvenir avec mon compagnon d’aventure Jacques Avakian qui m’avait rejoint le 2 août à Mouch ainsi qu’avec Sylvie, mon épouse et mes enfants Herminé et Zadig, qui devaient me rejoindre le 13 août et achever ce parcours avec moi.

Des centaines et même des milliers d’autres personnes devaient également être présentes en ce jour de l’Assomption et de la bénédiction du raisin pour témoigner de cette vie renaissante, pour dire le droit d’un « retour possible », pour rappeler que la justice est une aspiration humaine légitime, et pour réaffirmer que l’espérance est une exigence universelle et intemporelle.

La somptueuse église Sourp Guiragos, si merveilleusement restaurée et rendue au culte il y a quelques années, était le lieu idéal pour célébrer cette foi en l’avenir là où cent ans auparavant tout n’était que ruines, cendres et désespoir.

 

Le rêve était-il trop beau ?

Vingt-deux jours après mon départ d’Ani la marche a été interrompue. Je n’ai parcouru que quatre-cent-dix kilomètres, soit à peu près cinq-cent-mille pas (…) Jacques n’en n’a pas accompli un seul ! Sylvie, Herminé et Zadig sont demeurés à la maison. Les pèlerins d’Istanbul, de Yerevan, de Paris et de Los Angeles sont restés sur leurs planètes respectives. La grande célébration du renouveau n’a pas eu lieu.

Alors ai-je eu tort d’imaginer qu’un avenir était possible ? Ai-je eu tort de le partager ? Je vous laisse juge, pour autant que vous soyez certain de l’avenir qui s’ouvre devant vous. J’en laisse juge Celui qui Sait et qui Peut, pour autant qu’Il soit. Moi, je pense que seul l’espoir fait vivre. S’il n’était cette fenêtre ouverte dans le désert de ma vie, je crois bien que celle-ci ne serait que néant.

Alors, non, je ne regrette rien. Ni d’avoir imaginé cette marche, ni même d’avoir été contraint de l’interrompre. Ni d’avoir associé Jacques qui n’a marché que dans sa tête. Ni même d’avoir tenté de faire venir ma famille qui n’a vécu cette expérience vitale qu’à travers le récit quotidien que j’en ai fait.

Au fond, les entraves et les obstacles qui se sont dressés tout au long de cette marche et de ce pèlerinage révèlent les plaies qui rongent cette société et le chemin de guérison que ce pays doit encore accomplir s’il veut sortir de la malédiction qui le poursuit depuis cent ans. Cette malédiction qu’il a lui-même inventée et qu’il voudrait encore dissimuler sous le voile impudique de sa suffisance et de son arrogance. Cette malédiction qu’il imagine pouvoir effacer aussi sûrement qu’on gomme les gens, les nuages, les oiseaux, le soleil et les maisons sur des dessins d’enfants. Cette malédiction qui s’infiltre dans les palais des puissants et les chaumières des paysans, dans les montagnes et les vallées, dans l’eau des lacs et les racines des arbres, dans les livres et les journaux, dans l’histoire falsifiée et les mémoires interdites, dans les arts et les sciences, dans les cimetières et les mosquées. Cette malédiction est un poison qui pollue lentement et continuellement les sens et les consciences, les cœurs et les corps. Elle fait le lit de la violence, de la méfiance, de la peur et de la désolation.

Cette malédiction a été rédigée avec des plumes de fer trempées dans le sang des Arméniens, des Syriaques et des Chaldéens.

Jetés aux oubliettes d’un Empire ottoman en pleine décomposition, les fantômes de ce passé honni surgissent du néant dans lequel ils ont été plongés.

Cette malédiction n’a pas commencé en 1915 avec la « solution finale » inventée par ce sinistre ministre de l’intérieur Talaat Pacha et son clan de fanatiques. Elle a été précédée de massacres inouïs en Cilicie en 1909, mais aussi à Constantinople et en Anatolie lors des terrifiants massacres du Sultan Abdul Hamid II que la France de l’époque, déjà solidement rompue aux promesses et renoncements de son gouvernement, avait si mollement condamné pour protéger ses alliances tactiques. Témoin humaniste et visionnaire de son temps, prophète d’une juste paix qu’il défendit jusqu’à son assassinat le 31 juillet 1914, Jean Jaurès avait tenu un discours prémonitoire le 3 novembre 1896 à la tribune de la Chambre des députés. Jeune parlementaire de 37 ans, il avait alors prononcé un long plaidoyer pour sauver l’Arménie, accusant très violemment le Sultan et pointant avec sévérité les responsabilités de la France et de l’Europe en ces termes : « Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné. »

 

Vingt ans avant le génocide tout était dit. Cent ans après tout est identique. La désolation se poursuit. Pour les enfants des bourreaux,  le seul moyen d’en finir avec cette malédiction c’est d’entrer dans un chemin de repentance. Pour les enfants des victimes, cette exigence de repentance est un chemin de résilience pour en finir avec ce traumatisme. C’est au croisement de la repentance des uns et de la résilience des autres que nous en finirons avec l’affliction des uns et la malédiction des autres. C’est au croisement de la repentance et de la résilience que se dessine le futur. C’est ce croisement que j’ai cherché tout au long de cette marche et de ce pèlerinage.

 

C’est au croisement de la repentance et de la résilience que se situe la dédicace de ce dernier jour :

 

« Ahmet, c’est à toi que s’adresse à présent cette lettre. Toi, mon guide, tu m’as aidé à m’accomplir et à me dépasser tout au long de cette marche et de ce pèlerinage. Tu m’as aidé à me révéler à moi-même. Tu as souvent cherché à résoudre mes questions même s’il n’y a pas encore de réponses. Tu m’as aidé à combattre mes doutes autant que mes certitudes. Tu m’as aidé à aller au plus profond de moi pour que je puisse élargir mon champ de vision. Tu m’as protégé contre les intriguants, les activistes et les manipulateurs dont tu connais si bien le pouvoir de nuisance. Toi, Ahmet, mon guide et mon kurde, tu m’as ouvert les yeux sur la malédiction centenaire qui frappe tes frères en humanité. Tu as été aussi sévère que tendre dans tes jugements, ouvrant ainsi un chemin de vérité

Moi, j’ai essayé de t’apporter un peu de lumière dans l’ombre d’une histoire niée et enfouie. Je t’ai raconté l’histoire des mes aïeuls et de ceux de Sylvie ta cousine ‘vanétsie’, comme tu aimes tant me le dire. Je t’ai partagé ma compassion pour les souffrances actuelles des enfants de cette terre. Je t’ai partagé mes prières pour que sèchent les larmes des innocents et pour que règne enfin une juste paix et une démocratie sincère.

Je crois bien Ahmet que nous sommes parvenus à ce carrefour salutaire de la repentance et de la résilience. Nous sommes à présent en communion. Qu’importe que tu sois kurde et moi arménien. Cela pourrait être l’inverse. Nous parvenus à nous rencontrer comme des êtres humains, capables de compassion et liés par l’amitié. 

Ahmet, pour tout ceci, merci. »

 

Puisque le temps de nous quitter est arrivé, je cède cette plume à mon compagnon d’aventure, Jacques Avakian.

 

« Ces jours passés en Arménie historique, en mon arménité, ont permis au petit garçon que j’étais au Liban et qu’un jour de Juillet 1972 j’avais du laisser de côté pour venir en France; de se retrouver en moi et de me rejoindre pour accomplir ce beau voyage.

Ce petit garçon durant ces quelques jours a vu de ses yeux et touché de ses mains l’histoire de sa nation que ses instituteurs et parfois sa Maman, lui avait contée.

A travers ces monuments qui malgré ces périodes de douleurs ont traversé des siècles en se battant pour être debout, debout comme nous. Et même s’ils sont perdus au milieu de paysages où flottent encore les âmes de ceux qui ont disparu, ces monuments de pierres ont en leur sein un cœur à toute épreuve. Je les ai touchés, je les respirés ; ils m’ont parlé, ils m’ont regardé. On ne se quittera plus.

Ce petit garçon a soudain grandi et a quitté son banc d’école. Il n’est plus l’enfant que j’ai laissé dans le pays d’accueil de mes arrières et grands-parents aussi.

Au fur et à mesure que mes pas se posaient, soulevant la poussière de cette terre qui jadis appartint à mes ancêtres, et en levant mes yeux sur ces cathédrales qui virent prier tant de ceux dont je porte les gènes, j’ai réuni en moi ma part d’Arménien par mes racines, et cette autre part que l’exode avait fait de moi, un exilé. Maintenant je ne suis qu’un. Ma moitié historique est en osmose avec mon autre moitié de réfugiée.

Que dire aussi de ces vagues d’émotions  ressenties en touchant les pierres de l’église Sourp Guiragos à Diyarbakir où Dikran nous a raconté comment en 2012 il s’est converti au christianisme. Que dire de ces pierres de l’église Sainte Croix sur l’île d’Aghtamar où, avec Pascal, nous avons prié pour nos proches, pour nos chers disparus et pour ceux qu’on aime. Que dire enfin de ce site fabuleux qu’est la citadelle d’Ani…De toutes ces émotions, il en est ressorti un sentiment d’humanité, ce sentiment qui vous donne envie d’avoir un regard bienveillant, qui vous fait chercher des mots de paix, des mots de tendresse qui vous rendent aussi impatient tant on a envie de les dire à ceux qu’on aime et de voir dans leurs yeux ce sentiment de bien être que seuls des mots d’amour savent faire naître.

Durant ce voyage, j’ai fait ma communion avec moi-même. J’ai pris conscience de ce que je pourrai apporter aux autres. J’ai aussi pris conscience de la fragilité des choses, que nous sommes éphémères, que du jour au lendemain nous pouvons être balayés de l’existence.

Alors, à chaque instant que nous respirons, à chaque jour où nos émotions rythment les battements de nos cœurs, à chaque fois que nos yeux voient les yeux de ceux que nous aimons, chaque fois que nos paroles sont entendues, ou que nous entendons celles des autres; semons l’amour et récoltons ensemble avec nos cœurs et nos mains nues, leurs fruits.

Merci Pascal mon frère d’esprit qui a su faire évoluer le mien, dont la richesse de tes connaissances m’a aussi permis de mieux m’imprégner de ce voyage. Merci Ahmet mon frère kurde qui a veillé sur nous. A travers toi, j’ai appris que nous ne sommes pas seuls à nous battre pour la justice et la reconnaissance. Les gens comme toi qui ont compris notre douleur nous apportent un certain soulagement laissant ainsi plus de place pour notre quête.

Merci à la vie. »

 

Avant que ne s’achèvent ces chroniques quotidiennes, j’aimerais à présent remercier toutes celles et ceux qui m’ont apporté leur soutien sous quelque forme que ce fut. Par vos pensées, vos prières et vos contributions diverses et variées, vous m’avez porté dans cette marche pour la vie et la justice. Vous m’avez soutenu pas après pas, kilomètre après kilomètre, jour après jour. Vous m’avez également porté lorsque cette marche devint impossible à poursuivre de sorte que le marcheur immobile que j’étais devenu continua pérégriner dans le sillon de l’histoire. Grâce à ce lien précieux qui nous unit, j’ai trouvé la ressource et la joie nécessaires pour continuer à vous écrire. L’arrivée de Jacques au moment le plus décisif m’a permis de ne pas sombrer dans la rancœur de cet abandon forcé et m’a donné au contraire la force nécessaire pour poursuivre mon cheminement. Dès lors, nous vous avons porté ensemble dans notre méditation et notre recueillement. Nous avons porté vos aïeuls et vos enfants, unis dans un même temps qui relie le passé, le présent et le futur de notre humanité.

