Vendredi 31 juillet 2015.

Je viens d’arriver aux portes de Tatvan après trois heures quarante de pas hésitants et seize kilomètres trois-cent-soixante laborieusement franchis.

Ce vendredi était la journée du grand doute. Je n’avais pas envie de marcher. Je ne me sentais pas en forme. J’étais mou, comme vidé, absent.

Je ne savais pas pour qui marcher. Des noms allaient et venaient dans ma tête. Que voulais-je partager ? Sans doute beaucoup. Sans doute trop. Mais avec qui ? Comment ? Pourquoi ?

Ma raison s’est jouée de moi, faisant obstacle à mon besoin d’ordre et à la recherche de mon cap. Mes passions se sont évanouies me laissant plus que nu, insensible.

Qu’ai-je besoin de venir chercher l’indicible, entendre l’inaudible, regarder l’invisible, sentir l’inodore, goûter ce qui est sans saveur ?

Que fais-je ici dans ce pays en « presque guerre » ? Quel sens y-a-t-il à révéler ma fragilité là où la brutalité étouffe les consciences ? Que fais-je à marcher sur ces bords de route sous les yeux scrutateurs des militaires et des intriguants ?

Je vois bien que l’Orient s’effondre jour après jour. Je l’ai lu dans les livres. Je l’ai entendu de la bouche des anciens. Je l’ai vu au cours de mes voyages. Je le devine encore aujourd’hui chemin faisant.

Suis-je à ma place sur ce chemin ? Qu’avais-je besoin de venir de si loin pour si peu d’espoir ? L’étincelle que j’avais cru discerner ne serait-elle qu’un mirage ?

Je doute. Oui, je doute de ce que je fais, de ce que je vois, de ce que je ressens, de ce que j’espère. Je crois bien que je flanche. Je tombe. Je dois à tout prix me ressaisir. J’ai pris quelques médicaments dans la trousse médicale que m’a préparée mon bon docteur Isabelle Haroutunian. Ils me sont utiles pour les humeurs de mon corps. Mais pour les humeurs de mon âme quels remèdes dois-je prendre ? Dans le maquis de mes pensées et des mes sentiments, il m’en est revenu deux. D’abord celui que m’enseigne l’art que je pratique : le judo. A force d’entrainement et de combats, j’ai appris à chuter et plus encore à me relever. C’est l’esprit de cette discipline que m’a enseigné mon ami et mon maître Alain Abello.

« Alain, j’aimerais tellement que tu sois là pour m’aider à me relever et à reprendre le combat. J’aimerais tellement t’entendre me dire de tirer moins fort et d’être plus souple. Tu m’as appris que le judo est la voie de la souplesse. Il va donc falloir que je marche avec plus de souplesse d’âme.»

Malheureusement Alain est en ce moment bien trop occupé à jouer avec Éole sur les mers des Cyclades. Je vais devoir me relever tout seul.

Le second remède de l’âme est celui que m’enseigne la foi. Et pour la première fois depuis le début de cette aventure j’ai éprouvé le besoin d’ouvrir l’un des livres que j’avais placé dans mes bagages. Spontanément j’ai lu le livre que m’a confié mon amie bibliste Régine Maire. Ce livre s’intitule « L’homme qui marche » de Christian Bobin. L’homme en question est celui que le monde connaissait mais n’a pas voulu reconnaître. De cet homme l’auteur écrit:

« Il ne semble pas suivre un chemin connu de lui. On pourrait même parler d’hésitations. Il cherche simplement quelqu’un qui l’entende. Cette recherche et presque toujours déçue, son chemin et celui des déceptions, d’un village à l’autre, d’une surdité à la suivante. Ainsi l’eau sous la terre, quand elle cherche une issue, rompant, tournant, revenant, repartant – jusqu’au coup de génie final : le grand fleuve surgissant à l’air nu, la dernière digue pulvérisée. »

Isabelle, Alain et Régine, puissent vos remèdes me permettre de me relever et d’avancer.