 

La vie est belle.

Pascal Maguesyan

 

LE TRENTE-CINQUIÈME JOUR

Samedi 15 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Comme le fit jadis Le Petit Prince, j’ai profité « d’une migration d’oiseaux sauvages » pour revenir en France. Comme fait exprès j’ai atterri à Saint-Ex. C’est ainsi que l’on parle de l’aéroport Lyon Saint-Exupéry.

Si je ne crois pas au destin parce que tout serait écrit d’avance et n’aurait donc aucun intérêt à être vécu, en revanche j’aime bien le hasard et je crois volontiers aux coïncidences que l’on provoque consciemment ou non ?

Alors Le Petit Prince, les oiseaux sauvages et Saint-Ex, c’est sûrement le hasard d’une plume qui glisse sur le papier à la recherche de quelques sourires.

Pourtant, si j’ajoute que dans Le Petit Prince, Antoine de Saint Exupéry parle aussi d’un « astronome turc » qui a découvert « l’astéroïde B 612 » et d’un « dictateur turc » qui « imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’Européenne », là vous vous direz : quelle coïncidence !

Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi que je vous dise que j’ai changé de planète. Comme Le Petit Prince.

Quand je vous dis qu’il n’y a pas de hasard mais juste des coïncidences.

 

La planète que j’ai quitté est un territoire en « presque guerre » où sévissent des intriguants qui brandissent des drapeaux noirs et sèment la terreur sur commande dans certains pays de la région, des activistes qui descendent de leurs montagnes et sortent les mitraillettes à la moindre provocation, des manipulateurs très bien habillés « à l’Européenne » et qui sous leurs jolies cravates cachent des intentions misérables.

La planète que je retrouve, celle où je vis depuis toujours, est à présent un territoire « sans guerre » où les gens adorent se chamailler pour quelques pruneaux et se plaisent à grogner pour tout et surtout pour rien.

C’est sur cette petite planète qu’ont débarqué en 1926 mes grands-parents Garabed et Aravni. Ils avaient un drôle de passeport sur lequel était écrit dans la langue de Saint-Ex « sans retour possible » ? ! La planète d’où ils venaient, c’est celle dont je vous parle depuis trente-quatre jours. C’est cette planète en « presque guerre » qu’ils ont été contraints de fuir en toute hâte en ce si beau mois d’avril 1915 parce que c’était l’enfer et que les intriguants, les activistes et surtout les grands manipulateurs de l’époque étaient encore plus cruels, fourbes et paranoïaques que ceux d’aujourd’hui. Ces semeurs de larmes et de sang avaient décidé que les gens comme Garabed et Aravni n’avaient plus le droit de vivre sur cette planète. Ils avaient aussi décidé qu’ils n’avaient plus le droit de vivre du tout ! Et si par miracle certains devaient survivre, comme Garabed et Aravni, ils n’auraient jamais plus le droit de revenir chez eux. C’est ainsi que cela s’est passé. Un million et demi de morts et des miraculés « sans retour possible » !

Sur la petite planète où Garabed et Aravni ont finalement débarqué onze ans après le grand drame -cette planète où je suis né-, des manipulateurs si bien habillés et au verbe si doux ont recouvert cette ignominie d’un voile diplomatique obscène et l’ont enduit d’un parfum d’altruisme nauséabond, tirant quelque profit de cette histoire tragique et macabre.

Et bien moi, malgré les égorgeurs, les hypocrites et les tartuffes, j’aime bien ces deux planètes, celle où je suis né et celle d’où je rentre. Les myosotis qui y poussent auront toujours raison des misérables qui les souillent.

En revanche, je n’aime pas du tout ce qui était écrit sur le passeport de mes grands-parents : « sans retour possible ! ».

C’est pour cela que j’y suis retourné cent ans plus tard. C’est pour cela que j’y ai pérégriné. A Garabed et Aravni, à celles et ceux qui ont connu le même calvaire, à celles et ceux qui ont péri ou survécu, à leur ascendants comme à leurs héritiers, aux êtres d’ici-bas comme à ceux d’au-delà, à celles et ceux qui espèrent comme à celles et ceux qui désespèrent, je voudrais juste partager cette pensée qui m’a conquise aux dernières heures de mon cheminement :

Le pèlerin habite la planète qu’il sillonne comme le berger habite celle où broutent ses moutons.

Voilà pourquoi sur Le chemin de Guiragos, un jour prochain nous serons si nombreux. Nous serons innombrables.

Voilà pourquoi j’en suis convaincu « le retour est possible. » Tout est possible, surtout l’improbable et plus encore l’incroyable. Ce n’est même pas une question de temps. Les astrophysiciens nous l’enseignent depuis si longtemps : le temps n’est rien.

 

A demain sur mes deux planètes…

LE TRENTE-QUATRIÈME JOUR

Vendredi 14 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Dimanche s’achèvera cette marche pour la vie et la justice. C’est le moment de poser la question qui brûle tant de lèvres ?

Cent ans après le génocide des Arméniens, la Turquie est-elle enfin prêtre à se confronter à son passé ? La réponse est finalement assez simple et malheureusement trop évidente : « non ». Il serait plus juste de dire : « non, mais… »

Est-ce le « non » qu’il faut retenir ou le « mais » qui mérite toute notre attention ? Voici quelques éléments d’appréciation que j’aimerais vous partager. Je viens de les publier dans Terre Sainte Magazine. Les voici ici reproduits :

 

 

Ce n’est qu’une toute petite flamme qui s’ébroue sur sa bougie, mais elle brûle d’un immense espoir de justice. Elle brûle pour les victimes sans sépultures du génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens-Syriaques. Elle brûle dans le coeur des descendants éparpillés dans le monde entier. Elle brûle dans les consciences d’une société civile qui, en Turquie, s’éveille lentement après un siècle de silence et de déni. Cette petite flamme si vulnérable s’est propagée cette année dans plusieurs villes et villages de Turquie, où ont été commémorées vendredi 24 avril 2015 les 100 ans de la mise à mort d’une civilisation.

A Van, Bitlis, Diyarbakir, Ankara (…) et bien sûr à Istanbul, là où tout a commencé le 24 avril 1915 avec la première rafle d’intellectuels arméniens, cette petite flamme était partout visible, portée par des milliers de personnes, posée sur le sol, reproduite sur des affiches, des livres et des journaux. Cette petite flamme est apparue il y a 10 ans, d’abord dans des espaces clos – comme à l’abri du vent- et depuis 5 ans dans l’espace public – comme prête à braver le gros temps. « Chaque année, depuis 5 ans, nous sommes un peu plus nombreux. Chaque année cela devient un peu plus légitime aux yeux du peuple. C’est un exercice sociétal et politique. C’est aussi un exercice de mémoire que cette société civile commence à réaliser. Petit à petit nous voyons les fruits de ce combat. Certes, c’est peut-être encore très peu, mais c’est le tout début d’une grande marche dans un pays qui a nié si longtemps le génocide et sa mémoire. » L’homme qui parle ainsi se nomme Ali Bayramoğlu. Journaliste et professeur de sciences politiques, il voit progressivement les étudiants et les médias évoluer, tout en observant « la schizophrénie » de l’Etat turc. « D’un côté, il fait des bonds et nie lorsqu’on parle de génocide. De l’autre, dans certains discours le mot est sur le bout de la langue. » Cette schizophrénie, que nombre d’Arméniens considèrent être de la duplicité, était particulièrement sensible à Istanbul ce 24 avril, le jour même de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens. Certes, le ministre turc des affaires européennes, Volkan Bozkir, a assisté à la messe de requiem célébrée au patriarcat arménien; ce qui en soi est inédit. Certes, il a assuré devant les caméras du monde entier respecter « les souffrances vécues par nos frères Arméniens. » Certes, un message du président Erdogan « partageant les douleurs subies par les Arméniens » a été lu au cours de l’office par le vice-patriarche Aram Ateshyan. Pour autant, Ankara a pesé de tout son poids sur le patriarcat arménien pour que cette messe soit officiellement célébrée en mémoire des « victimes de la première guerre mondiale. ». Ce procédé négationniste par dilution est certes basique, mais il est de plus en plus utilisé à mesure que les reconnaissances du génocide se multiplient dans le monde entier. De ce point de vue, la résonnance universelle des mots du pape François, le 12 avril à Rome, qualifiant « cette effroyable et folle extermination » comme « le premier génocide du XXe siècle », puis la déclaration du président allemand, Joachim Gauck, le 23 avril à Berlin, reconnaissant le « génocide » des Arméniens ainsi qu’une « une coresponsabilité et même potentiellement une complicité » allemande, ont provoqué la fureur du gouvernement turc, mais elles ont aussi conforté et même consolidé les initiatives des acteurs civiques et des organisations de défense des droits de l’homme impliqués en Turquie dans ce combat pour la vérité, la justice et la réconciliation.

Pour que la vérité soit dite publiquement dans cette Turquie prisonnière de son passé, il aura tragiquement fallu le meurtre du journaliste arménien Hrant Dink, abattu le 19 janvier 2007 devant le siège de l’hebdomadaire AGOS qu’il avait fondé 10 ans auparavant et dont l’audience ne cessait de se développer. A travers ses écrits, il incarnait le combat contre les injustices, les extrémismes et le négationnisme du génocide des Arméniens. Fondateur d’Anadolu Kültür, Osman Kavala estime que « ces vingt dernières années et particulièrement au cours des dix dernières, il y a eu de très sérieux changements sur la question des minorités aussi bien dans la société civile que dans la sphère publique. Il y a maintenant une plus grande ouverture. L’assassinat de Hrant Dink a généré une nouvelle énergie, une nouvelle demande de justice qui pousse aussi les gens à regarder le passé d’une manière différente avec plus d’esprit critique et plus d’objectivité. ». A travers sa fondation, grâce aux échanges culturels et artistiques, Osman Kavala s’efforce de promouvoir « les droits de l’homme, la compréhension mutuelle et la réconciliation entre les communautés affectées par les conflits du passé ». D’ailleurs, Anadolu Kültür a très largement contribué au programme des commémorations du centenaire, à Istanbul, en organisant, le 22 avril un concert « en mémoire des intellectuels arméniens envoyés à la mort en 1915 ». Ce fut une soirée bouleversante pour les milliers de spectateurs présents autant que pour les artistes arméniens, turcs, européens et américains. L’un d’eux, le musicien et compositeur arménien des Etats-Unis Ara Dinkjian se devait d’être présent en Turquie, à Istanbul, pour ce centenaire. Célèbre joueur de oud mondialement connu, Ara plaide la nécessité du dialogue, ici, en Turquie. « La vérité est notre seul espoir. J’ai bien conscience que la vérité peut être douloureuse et éprouvante, comme ce fut le cas aux Etats-Unis sur le sort des Indiens et sur le traitement des Noirs, mais nous devons affronter la vérité afin de préparer un meilleur avenir pour la prochaine génération. C’est ce que je ressens en tant qu’Américain, en tant qu’Arménien et tout simplement en tant qu’être humain (…) ».

A l’initiative d’une plateforme d’associations turques, européennes et américaines, des actions et manifestations publiques se sont déroulées à Istanbul tout au long de cette journée commémorative du 24 avril. Ainsi l’IHD, l’association turque des droits de l’homme s’est particulièrement investie sur les mobilisations organisées devant la prison où ont été internés les intellectuels arméniens raflés le 24 avril 1915, puis devant la gare orientale Haydarpaşa d’où ils ont été déportés. Les manifestants exhibaient les portraits des intellectuels déportés et des pancartes exigeant « reconnaissance, repentance et réparation ». La prison de l’époque est aujourd’hui le Musée des Arts turcs et islamiques ! Qui aurait pu imaginer il y a seulement quelques années, voir et entendre des Turcs, des Kurdes, des Syriaques, des Alévis et des Arméniens du monde entier, revendiquer ensemble haut et fort la vérité et la justice, sous la surveillance de la police turque ? Ayşe Günaysu est la grande figure de l’IHD à Istanbul. Elle mène ce combat avec clairvoyance et dénonce les discours pseudo-progressistes sur la douleur partagée : «  La Turquie est le lieu où le génocide a été commis. Nous, ici, nous sommes les petits-enfants des criminels (…) Nous, Turcs, nous devrions ressentir de la honte. Si nous parlons de douleur commune nous ne pouvons pas ressentir cette honte, nous l’évacuons. (…) Le combat contre le négationnisme est très compliqué. Il ne vise pas seulement le négationnisme écrasant du gouvernement, mais aussi ce négationnisme fin qui est à l’œuvre dans 95 % de la société. Vous ne pouvez pas imaginer l’atmosphère de déni dans laquelle vivent les 60 000 Arméniens de Turquie. Tout Arménien doit ici avoir également un nom turc pour son travail et ses affaires ! » C’est dans cette atmosphère de peur et de déni qu’un jeune conscrit arménien, Sevag Balıkçı a été tué dans son régiment le 24 avril…2011 ! Face à de tels crimes et humiliations persistantes, une génération de jeunes Arméniens de Turquie s’élève. L’association Nor Zartong (Nouveau Réveil) porte cet espoir. Particulièrement visible au cours de ce 24 avril lors du rassemblement sur l’avenue Istiklal, ces jeunes Arméniens ont rejoint les milliers de manifestants réunis en un sit-in recueilli devant le Centre Culturel Français. Remontant l’avenue depuis le lycée Galatasaray, ils clamaient fièrement « Nous sommes là ! » sous les acclamations et les pleurs de la foule.

 

 

J’aimerais à ce propos offrir la dédicace de ce trente-quatrième jour aux Arméniens d’Istanbul et à travers eux à ce jeune homme que je ne connaissais pas Sevag Şahin Balıkçı.

 

« Sevag, je me suis rendu sur ta tombe, à Istanbul, au cimetière arménien de Şişli le vendredi 24 avril 2015. Il faisait si beau ce jour-là. Il y avait tant de fleurs.

Je n’étais pas seul. Nous étions des centaines, rassemblés autour de la dalle de marbre blanc sous laquelle repose ton corps.

Si tu savais comme j’étais ému de te découvrir ici. Nous étions tous tellement émus. J’ai aperçu tes parents. Ils étaient tellement entourés. Je n’ai pas osé les déranger.

 

Nous ne nous connaissions pas Sevag. Nous n’avons jamais partagé le thé. Nous n’avons jamais ri ni pleuré ensemble. Nous n’habitons pas le même pays. Tu vivais à Istanbul, en Turquie. Moi, à Lyon en France. Nous n’avons pas échangé le moindre courrier.

Nous sommes pourtant liés par une langue antique, des écrivains oubliés, des contes méconnus, des pierres brisées, des villages rasés, des églises en ruines, des charniers interdits, des mots prohibés (…) Nous sommes liés par un combat qui nous arrache le coeur.

 

Tragiquement, ton coeur a cessé de battre Sevag le 24 avril 2011. Tu venais d’avoir 25 ans au tout début du mois. Tu as été assassiné dans la caserne de Kozluk, près de Batman, où tu effectuais ton service militaire obligatoire. Ton meurtrier, Kıvanç Ağaoglu, était comme toi un jeune conscrit. Il t’a abattu, comme on tire un lapin, d’une balle dans l’abdomen.

Il a fallu quatre ans de procédure judiciaire pour que ton assassin soit condamné, en mars 2015, à quatre ans et demi de prison pour « homicide involontaire ».

 

Involontaire ? Tu as été tué le jour même où les Arméniens commémorent dans le monde entier le souvenir écœurant du génocide !

Involontaire ? Les liens de ton meurtrier avec un mouvement raciste ultranationaliste ont été révélés !

Involontaire ? Tu avais confié à ta petite amie les menaces de mort dont tu avais été l’objet, parce que tu étais arménien !

Involontaire ? Je n’en crois rien. C’est pourtant ce que les autorités militaires, politiques et judiciaires s’efforcent de faire croire.

J’imagine le calvaire que traversent tes parents Ani et Garabed, ainsi que ta sœur Lena, qui doivent avaler ces mensonges officiels depuis ta disparition.

 

Sevag, ta photo était portée très haut ce 24 avril 2015 à Istanbul par des milliers de personnes qui faisaient mémoire publiquement du génocide des Arméniens. Ton doux visage accompagnait ceux des intellectuels arméniens d’Istanbul arrêtés le 24 avril 1915, déportés et assassinés…comme toi.

Sevag, je réalise aujourd’hui, cent ans après le génocide, que les Arméniens de Turquie vivent encore avec une épée de Damoclès au dessus de leur tête. Ils vivent dans le déni de leur histoire et de leur identité. Ils vivent dans le déni de ta propre mort. Pourtant, depuis quelques années des Turcs courageux s’efforcent de te rendre justice et de rendre justice aux Arméniens. A mains nues, ils affrontent les démons de la haine. Puissent-ils vaincre. Pour toi, pour les Arméniens, pour l’humanité. »

 

A demain.

 

LE TRENTE-TROISIÈME JOUR

Jeudi 13 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Je vous écris aujourd’hui du monastère de la Sainte Croix de Varak, plus communément appelé Varakavank. En arménien, le suffixe vank signifie monastère.

Nous sommes ici dans le village de Bakraçlı sur une colline du mont Varak, à dix kilomètres à l’est de Van.

Il ne reste plus grand chose de cet immense domaine monastique. Toutefois de nombreuses photographies anciennes et actuelles ainsi qu’une riche documentation technique et historique sont accessibles sur le site internet du Collectif 2015 de l’Union Internationale des Organisations Terre et Culture. Le monastère de la Sainte Croix de Varak y est numéro un sur la liste des Cent Biens Nationaux et Monuments Arméniens Donnés en Exemple au titre de ce processus qui vise la justice et la réparation. Croyez-moi, quand vous découvrirez ce site vous ne pourrez plus le lâcher. Vous aurez le sentiment d’avoir pénétré dans une machine à remonter le temps. Vous y découvrirez comme si y étiez les traces visibles d’une civilisation fantastique.

Le monastère de la Sainte Croix de Varak est lié à l’un des épisodes fondateurs de l’évangélisation de l’Arménie. Il s’agit des Saintes Vierges Hripsimiènnnes et de leur martyre en Arménie. Fuyant la convoitise de l’empereur de Rome Dioclétien, Hripsimé, Gayané, et leurs 32 compagnes d’infortune se refugient en Arménie pour y vivre leur foi. Découvrant cette communauté chrétienne, le roi d’Arménie Tiridat IV tombe éperdument amoureux de Hripsimé qui rejette toutes ses avances. Fou de rage, il lui fait subir le martyre avant de la mettre à mort en l’an 301. Tombé en dépression au point de sombrer dans la lycanthropie, Tiridate ne doit son salut qu’à Saint Grégoire l’Illuminateur qui, lui-même martyrisé et jeté dans une fosse profonde depuis de nombreuses années, est finalement extrait de son gouffre et parvient à guérir le roi qui décide dès lors de convertir le royaume d’Arménie au christianisme.

La tradition rapporte que Hripsimé et ses compagnes ont séjourné au mont Varak et y ont déposé une relique de la Croix du Christ. C’est ainsi que Varak est devenu au fil des siècles un des monastères les plus importants de l’histoire arménienne.

Maintes fois pillé par les envahisseurs, souvent endommagé par des tremblements de terre (dont le dernier en 2011), déserté quelques années au XVIIIe siècle, le monastère de Varak est finalement réhabilité et agrandit au point de retrouver sa splendeur et son aura spirituelle et intellectuelle. A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’au génocide, le déclin de Varakavank devient irréversible. Après l’anéantissement des Arméniens, Varakavank est dévasté. Les pierres du monastère sont comme partout ailleurs réemployées pour l’habitat local.

De cette épopée bimillénaire, il reste aujourd’hui une ruine chancelante. On peut encore pénétrer dans le narthex Saint Georges et accéder à l’église Sainte-Mère de Dieu, mais pour combien d’années encore ? Tambours et coupoles sont quasiment totalement effondrés. Des peintures murales sont encore visibles mais les salpêtres rongent les murs et le mortier.

Mehmet est le gardien des lieux. C’est son métier. Il habite juste en face du narthex, de l’autre côté d’une petite place ou stationnent les véhicules et les cars de touristes. C’est lui qui possède la clé du cadenas. Cette clé qui ouvre et qui referme deux mille ans d’histoire arménienne. Mehmet sait-il seulement ce que cette clé signifie ?

Mehmet entretient sa petite affaire sans trop d’efforts. Dans le narthex est installée une table avec un livre d’or rempli de dédicaces en langue arménienne. Une boîte à sous permet de recueillir les oboles qu’il empoche. Quelques photos froissées sont placardées sur les murs. Des objets artisanaux sont en vente. Les visiteurs peuvent librement brûler de l’encens et des bougies au pied de l’autel dans l’église Sainte-Mère de Dieu.

Alors que je me trouvais dans l’église est arrivé un groupe de pèlerins arméniens venu de Yerevan. Ils sont venus prier et faire quelques photos. Comme tous les autres touristes. Comme moi-aussi d’une certaine manière… C’est étrange de ne pouvoir regarder son histoire qu’à travers des ruines ! C’est étrange d’être ainsi confronté au spectre de l’anéantissement dans un Etat qui cultive pourtant la négation du Crime !

 

Si je vous parle tant de ces monastères en ruines, c’est parce que c’est tout ce qu’il reste de la civilisation arménienne des provinces orientales de l’ancien Empire ottoman.

Si je vous en parle tant, c’est aussi parce que les monastères n’étaient pas seulement des centres spirituels. Chaque monastère disposait d’un vaste domaine agricole. Les moines étaient aussi des professeurs. Ils maîtrisaient les langues, l’écriture et les sciences qu’ils enseignaient à leurs élèves. Dans presque tous les monastères il y avait un scriptorium et une bibliothèque et parfois aussi des ateliers d’art. Les monastères étaient tout à la fois des écoles et des universités. Ils constituaient aussi des lieux de vie pour les enfants, les orphelins et les familles. On venait y chercher le réconfort et l’aide souvent indispensables dans les situations de crise.

C’est tout cet univers qui a été liquidé en 1915. C’est tout cet univers qu’il nous faut comprendre et venir voir ici, à la source. Tant que c’est encore possible ! Non pas pour nous lamenter pour l’éternité, mais pour découvrir au plus profond de nous-même ce qui nous porte vraiment en tant qu’être humain, les valeurs que nous prétendons incarner et les combats que nous voulons mener. La destruction planifiée et totalement accomplie de la civilisation arménienne sur sa terre nourricière est un cas unique dans les annales de l’histoire. C’est un arrachement irréversible pour les Arméniens. C’est aussi une catastrophe pour l’humanité.

Le monde a su le sort des Arméniens et n’a rien fait. Le monde a su la Shoah et a laissé faire. Le monde a su Hiroshima et joue encore avec l’atome. Le monde sait plus qu’il n’en faut mais rien n’y fait. C’est donc en tant qu’être humain qu’il nous faut porter cette exigence universelle de repentance, de justice et de réparation.

 

A demain.

LE TRENTE-DEUXIÈME JOUR

Mercredi 12 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui de Van, mon camp de base pour chacune de mes expéditions mémorielles.

Vous me permettrez aujourd’hui de m’adresser directement à mon fils Zadig. C’est son anniversaire. Il n’y a rien de plus important à cet instant que de lui dire combien je l’aime.

« Zadig, j’aimerais avant tout te dire combien je suis triste de ne pouvoir être avec toi, aujourd’hui. Tu devais me rejoindre demain pour achever en beauté cette marche vers Sourp Guiragos. C’est à présent impossible.

 

J’aimerais aussi à travers ces mots te dire combien je sais qu’il peut être difficile pour un jeune-homme de ton âge de porter un prénom si fort et engageant. Ce prénom est arménien, mais il est aussi juif, araméen, arabe et kurde. En un mot c’est un prénom fantastique.

Dans les langues des pays que j’ai traversés, ton prénom Zadig signifie à peu près la même chose de l’ordre de la sagesse, la justice, la vérité, la lumière (…) Ces harmonieuses variations ne sont pas pour me déplaire, bien au contraire. J’espère qu’il en est de même pour toi ?

 

En arménien Zadig signifie Pâques. C’est cette tradition que tu portes depuis que tu es venu au monde. Dans la tradition chrétienne arménienne Zadig symbolise le temps de la résurrection de Jésus. Zadig est le chemin qui conduit des ténèbres de la mort à la lumière de la vie.

En hébreu Zadig (Tsaddik) signifie Juste. Ce prénom très important dans la tradition judaïque et l’histoire biblique juive est également employé depuis 1953 pour désigner « Les Justes parmi les nations ». Les Justes sont ces personnes très courageuses qui, au risque le leur propre vie, ont sauvé des Juifs pendant la Shoah. Cette distinction est délivrée par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem. A ce jour 25 685 Justes issus de 51 nationalités ont ainsi sauvé des centaines de milliers personnes.

 

Dans les grands textes de la littérature universelle Zadig est connu pour susciter l’admiration.

Dans le livre de la Genèse, il est fait mention de Melkisédek est un grand roi juste, contemporain d’Abraham. Si l’on décompose ce nom Melki (Mélik) signifie roi et Sédek (Zadig) signifie juste.

Quelques milliers d’années plus tard, c’est dans un conte philosophique de Voltaire que l’on retrouve Zadig. Jeune, beau et brillant babylonien, aussi riche que sage, Zadig traverse toutes sortes d’aventures et de tourments. Juste et équitable il est fait Premier ministre. Victimes de sa trop grande bonté, de son esprit critique autant que de ses amours, il erre en Orient et surmonte les intrigues des envieux, les mauvais tours des misérables, les dogmes iniques des prêtres et les lois arbitraires des puissants.

 

C’est incroyable, ce que porte ton prénom Zadig. C’est toute l’aventure humaine. Une formidable quête de justice dans un océan de détresse.

 

C’est vrai Zadig que l’adolescence est une période agitée qui ne se prête pas forcément aux sentiments les plus justes, mais je ne doute pas que le mouvement de ta vie et la tectonique de tes sentiments te conduisent vers la lumière et la sagesse que tu portes en toi. Parce que tu la portes déjà en toi.

Comme l’écrivit le 23 décembre 1903 Rainer Maria Rilke à son jeune ami Franz Kappus, dans ses LETTRES A UN JEUNE POETE :

« Pensez, cher Monsieur, au monde que vous portez en vous, et donnez à cette pensée le nom que vous voudrez, souvenirs de votre propre enfance ou aspiration vers votre propre avenir – soyez seulement attentif à l’égard de ce qui se lève en vous, et cela, mettez-leu au dessus de tout ce que vous avisez autour de vous. Ce qui survient en vous, au plus intime, mérite tout votre amour, il faut d’une façon ou d’une autre y travailler, et ne pas perdre trop de temps et de courage à éclaircir votre position par rapport aux hommes. »

J’aimerais aussi, mon cher Zadig t’offrir ce poème. Puisque tu deviens homme, il te faut te poser la question clé que posa Rudyard Kipling en 1910 : SI…

 

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,

Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties

Sans un geste et sans un soupir ;

 

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,

Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,

Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,

Pourtant lutter et te défendre ;

 

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles

Travesties par des gueux pour exciter des sots,

Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles

Sans mentir toi-même d’un mot ;

 

Si tu peux rester digne en étant populaire,

Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,

Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,

Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

 

Si tu sais méditer, observer et connaître,

Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,

Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,

Penser sans n’être qu’un penseur ;

 

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,

Si tu peux être brave et jamais imprudent,

Si tu sais être bon, si tu sais être sage,

Sans être moral ni pédant ;

 

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,

Si tu peux conserver ton courage et ta tête

Quand tous les autres les perdront,

 

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire

Seront à tous jamais tes esclaves soumis,

Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire

Tu seras un homme, mon fils. »

 

Voilà bien des SI…à résoudre. Mais tu as toute la vie devant toi pour cela.

 

Très heureux anniversaire.  

Encore un mot Zadig. Je t’aime.

Papa. »

LE TRENTE ET UNIÈME JOUR

Mardi 11 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Je vous écris aujourd’hui d’une voiture. J’y ai passé en effet la presque totalité de cette journée. Moi qui ne voulait que marcher ! Croyez-moi, passer dix heures dans un véhicule, assis, dans un espace confiné sous de fortes chaleurs est bien plus épuisant que cheminer à la vitesse des papillons.

Au programme aujourd’hui : sept cents kilomètres de routes très inégales, souvent en travaux, étroites entre les falaises, scabreuses dans les courbes d’où surgissent des camions surchargés, collantes sur du bitume qui transpire, rappeuses sur des gravillons qui sautent, et parfaitement lisses sur des voies rapides que traversent en toute nonchalance vaches, moutons, dindons et chiens. Par bonheur mon ami « sherpa » est un homme de confiance, prudent et prévoyant.

Vous me demanderez sans doute, mais pourquoi donc sept cents kilomètres ? Parce qu’il nous fallait revenir à Van. En temps normal, la liaison Kars-Van prend six heures. Malheureusement pour nous la route était bloquée à Iğdir. A cause de quoi ? La guerre.

Nous avons donc été contraints de prendre une route de contournement plein ouest vers Erzeroum avant de redescendre sur le lac de Van. Résultat quatre heures de plus pour admirer de nouveaux paysages somptueux, chargés d’histoire et de mémoires arméniennes.

En voiture, ce qui formidable c’est que l’on peut refaire le monde, surtout quand la distance est si longue. Sept-cent kilomètres et dix heures de route pour refaire le monde voilà qui est parfait. Impossible de reproduire ici le fruit de nos échanges si denses, mais chacun s’est exprimé à coeur ouvert, dans le respect de nos opinions et sensibilités.

La guerre. Encore et toujours cette fureur avec son cortège de morts, de balles perdues, des camions qui brûlent, de mines sur les bords des routes, d’attentats imprévisibles, d’intrigues, de risques d’enlèvement (…).Tout devient possible et surtout le pire lorsque la guerre s’installe durablement.

Ce fléau mortifère m’a certes contraint à renoncer de marcher, mais il menace surtout la vie de millions de personnes qui vivent dans ces régions reculées aux confins de la Turquie et qui deviennent des proies d’enjeux géopolitiques effrayants. Il y a cent ans déjà, sous le couvert d’une guerre mondiale, les Arméniens, les Syriaques et les Chaldéens ont été les proies des dirigeants paranoïaques d’un Empire en plein déclin, qui ont su manipuler et instrumentaliser des populations kurdes fanatisées et envieuses.

Depuis quelques années les plus grands dirigeants démocrates kurdes reconnaissent la compromission et la culpabilité des Kurdes dans cet anéantissement. Bien des Kurdes observent cette compromission comme la source de la malédiction qui les accable depuis lors. Ceci dit, cette inflexion morale dans le négationnisme ambiant est encore loin de constituer une repentance collective, malgré la restauration de Sourp Guiragos à Diyarbakir / Dikranagerd.

Pourtant, il ne faut négliger aucun effort, aucun signe, aucune ouverture. Tout ce qui concourt au repentir, à la justice et au progrès de l’homme doit être pris au sérieux. Les temps que nous vivons n’autorisent guère la mièvrerie de l’âme, la mollesse de coeur et la paresse intellectuelle. Nous devons poser des actes sincères, mêmes s’ils paraissent insignifiants, comme les cailloux du Petit Poucet.

Dans le fond qu’avons-nous appris du rôle des atomes ? Ils agissent dans le monde invisible de l’infiniment petit mais ils contribuent au mouvement global et cosmique. Les atomes créent la vie. Que sont ainsi nos propres vies à l’échelle de l’aventure humaine. Ne sommes-nous pas toutes et tous, pris individuellement, de minuscules fragments d’humanité qui contribuent au grand mouvement de la vie ? C’est ainsi que nous avançons. Pas à pas, fragment après fragment, atome par atome (…)

Certains Arméniens me rétorqueront que je suis aveugle, naïf, ou irréaliste. On me dira aussi que depuis cent ans le négationnisme ravage tout et que le patrimoine arménien est continuellement détruit. Je suis bien placé pour le voir…On m’opposera donc la nécessité de poser des actes énergiques et décisifs. A ces hommes et ces femmes empressés, j’aimerais demander ce qu’ils souhaitent : la révolution ou l’évolution ?

N’avons-nous rien appris des révolutions dans le monde arabe ces dernières années ? Qu’ont-elles finalement produit d’un peu plus humain ? Franchement je ne vois rien. Rien du tout. Je ne vois que du sang et des larmes. Je ne vois que des guerres meurtrières, des populations qui ont pris les chemins de l’exode, des Yézidis martyrisés et des Chrétiens d’Orient une fois de plus dans la tourmente de la disparation.

Est-ce aussi ce qui se trame dans cette Turquie que je traverse à pied et en voiture?

Quand je quitterai ce pays, je partirai le coeur triste de n’avoir pu achever la marche pour la vie et la justice que je rêvais de conclure à Sourp Guiragos le jour de l’Assomption. J’imaginais qu’elle serait le témoignage d’une réelle évolution des consciences.

Quand je quitterai ce pays, je partirai le coeur lourd de peur que n’éclate une nouvelle guerre, une nouvelle révolution, qui ne sèmera elle aussi que des larmes et du sang.

Quand je quitterai ce pays, je partirai surtout avec l’intime conviction que ce chemin de vie que nous avons partagé ensemble en cet été 2015 est encore un sentier minuscule, presque invisible, comme le sont les atomes dans le cosmos. Et pourtant je continuerai dans cette voie parce que je sais que l’invisible est le nid de la vie. Je marcherai encore parce que le pas de l’homme est le rythme propre à son évolution. J’écrirai toujours plus parce que je sais que les mots ont été inventés pour soigner d’autres maux.

En écrivant ainsi, je pense à mes amis Brigitte et Patrick Nakachdjian, à qui je dédicace ces quelques lignes :

 

« Patrick, nous avons en commun un patronyme qui nous vient d’un pays arménien, un pays aujourd’hui sans arméniens. En pérégrinant dans ce pays, je me suis efforcé de te partager ce pays source au long de ces chroniques. Par ta maman, tu as des racines à Duzce, au bord de la mer Noire avec des ascendants originaires du Karabagh. Par ton papa, tes aïeuls sont originaires de Beşiktaş, un quartier de Constantinople. Que de sources. Quelles vies ? Ce que j’aime chez les Arméniens c’est justement leur cosmopolitisme. Tu le révèles à travers tes ancêtres mais aussi à travers ton fils et tes petits-enfants qui ont emporté un peu de toi dans une île lointaine. Un jour qui sait, on retrouvera des Arméniens aux pôles ou bien encore dans les forêts équatoriennes. J’aime cette idée de peuple-monde. Il y a quelque chose d’incroyablement universel chez les Arméniens.

Brigitte, nous sommes amis depuis si longtemps que je ne sais pas très bien par quel chapitre commencer. Le plus important me semble-t-il c’est ton immense ouverture de coeur et d’esprit. Tu n’es pas née arménienne. Et alors ! La biologie a des limites dont seules les âmes libres peuvent s’affranchir. C’est exactement ce que tu es, une âme libre et généreuse. C’est fantastique de partager avec toi toutes ces aventures orientales. La dernière en date est celle que j’accomplis en ce moment. Je veux parler de cette marche, mais plus encore ce travail d’écrivain qui est à présent le mien sur ces chemins d’Orient dont je veux raconter les heures, les malheurs et les bonheurs.

Patrick et Brigitte, recevez ma gratitude de tous les instants. Votre ami. Pascal. »

 

Que serait une chronique quotidienne sans la plume émue de Jacques Avakian ? Le voici aujourd’hui dissertant sur le combat. Le combat pour la survie. Le combat pour l’amour. N’est-ce pas l’expérience que nous portons ici chaque jour dans ce pays de rage et de feu ?

« Je crois qu’un des héritages que notre histoire nous a légué est un instinct de survie très développé. Quelle qu’en soit l’époque, nos territoires ont été envahis et à chaque fois il a fallu se battre pour notre survivance. Par notre façon de nous battre pour notre foi et eu égard au courage déployé, nous avons forcé le respect chez nos ennemis. Il en fut ainsi contre les Mongoles, contre les Perses, et les Arabes qui ont inscrit dans leur langue sur environ 200 églises : ‘ne pas détruire ce lieu’. Et même maintenant nous sommes là, debout, à regarder droit dans les yeux de ceux qui intenteraient à notre vie, ou en cette année du Centenaire, bien présents sur bien des fronts pour montrer que nous sommes bien là, devant vous sans abdiquer.


Je connais une femme, Pascale, dont la vie est un combat de chaque instant, sans jamais abdiquer. Je lui dédie ce qui suit :

Pascale est une femme pleine de courage, qui aime la vie, altruiste, au caractère enjoué, et aussi une vraie maman. Depuis sa plus tendre enfance elle se bat. Son combat  contre les maux et malheurs que la vie lui a infligés est perpétuel. Elle combat aussi toute forme d’injustice et de maltraitance. Et en ce sens elle inspire le respect. Malgré tous ces mauvais sorts que la vie s’acharne à lui réserver, tel le phœnix elle a su renaître. Encore maintenant elle est dans la bataille. 
Pascale a trois filles, Marie, Camille et Mathilde. Pour toutes les trois, elle a su mener de front leur éducation. Par son instinct de survie, elle a trouvé des solutions pour qu’elles grandissent dans les meilleures conditions possibles. Elle est aussi marraine par l’intermédiaire de l’association Vision du Monde, d’une petite fille prénommée Réhéna, née en 2003,  qui vit au Bangladesh. Chaque mois Pascale lui envoie par l’intermédiaire de l’association quelques moyens financiers pour vivre mieux. Sa filleule Réhéna lui envoie des dessins, des petits mots et des récits de son quotidien.
 Pascale est aussi artiste plasticienne. Son nom d’artiste est Pascale Kolboc. Elle a su créer toute une série de tableaux grands par la taille, mais aussi grands par leur charge émotionnelle, sur le génocide des Arméniens. Elle n’a semble-t-il aucune origine arménienne, mais au vu de ses œuvres déchirantes, le doute est permis ! L’instinct de survie et le combat pour la reconnaissance sont deux points dans lesquels notre arménité s’y retrouve et pour lesquels Pascale lutte aussi. Dieu si tu existes, fais en sorte que, comme à cet instant, de courage elle n’en manque jamais. Tourne ton visage vers elle, et si c’est toi qui a infligé ces épreuves et ces douleurs,  regarde bien son visage, son beau visage et son beau sourire, car elle mérite une vie paisible et sereine, alors ne l’oublie pas.
 Pascale, je t’aime. »

A demain puisque tout va bien.

LE TRENTIÈME JOUR

Lundi 10 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Je vous écris aujourd’hui d’Ani, où je suis revenu comme au premier jour. Ce n’est pourtant pas la fin de ce pèlerinage. Il s’achèvera dimanche prochain, le jour où, si la vie avait été un long fleuve tranquille, j’aurais dû être uni à des pèlerins arméniens du monde rassemblés comme une seule nation à Sourp Guiragos (…)

Entre le tout premier jour et ce trentième jour rien n’a changé à Ani. Aucun nouvel envahisseur n’est passé par là. Les belles ruines sont bien en place. Les touristes sont toujours en extase. L’un d’eux, hurlant plus fort que tous les autres, a craché ces mots si délicats en visitant la cathédrale : « Je rends gloire aux bâtisseurs et je maudis les destructeurs », suivi de quelques paroles à la gloire de Dieu et de son prophète…

Ce 10 Août, je crois bien que seuls deux Arméniens sont passés par Ani pour voir, revoir et s’émouvoir de la grandeur et de la décadence d’une civilisation, mais aussi pour penser et imaginer le futur.

Je l’ai déjà écrit et je l’écris à nouveau : le jour où nous pourrons traverser le petit pont de pierre toujours en ruine qui enjambe l’Akhourian, ce jour-là les outrages du siècle passé auront été soignés. Ce jour-là la vérité aura été publiquement dite, la repentance aura été faite et la justice pour le génocide des Arméniens aura été rendue. Ce jour-là une réconciliation deviendra possible. Ce jour-là le pont sur l’Akhourian deviendra un chemin de fraternité. Ce jour-là Turcs et Arméniens pourront restaurer l’unité propre au genre humain dans le respect de la diversité des sources et des cultures.

Comme me l’a dit Gabriel à Midyat : « nous n’avons qu’une seule terre. » Nous devons donc chercher des chemins d’unité dans le respect de nos diversités faute de quoi nous sommes ‘condamnés’ à périr encore et toujours de nos divisions et de nos haines.

Cette quête n’est pas seulement une équation vitale à résoudre entre des États antagonistes. C’est aussi un enjeu fondamental pour chaque nation, chaque peuple, chaque communauté. J’aimerais en apporter la démonstration à travers l’exemple arménien.

J’entends souvent bien des Arméniens parler d’une Arménie fantastique, d’un territoire réunifié : le pays du grand Tigrane. C’est vrai que ce pays autrefois était immense. C’était un empire. Les Arméniens pensent retrouver dans cette évocation la source de leur véritable unité. Une unité mythique presque mystique. Souvent, pour en expliquer la disparition, les Arméniens invoquent les invasions successives byzantines, mongoles, seldjoukides, perses, parthes, kurdes, russes, géorgiennes et turques-ottomanes. C’est vrai que le plateau arménien a toujours été un carrefour de conquérants. Les Arméniens font de ces évènements historiques externes à leur propre volonté la raison essentielle du morcellement du « pays arménien », la cause de leur dispersion et finalement la source de la désunion de la nation. Ce n’est pas complètement faux, mais ce n’est pas totalement exact. Bien-sûr 1915 constitue à cet égard une raison incontestable. Peut-être même insurmontable. Pour autant, les Arméniens qui parlent et rêvent d’unité ne devraient pas négliger les responsabilités qui sont aujourd’hui les leurs.

Quand j’étais jeune militant et un peu immature, j’avais appris que les Arméniens d’Arménie soviétique n’étaient pas de vrais Arméniens puisqu’ils étaient des Soviétiques. Les vrais étaient forcément ceux qui étaient nés en diaspora parce qu’ils étaient les descendants des survivants du génocide. Tout cela s’est effondré le jour du tremblement de terre de Gyumri, le 7 décembre 1988. Des Arméniens que je ne connaissais pas souffraient. Je me suis mis à pleurer à chaudes larmes comme un petit enfant bouleversé. Depuis j’ai souvent voyagé dans cette Arménie caucasienne pour explorer cette part de mes racines.

En grandissant mais toujours un peu immature, j’imaginais que les Arméniens d’Istanbul n’étaient pas de vrais Arméniens puisqu’ils vivaient en Turquie. Comment pouvait-on être Arménien dans le pays qui fit pleurer à vie mes grands-parents et qui glorifie encore Talaat Pacha, le grand fossoyeur des Arméniens ? Tout cela s’est effondré le jour où Hrant Dink a été assassiné. C’était le 19 janvier 2007. J’ai ressenti comme une gifle en plein visage la honte de mon aveuglement volontaire. Depuis j’explore cette Turquie, ses « charniers de pierres », sa société traversée de courants contradictoires négationnistes et repentants, et je rends hommage aux Arméniens courageux qui y vivent et qui y travaillent pour un avenir de justice et de paix.

Maintenant que je suis devenu un peu plus grand et je l’espère un peu plus mature, je vois encore tellement de préjugés et de ressentiments entre les Arméniens. Les français d’origine arménienne n’aiment pas beaucoup les migrants arméniens venus du Caucase. Les Arméniens du Caucase n’aiment pas beaucoup ceux du Karabagh qu’ils traitent parfois de Turcs malgré les souffrances de la guerre contre l’Azerbaïdjan. Les Arméniens de la capitale Yerevan ont pris leur revanche sur ceux de Gyumri, la deuxième ville du pays qui fut longtemps la première et la plus belle. Les Arméniens des villes n’aiment pas ceux des campagnes qu’ils considèrent comme arriérés. Les Arméniens du centre-ville de Yerevan se moquent de ceux qui habitent le quartier dit « Bangladesh » (…) Et ainsi de suite.

Alors, je le dis comme je le pense, les Arméniens portent autant de divisions que tous les autres peuples de la Terre. La seule différence c’est qu’à ma connaissance, en République d’Arménie, ils n’ont pas succombé à la misère des guerres civiles et j’espère qu’ils n’y succomberont pas.

A la lumière de l’exemple arménien, j’aimerais à présent élargir le champ de cette réflexion. Si nous envisagions nos différences comme autant d’expressions de notre diversité, le monde serait un peu plus beau et un peu plus viable. Quand je regarde un jardin tapissé de fleurs variées, bordé de haies vives, butiné par des abeilles avec des papillons multicolores, des oiseaux qui chantent et des écureuils qui sautent d’arbres en arbres, je suis charmé. Les fleurs et les arbres ne se font pas la guerre. Pas plus que les oiseaux, les papillons et les écureuils. J’ai appris du grand botaniste Jean-Marie Pelt que dans la nature, la coopération entre les espèces est source de vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le genre humain ? Pourquoi vivons-nous toujours nos relations sur le mode de la compétition et de l’élimination de l’autre ? L’Autre, c’est à dire celui qui n’est pas comme Soi. Celui qui est différent de Soi.

Ce qui est vrai des Arméniens est également vrai pour les Turcs, les Chinois, les Indiens ou les Cambodgiens…Ce qui est vrai des relations entre Arméniens et Turcs est vrai des relations entre tous les êtres humains.

Les Arméniens se lamentent de la division de leur territoire « historique » et chérissent une Arménie évanouie, mais ils s’enlisent dans leurs propres divisions au point de fragiliser encore un peu plus ce qui reste de l’idée même de nation arménienne.

Alors je le dis et le répète, nous devons regarder la diversité comme une source qui embellit notre unité. Nos différences ne sont pas des divisions. Nos divisions nous détruisent de l’intérieur et détruisent notre commune humanité. Pour le dire plus froidement notre survie réside dans la recherche de notre unité. Notre unité n’est possible que dans le respect de la diversité.

Jacques, mon compagnon de pèlerinage, nous en livre une expérience très personnelle et très éclairante :

« J’aimerais aujourd’hui vous parler de mon arrivée en France le 11 juillet 1972. Ç’a n’a pas été simple. Les seuls mots que mon grand-père m’avait appris – car il avait été infirmier brancardier dans l’armée française pendant la seconde guerre mondiale – étaient ‘je ne sais pas parler français’. J’ai eu la chance d’aller répéter mes leçons chez nos voisins de pallier, car, en échange de bon procédé, ma mère gardait leur bébé. Mes premières lectures furent Astérix et Lucky Luke, même si je ne comprenais pas ce que je lisais. Je me souviens de cette règle de grammaire qui veut que le g et le n se prononcent ‘nieu’, sauf gnou ! Allez savoir pourquoi…Après avoir passé trois mois en CP pour apprendre l’alphabet, je suis entré en CE2 où j’ai récité un poème « La fée » que j’avais appris phonétiquement sans rien y comprendre. J’ai tout de même été classé dans le groupe B. Quelle surprise ! En CM2, en répondant à une question du maître, une fille de ma classe se mit à se moquer de mon accent. Le maître dit alors : ‘lors du contrôle, nous verrons qui sera devant l’autre’. Je fus classé septième et elle quatorzième. Là, j’ai ressenti une grande fierté. Cette année-la je finis trois fois premier de ma classe. Il faut dire que ma mère m’avait offert un dictionnaire que je lisais de manière compulsive. Encore aujourd’hui. J’aime toujours les mots nouveaux.

Ma rencontre avec les Arméniens de France, à Vienne, n’a pas été simple. Je me souviens qu’à l’époque ces Arméniens me disaient ‘ne parle pars arménien dans la rue !’. C’était pourtant ma langue maternelle. C’était pourtant la langue commune. La leur et la mienne. J’ai commencé à fréquenter un groupe de jeunes à la maison de la culture arménienne de Vienne, où des cours d’arménien étaient dispensés. J’y allais pour m’intégrer mais dans le groupe il y avait moi et les autres. Moi, j’étais Arménien du Liban et eux Arméniens de France. Moi, je venais d’un pays arabe et eux parlaient le français. En fait, mon intégration je la dois aux copains français de mon quartier. L’Arménien du Liban que j’étais s’est alors détaché de la communauté arménienne de France.

La guerre du Liban a changé la donne. Lorsque les Arméniens de France ont compris que ceux du Liban se battaient pour survivre, pour leur quartier et pour leur identité, une solidarité est née avec les réfugiés arméniens. Autre époque et même destin. C’est à ce moment-là que les Arméniens de France sont devenus beaucoup plus démonstratifs de leur arménité. C’est à ce moment-là que j’ai raccroché les wagons avec les Arméniens de France. J’ai même joué dans le club de foot arménien de Vienne (…)

Je suis arménien. Je suis français. Je suis libanais. Je suis tout cela à la fois. Sans rien enlever. C’est ainsi que je pense mon unité et ma diversité. »

 

A ce point précis de notre propos, je souhaite offrir la dédicace de ce jour à mon amie turque, Ayşe Gunaysu, figure éminente de l’association turque des droits l’homme :

 

« Ayse, je me souviendrai toujours de ce jour en septembre 2010, où tu m’as demandé pardon. Pardon pour ce que les Turcs ont infligé aux Arméniens. J’ai reçu ce pardon comme un chemin de libération. Grâce à toi, j’ai compris qu’il existe un chemin d’unité, un chemin d’humanité, même infime et si fragile, mais très exigeant.

Ainsi, en avril dernier lorsque nous nous sommes retrouvés à Istanbul pour les commémorations du Centenaire, auxquelles tu a grandement participé, tu m’as partagé, ainsi qu’à ma fille Herminé, cette réflexion :Nous, ici, nous sommes les petits-enfants des criminels. A ceux qui parlent ici de douleur commune et de peine partagée, parmi lesquels se trouvent des progressistes et des démocrates, nous disons ‘NON’. En mettant sur un même pied d’égalité, les criminels et les victimes, ils perpétuent le négationnisme. Nous, Turcs, nous devrions ressentir de la honte. Si nous parlons de douleur commune nous ne pouvons pas ressentir cette honte, nous l’évacuons. Ce point est crucial. Sans reconnaissance et sans réparations, il ne peut y avoir de réconciliation’.

Oui Ayşe, tu as raison, la réconciliation exige la repentance. C’est à cette condition que nous pourrons plaider notre unité dans le respect de nos différences. Déjà, Ayşe entre toi ma fille et moi, cette unité existe et nous embellit. Ayşe, accepte à travers ces mots toute ma reconnaissance et mon admiration. Ton ami Pascal. »

Prenez soin de vous toutes et tous.

A demain.

LE VINGT-NEUVIÈME JOUR

Dimanche 9 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui d’un pays imaginaire. Encore que. Vous en jugerez par vous-même. Il était une fois…

LA CHAPELLE DES ERMITES

« Dans une modeste maisonnette vivait une famille paysanne composée du père, de la mère et de deux enfants, un garçon et une fille. Ils y menaient une vie heureuse et à l’aise, tant que la mère se trouva à la tête du ménage. Mais la mort vint enlever la mère, et le père resta seul avec les deux orphelins. La fillette se chargea des soins de la maison, mais elle était bien jeune, elle ne pouvait suffire à tout : la charge était au dessus de ses forces.

Deux mois passèrent ainsi. Voyant que sa fillette ne pouvait diriger toute seule sa maison, le père se décida à se remarier ; il épousa une veuve dont le mari était mort quelques mois auparavant, lui laissant trois orphelins.

La nouvelle mère devint un véritable fléau pour les deux pauvres orphelins. Les coups de bâton pleuvaient sur eux, elle les battait, les jetait hors de la maison et souvent les privait de nourriture.

Le père ignorait tout cela. De grand matin, il se rendait aux champs et ne rentrait qu’à la nuit. Le pauvre homme croyait que ses enfants étaient soignés comme les trois enfants de sa nouvelle femme ; car jamais ils ne se plaignaient : ils avaient peur de leur mère et savaient que s’ils rapportaient quoi que ce soit le lendemain ils seraient sévèrement punis. Ces deux pauvres orphelins maigrissaient à vue d’œil. Leur situation était amère ; ils prirent la résolution d’y échapper et de quitter la maison paternelle, sans savoir d’ailleurs où aller tenter la chance.

Un jour donc que leur marâtre les avait battus comme d’habitude et les avait chassés de la maison, ils mirent à exécution leur résolution. Munis de quelques provisions qu’ils avaient demandées à leurs voisins, ils se mirent en route. Après avoir longtemps marché, ils arrivèrent dans une vallée où ne peut pénétrer ni le serpent en rampant, ni l’oiseau en volant. C’était une magnifique vallée, ornée de toutes sortes d’arbres fruitiers, particulièrement de poiriers et de pommiers sauvages. A peu près au milieu de la vallée se dressait un énorme rocher d’un jaune roux, dans lequel se trouvaient creusées quelques cellules pour des ermites. Les deux enfants passèrent la nuit dans une de ces cellules et y restèrent quelques jours : personne ne troublait leur tranquillité. Ils avaient pour toute société d’innombrables abeilles qui étaient venues poser leurs essaims dans les anfractuosités du rocher et continuaient à butiner le suc des fleurs parfumées des montagnes.

Le frère et la sœur, accoutumés à cette vie, ne songeaient plus à quitter cette paisible retraite. Lorsque leurs provisions avaient commencé à manquer, ils avaient vécu de fruits sauvages et de miel, et du gibier que le frère prenait à la chasse. Mais un jour, voilà que Sourb Karapet apparut en songe au frère, lui communiquant force et courage. Les deux enfants se mirent en route et, après deux heures de marche, ils arrivèrent au monastère de Saint-Karapet. C’était la fête de Vardavar. De tous côtés y étaient arrivés de nombreux pèlerins. Sur place, on se livrait à toutes sortes de jeux, à des courses ; des lutteurs, des saltimbanques faisaient l’admiration des assistants par leurs tours et leur adresse.

Le frère se savait capable d’en faire autant. Il se sent saisi d’un transport soudain et, après avoir prononcé la formule suivante : « Que je meure pour toi, ô saint Karapet de Tchankuéli, donne-moi la force ! » il s’élance sur la corde et émerveille tous les pèlerins par l’habileté et la grâce de ses exercices.

Leur vie était désormais assurée. Le frère et la sœur se mirent à visiter les monastères et à y faire des exercices. Leur renommée se répandit partout.

Ainsi se passèrent quelques années. La sœur tomba malade ; le frère se chargea de la soigner, de veiller sur elle ; mais, en dépit de tous ses soins, la mort cruelle l’arracha à son affection. Avant de mourir, la sœur pria son frère de la transporter dans la vallée des Ermites et de l’enterrer au pied du rosier qu’elle aimait. Le frère accomplit son désir, et maintenant la pauvre sœur repose sous un pied de rose, près du rocher.

A force de pleurer, le frère perdit un œil. Dans son désespoir, il se mit à errer de montagne en montagne, de vallée en vallée, chantant leur vie. Il avait vieilli ; il ne pouvait plus faire le lutteur. Il prit une harpe et chanta ses malheurs. La vie lui semblait lourde. Semblable à une colombe qui a perdu ses petits, il errait çà et là, sans trouver de consolation. Sentant que son dernier jour était proche, il recommande à ses amis de l’enterrer près de sa sœur, pour ne pas en être séparé, même après la mort. Il mourut peu de temps après, et ses amis ne manquèrent pas d’exaucer sa prière.

Et maintenant dans cette magnifique vallée, riche et fertile, près de la chapelle des Ermites, reposent ces deux orphelins, sous un grand pied de roses. Les pèlerins qui viennent à Saint-Karapet ne manquent jamais de visiter ces deux tombes, comme un objet de curiosité. On y allume des cierges qu’on dépose sur les rochers ; puis comme préservatif de maladie, on attache aux branches du rosier un fil qu’on a arraché de son vêtement.

Le souvenir de ces deux innocents orphelins est resté et restera éternellement vivant dans le cœur et le souvenir des habitants de Mouch. »

Le texte arménien de ce conte de la région de Mouch a été publié par V.ARTAK, dans Burakn, le 14 novembre 1900, en pages 658-660. Il a été traduit ou adapté de l’arménien par Frédéric Macler, dans le livre LES JOYAUX DE L’ORIENT -TOME XIII – CONTES, LÉGENDES ET ÉPOPÉES POPULAIRES D’ARMÉNIE – I. CONTES. Pages 105-109. Ce livre a été édité en 1928 par la LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER, 13 rue Jacob, Paris VIe.

 

J’ai souhaité vous proposer ce très vieux conte que j’ai découvert dans un livre très ancien parce qu’il illustre la vie d’un terroir arménien avant le grand déracinement. Un terroir paysan où la vie était rude. Un terroir fait de vallées et de montagnes, de rochers, de grottes, d’ermites, d’abeilles, de saints et de rosiers. Un terroir marqué de l’empreinte de Saint Garabed et de son célèbre monastère. J’aurais aimé m’y rendre si seulement (…) Souvenez-vous nous en avons déjà parlé au cours du vingt-troisième jour.

Avec l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman ont disparu ces récits de terroir, leurs contes et leurs légendes. La solution finale marque aussi le point final de tout cet univers onirique et poétique. Point final ! Vraiment ? Peut-être pas. J’invite les écrivains-voyageurs arménophiles à venir ici découvrir ce que ces terroirs sont devenus, pour inventer de nouveaux récits à la lumière du présent. Pour réinventer la vie. La vie commence toujours par les contes, l’aurions-vous oublié ?

Jacques, mon compagnon de voyage, avec qui nos discussions sont de plus en plus riches et exigeantes a un autre regard sur les contes arméniens, un regard complémentaire, critique, mais un regard qu’il souhaite nous partager :

« Aujourd’hui Pascal m’a fait lire un conte arménien qui se déroule à Mouch. Pour moi un conte est un récit plus ou moins court qui relate un fait, mais dont la narration doit porter une force émotionnelle et ou philosophique, dont la finalité doit nous amener à la réflexion sur les réalités de notre quotidien. A la fin de cette lecture, j’ai été déçu car encore une fois je ne trouve pas dans les contes arméniens la profondeur qu’on trouve dans les contes africains ou juifs. J’aurais souhaité que notre nation qui a traversé plus de trois mille ans d’histoire engendre des contes de cette puissance-la. Ou alors, nous n’avons pas eu les conteurs qui sachent par leurs œuvres refléter toute la profondeur de l’âme arménienne que seules les notes sorties d’un duduk semblent pouvoir exprimer. Celui qui sait jouer de cet instrument va chercher au fond de lui ce dont son âme est constitué, et, avec ce son venu des profondeurs millénaires, créer des vibrations qui provoquent des décharges émotionnelles. Même si l’histoire arménienne ne ressemble pas à un conte de fées, il est certain que nous avons matière à créer des contes qui aient la puissance émotionnelle du lamento d’un duduk.

Et puisque nous avons la réputation d’être partout en ce monde, conter, raconter autour de vous et au sein de vos familles nos histoires, sinon nous sommes perdus ! »

 

Alors, à vos plumes poètes et conteurs d’avenir. Jacques est très exigeant.

 

Qu’il me soit enfin permis de clore cette session par une dédicace que je veux offrir à trois amies. Sylvie Chateau, Alice der Agobian, Arpig Baravian.

« Sylvie et Alice, depuis de très nombreux mois vous m’avez aidé à me préparer spirituellement pour cette marche pour la vie et la justice. Même si la marche a été interrompue, je demeure pèlerin grâce à vous et à votre soutien de tous les instants. Vous m’avez dit toutes deux : « dans mon pas il y a ton pas, dans ton pas il y a mon pas. » C’est ce que j’ai ressenti chaque jour et à travers vous vos familles respectives.

Arpig, tu m’as confié avant mon départ la prière du Notre Père écrite en arménien. Elle m’accompagne chaque jour. Je sais combien il fut difficile pour toi de devoir annuler ton voyage à Istanbul en avril dernier pour y commémorer le Centenaire du génocide des Arméniens. Je pense à toi autant que tu me portes.

A vous trois, mes sentiments les plus dévoués et mon amitié profonde. »

 

Portez-vous bien.

A demain.

LE VINGT-HUITIÈME JOUR

Samedi 8 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui d’Aghtamar. Souvenez-vous, nous en avons déjà parlé ensemble. C’était au seizième jour, le lundi 27 juillet. Je vous avais partagé la légende et l’histoire de ce lieu fantastique.

Ce jour-là je n’avais pas pris le bateau pour me rendre sur l’ilot. Je l’avais juste contemplé depuis le rivage. Il fallait que je marche. Il fallait poursuivre le chemin. C’était encore ce temps où marcher était possible (…)

Aujourd’hui donc, je me suis rendu sur l’île. J’y ai vu tant de progrès accomplis dans la muséification du site. Caméras de surveillance, cordons de délimitation du cimetière, reconstruction rudimentaire de l’enceinte monastique (…) J’y ai encore vu ces mêmes promeneurs ravis. Et comment pourrait-il en être autrement ? Moi je ne suis pas venu pour cela. Je suis venu m’imprégner de l’énergie de ce lieu.

J’aimerais vous partager la prière que j’y ai prononcée. Je l’ai partagée avec vous toutes et tous qui m’accompagnez dans cette marche et ce pèlerinage depuis le 12 juillet dernier.

Derrière l’église Sainte Croix d’Aghtamar sont installés quatre bacs à bougies. Les autorités ont pensé à tout et surtout aux Arméniens ! J’y ai déposé sept petites bougies que j’avais achetées quelques jours plus tôt au monastère syriaque-orthodoxe Deyr-ul-Zafaran. Jacques en a déposé quatre. Nous les avons allumées ensemble.

J’ai d’abord prié le « Notre Père » en arménien. Quelque soit la langue, c’est la prière la plus universelle qui soit. Permettez-moi de vous la partager en français :

« Notre Père qui es aux cieux,

Que ton nom soit sanctifié,

Que ton règne vienne,

Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.

Pardonne-nous nos offenses,

Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.

Et ne nous soumets pas à la tentation,

Mais délivre-nous du Mal.

Car c’est à toi qu’appartiennent le règne la puissance et la gloire,

Pour les siècles des siècles.

Amen. »

J’ai prié pour la mémoire de tous ceux pour lesquels je suis venu ici sur cette terre, rendre hommage et dignité.

J’ai prié avec vous toutes et tous qui m’accompagnez et qui me guidez.

J’ai prié pour mes grands-parents paternels, Garabed et Aravni et à travers eux pour ces enfants, ces femmes et ces hommes qui ont embelli cette terre, qui y ont pris racine, avant d’en être déracinés.

J’ai prié pour qu’ils soient portés dans l’éternité afin que l’éternité ne les oublie jamais.

J’ai prié pour que s’ouvre un chemin d’espoir et d’humanité.

J’ai prié pour qu’un jour une autre vie, une nouvelle vie devienne possible sur cette terre. Une vie dans laquelle les Arméniens puissent être respectés dans toute leur humanité.

Main dans la main avec Jacques, nous avons prié encore une fois le « Notre Père » en arménien.

Nous étions comme deux êtres suspendus entre terre et ciel. Nous étions comme des atomes dans le cosmos mais nous étions là où nous devions être. Nous étions à l’unisson des temps anciens et des temps nouveaux.

A celles et ceux qui s’interrogeraient encore sur le sens de la prière, j’aimerais vous répondre en empruntant encore et toujours les mots du Prophète de Gibran Khalil Gibran :

« Quand vous priez, vous vous élevez pour croiser dans les airs ceux qui prient à la même heure et que, sauf dans la prière, vous ne pouvez jamais rencontrer. »

 

Prier ne consiste pas à pleurer mais à espérer malgré la douleur. C’est encore à travers Le Prophète de Gibran que j’aimerais vous en convaincre :

« Vous priez dans votre détresse et à l’heure de votre besoin. Puissiez-vous aussi prier dans la plénitude de votre joie et aux jours d’abondance. S’il est plaisant pour vous de verser vos ténèbres dans l’espace, répandre les premières lueurs de votre coeur fera également vos délices. Et si vous ne pouvez retenir vos larmes lorsque votre âme vous incite à le faire, elle devrait revenir à la charge, encore et encore, malgré vos pleurs, jusqu’à ce que vous commenciez à rire.»

 

Voilà pourquoi, avec Jacques, nous avons nagé dans les eaux bleues et apaisantes du lac de Van. Nous y avons trouvé le réconfort. Nous y avons trouvé la joie. Nous y avons ri. Nous y avons contemplé la Sainte Croix d’Aghtamar. Nous y avons célébré encore et toujours la grâce de vivre.

Cette grâce est un cadeau que l’on reçoit au jour de sa naissance et que l’on offre à son enfant. C’est le cadeau de Jacques à Alexandre :

« Alexandre, mon fils. S’il est un titre dont je suis fier et qui jamais ne me quittera et pour lequel je suis prêt à tous les combats, c’est celui de père, qu’un beau jour d’Août 1992, tu m’as apporté. Mon fils tu sais combien mon amour de père est fort et je sais que ton amour de fils l’est tout autant. On sait se le dire avec des mots ou bien juste en se serrant dans les bras l’un de l’autre et parfois même un seul regard suffit. Tu sais Alexandre, on ne naît pas père mais on essaie de le devenir de la manière la plus acceptable possible. Peu importe les moments où j’ai été dur avec toi, sévère dans mes propos, moi aussi j’ai des devoirs à accomplir pour t’aider à devenir l’homme qui grandit en toi. Alors mon fils, quelques soient les circonstances qui conduiront nos vies et les chemins que nous prendrons, sache que mon coeur pour toi restera toujours celui d’un père. Alexandre, on ne meurt qu’une fois mais ont vit chaque jour. Fais que ta vie soit celle que tes entrailles ont envie d’avoir et que celle-ci ne soit pas qu’un hasard. La vie mon fils, ce sont parfois des montagnes à gravir, des rues sans lumières à traverser, des murs sur lesquels on se cogne, mais aussi des éclats de rire à partager, de l’amour à donner et à recevoir, s’élever en apprenant – apprendre ne fait jamais perdre son temps. Des rêves ? Tu en auras. Nourris-les pour que les pousses du bonheur fleurissent en toi et si tu peux en distribuer autour de toi, fais-le. Tu sais Alexandre, on fête les anniversaires en soufflant sur des bougies et plus on avance en âge plus on en rajoute. En ce presque 30 Août 2015, tu vas en souffler vingt-trois. Alors mon fils, veille précieusement sur le feu de l’amour du respect et de la tolérance, étouffe les flammes qui consument les cœurs et attise le feu qui réchauffe.

Alexandre, j’aime nos têtes à têtes prometteurs de longues discussions à coeur ouvert. Discussions d’un père à son fils ou bien d’un fils à son père et souvent d’homme à homme. Et un jour, peut-être de père à grand-père. Alexandre, je t’aime. Jacques. »

 

J’aime venir et revenir à Aghtamar. Savez-vous pourquoi ? Depuis cent ans le patrimoine arménien est devenu un immense « charnier de pierres. ». Il faut le dire et l’écrire parce que c’est la vérité nue et froide. Pourtant, au coeur de cette désolation subsiste ce joyau qui a bien failli être totalement détruit. Ce joyau est la sublime incarnation d’une civilisation anéantie qui demande justice et réparation. Ne l’oublions jamais. C’est pour cela qu’Aghtamar est tellement important. C’est pour cela qu’il faut y venir et revenir. C’est le sens de ma dédicace à Eddy, Lilit et Arman :

« Te souviens-tu, Eddy ? Il y a cinq ans, le 19 septembre 2010, nous étions ensemble à Aghtamar. Nous y avons célébré la fête de la Sainte Croix. Cela nous semblait incroyable. Toi et moi savions que tout ceci avait été parfaitement orchestré par les autorités turques, néanmoins c’était stupéfiant. Nous étions au milieu de plusieurs milliers d’Arméniens et de très nombreux journalistes. Nous avons goûté à la joie de ce moment. Nous y sommes ensuite retournés le lendemain pour filmer, pour nous filmer, pour graver nos sensations sur la pellicule. Nous avons également nagé dans les eaux du lac. C’était inévitable.

Ces instants magnifiques avaient quelque chose d’éternels. Et pourtant, nous portions au plus profond de nous – et nous les portons encore- les ruines de nos familles englouties. Tu m’as raconté tes ruines. J’aimerais les partager avec celles et ceux qui lisent ce récit.

Ta grand-mère maternelle Gayanée était de Yalova, près de Constantinople. Dans cette région se trouvait un chapelet de villages arméniens depuis le VIIe siècle dont il ne reste rien. Ton arrière grand-mère, Dirouhy et son époux Parounag, devenu le père Essaï, ont été parmi les rares survivants. Ils disaient à leurs enfants qui leur demandaient où sont leur parents: nous sommes née entre deux pierres.

Ton grand-père maternel Vanig était originaire du Karabagh. Engagé à 17 ans dans l’armée, il fit la guerre de Finlande puis la seconde guerre mondiale comme soldat de l’armée rouge. Laissé pour mort sur le champ de bataille de Smolensk lors de l’offensive allemande il survivra et transitera de camps de la mort en camps de travail forcé avant de s’évader et de rejoindre la Légion Etrangère.

Du côté paternel, ta famille est issue d’Ainteb. Heureusement, la famille a quitté le village pour se rendre à Alep en Syrie avant que ne commence le génocide.

J’aimerais aussi à travers ces lignes, saluer très affectueusement ton épouse Lilit. Née en Arménie soviétique, ses aïeuls étaient originaires de Téhéran, en Iran.

Eddy et Lilit, vous avez un tout petit enfant, Arman, né en France. Que retiendra-t-il de cette épopée familiale ? Qu’en fera-t-il ? Je n’ai qu’un seul vœu à formuler. Qu’il puisse un jour venir vivre l’expérience d’Aghtamar. »

 

Prenez grand soin de vous.

A demain.

LE VINGT-SEPTIÈME JOUR

Vendredi 7 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui entre le feu et l’eau. Entre Hasankeyf où la chaleur accable les plus courageux et Van où les eaux bleues calment l’ardeur des plus fiévreux.

Hasankeyf est une antique cité syriaque établie sur un éperon rocheux à l’aplomb du Tigre. Connue pour avoir été dès le Ve siècle un siège épiscopal chrétien syriaque, Hasankeyf a connu au long des siècles toutes les invasions consécutives : arabes, turques et kurdes. Quelques furent les conquérants, ils ont tous imposé l’islam aux dépens des populations chrétiennes établies et enracinées. Le grand déracinement en 1915 n’a pas épargné les Syriaques d’Hasankeyf. Ils ont presque tous été exterminés. Il ne reste guère que quelques familles chrétiennes dans la région. Les rencontrer serait sans doute extraordinaire. Ce serait comme un archéologue trouvant une défense de mammouth ou un ethnologue découvrant une tribu cachée. Plaisanterie de mauvais goût me ferez-vous remarquer. Ce n’est pas à moi qu’il faut en faire le reproche. Après tout, c’est bien ce qu’ont fait les autorités de l’Empire lorsqu’elles ont décidé et mis en œuvre la solution finale.

Vous avez sans doute remarqué que mon pèlerinage ne n’offre aucun répit. L’histoire de 1915 est inscrite dans toutes les villes et les villages que je traverse. C’est effectivement le fondement de ma démarche : observer les lieux de l’anéantissement, faire mémoire des disparus, leur rendre dignité et hommage, méditer sur le mal et le bien, penser l’avenir, chercher un chemin de vie et de justice, espérer une humanité meilleure.

Voilà bien des questions ?

De manière bien présomptueuse, je puis aussi vous dire que je suis venu arpenter cette terre dans l’espoir d’y trouver des réponses. Je dois bien modestement vous avouer que je n’en ai trouvé aucune. Une seule, peut-être. Et encore. Il faut que je l’approfondisse. Il s’agit de cette intuition que je vous ai déjà partagée sur la compassion, le pardon et la tendresse, en un mot la repentance comme étape intermédiaire entre la vérité et la justice.

Pour le reste, malgré le temps que je consacre à ces réflexions, malgré le temps que je passe ici à pérégriner et à méditer, je n’ai pas de réponses à vous partager.

Je demeure sans voix face à la tentative de compréhension de cette folie destructrice autant que sur la persistance d’un négationnisme de plus en plus absurde et vicieux.

J’oserais même dire, maintenant qu’approche le terme de cette expérience vitale, que je suis venu bien moins comme un chasseur de réponses mais bien plus comme un guetteur de questions.

Le poète Rainer Maria Rilke m’a bien aidé dans la résolution de cette problématique.

Dans un extrait de ses « Lettres à un jeune poète » (éditions Le livre de Poche, 1989), en réponse à Franz Kappus, un jeune homme de vingt-ans, il écrit ceci le 16 juillet 1903 :

« Vous êtes si jeunes, vous êtes avant tout commencement, et je voudrais aussi bien que je le puis, vous prier, cher Monsieur, d’être patient envers tout ce qu’il y a d’irrésolu dans votre coeur et d’essayer d’aimer les questions elles-mêmes comme des chambres fermées, comme des livres écrits dans une langue étrangère. N’allez pas chercher maintenant les réponses qui ne peuvent vous être données puisque vous ne pourriez pas les vivre. Et s’il s’agit de tout vivre. Vivez maintenant les questions. Peut-être en viendrez-vous à vivre peu à peu, sans vous en rendre compte, un jour lointain, l’entrée dans la réponse. »

Rainer Maria Rilke a mille fois raison. Moi-aussi je dois vivre mes questions. Je dois les vivre intensément sans pour autant me lamenter de l’absence de réponses, qu’elles viennent de Dieu, des hommes ou de moi. Et si un jour des réponses me viennent serais-je vraiment capable de les vivre ?

Il y a tant de questions irrésolues dans nos vies et qui le resteront. J’aimerais partager ce questionnement et pour le coup la dédicace de ce jour à mon ami Patrick Bataille et à son fils Azad.

« Patrick et Azad, je pense à vous deux et à travers vous, à Chaké, femme et mère, disparue trop tôt. Bien trop tôt. En 2009. Pourquoi ? A travers Chaké, je veux aussi faire mémoire de ses aïeuls originaires de cette terre, du côté de Akn et Tokat. Victimes et survivants d’une immense barbarie. Pourquoi ?

Patrick et Azad, je demeure sans voix et sans réponses face à la douleur profonde, injuste, insupportable. Pourquoi ?

En partageant avec vous le souvenir de Chaké et de ses grands-parents et aïeuls, je voudrais vous partager une expérience. Les questions qui nous assaillent ne peuvent être intensément et utilement vécues que dans l’amour. Les réponses que nous pourrions trouver n’auraient d’intérêt et de saveur que dans l’amour. Alors puisque nous sommes vivants, continuons à vivre dans l’amour. Patrick et Azad, je suis heureux de cheminer avec vous au cours de ce périple. Je sais que même loin les uns des autres nous sommes unis. »

 

Avec Jacques, mon compagnon de pèlerinage, nous partageons tellement de questions. Elles demeurent elles-aussi sans réponses. En longeant les eaux du Tigre sous le pont d’Hasankeyf, nous nous sommes interrogés sur les moyens de survie de ces désespérés qui, il y a cent ans ont été jetés en enfer. En voyant les eaux du Tigre, je me suis remémoré les keleks, ces radeaux d’infortune formés d’outres de cuir remplies d’air pour en assurer la flottaison et de planches pour s’y poser. Nombre de déportés ont utilisé ces radeaux en descendant le Tigre. Ont-ils survécu ? Ont-ils trouvé un refuge ? Ont-ils reconstruit une vie ailleurs ?

Jacques, à travers sa vie et celle de ses parents, porte lui aussi les questions fondamentales de tous les exilés. D’hier et d’aujourd’hui. Des questions que seul l’amour compense. Des questions que seul l’amour résout. Il en est ainsi dans sa lettre à Elisabeth.

 

« Maman, Elisabeth. Je sais oh combien cela a été douloureux pour toi de quitter le Liban. Tu y as laissé tes parents, tes frères et sœurs. Je te vois encore souffrir et pleurer. Toi aussi tu as été aussi courageuse que papa et tu t’es battue pour que ne manquions de rien, en gagnant trois francs six sous en cousant tous types de vêtements pour des Arméniens et des Français. Il faut dire que tu es diplômée de couture. Je te vois encore en train de découper tard le soir les patrons sur la table du salon, au milieu de tes magazines Burda. Je vois encore le mètre ruban, la craie carrée bleue, le rouleau à pointes et les morceaux de tissus découpés jonchant le sol autour de la table. Car maman, c’est du ‘sur-mesure’ que tu créais. La cuisine, maman, était ton autre passion. Je ne connais personne qui ait été déçue par tes préparations. Les saveurs que tu préparais ont été le liant de notre intégration. Tant de fois, grâce à toi, nous avons invité voisins et amis, tissant ainsi les liens sociaux dans notre nouveau pays.

Je me souviens lorsque la guerre du Liban a éclaté en avril 75. Tu n’en dormais pas les nuits. Tu avais toujours peur que quelque chose arrive à la famille restée au pays. Avide d’informations, tu me demandais chaque jour de traduire la presse et les infos à la télé. Maman, je dois te faire un aveu. De peur que tu ne souffres d’avantage je ne traduisais pas tout.

Maman, tu es née comme papa sous le signe du dévouement et du courage. Par deux fois tu as vaincu le cancer et même très affaiblie tu as tenu à préparer les repas pour deux de mes anniversaires. Je t’en serai éternellement reconnaissant.

Ah, j’oubliais maman. Lors d’une course de vélo avec mes copains de quartier, je suis tombé et me suis légèrement ouvert le front. En rentrant à la maison avec le sang coulant de mon visage, forte de ton instinct maternelle, tu as lâché ta machine à coudre, tu m’as pris par la main et pieds nus nous avons traversé notre quartier pour aller chez le médecin. Maman, cette cicatrice c’est mon tatouage à vie pour te dire aussi je t’aime. Jacques. »

 

Prenez soin de vous toutes et tous.

A demain.