Samedi 1er Août 2015.
Il a bien fallu que je me lève ce matin. Pourtant, je ne savais pas si j’allais me relever du démon de mes doutes.
La nuit porte conseille dit-on. Qu’allait-elle donc pouvoir m’offrir ?
Il y a quelques jours, Sylvie Chateau, une amie qui m’accompagne par le coeur et l’esprit dans cette Marche m’a offert cette pensée du poète François Cheng « Puisque chaque jour se renouvelle, renouvelle-toi chaque jour, et toujours renouvelle-toi. » J’étais donc ouvert au renouvellement.
Par bonheur ce renouvellement est arrivé, comme un remède universel que j’avais négligé hier : l’amour. Un simple message d’amour de la femme qui partage ma vie et mes combats. C’est incroyable ce que l’amour peut faire ! Croyez-moi, il a agit instantanément comme un remède miraculeux.
Je me suis donc relevé et j’ai marché pour les gens que j’aime et pour ceux à qui je veux rendre hommage et témoignage, là où ils ont vécu et là où ils sont ‘tombés’…en 1915.
L’énergie de marcher ne réside pas seulement dans le souvenir de la douleur. Si je marche, c’est aussi parce que je veux aimer. Seul l’amour porte. « J’aime, donc je marche. »
Je suis donc allé de l’avant trois heures cinquante trois durant, sur quinze kilomètres six-cent-quarante de Tatvan à Kolbaçı.
Aller de l’avant c’est marcher vers soi-même, c’est cheminer vers l’avenir, c’est avancer vers le passé ! Oui, j’en suis convaincu, on peut avancer vers le passé. Que fait un astronome avec son télescope géant ? Il scrute la lumière lointaine, cette lumière qui a déjà parcouru des milliards de kilomètres et qui a déjà franchi des milliards d’années. L’astronome ne regarde pas derrière lui. Il n’a pas non plus des yeux dans le dos. Il regarde devant lui ce très lointain passé qui lui frappe la rétine pour en comprendre les mécanismes et envisager l’avenir. Certes, je ne suis pas astronome, mais je fais un peu comme lui. Je regarde devant moi vers un passé pas si lointain, car je sais que j’y découvrirai les clés de l’avenir.
Depuis Tatvan, je chemine vers l’ouest en direction de Mouch – Muş, en turc. Aller vers Mouch, c’est avancer vers une région nommée le Daron, coeur historique, politique et spirituel de l’Arménie méridionale, dans une creuset formé de montagnes et de plaines, entre l’Euphrate oriental et le Tigre. C’est une Arménie païenne et chrétienne, épique et héroïque, dont les récits, les contes et les légendes alimentent encore aujourd’hui tous les registres de l’identité arménienne. C’est une Arménie de résistants, notamment dans le fief du Sassoun au sud de Mouch, qui pendant des siècles ont opposé leur détermination aux armées de conquérants jusqu’aux assassins de la dernière heure.
J’y reviendrai plus en détail dans mes prochaines chroniques, mais j’aimerais à présent dédicacer cette journée à l’une des personnes qui porte au plus-haut cette intensité de l’identité arménienne et cette exigence d’amour. Je veux parler de Kéram Kévonian.
« Kéram, tu es un maître et un ami. Ceux qui te connaissent savent que tu es un savant, immense et modeste, un homme de coeur, pudique et généreux, un visionnaire, pragmatique et opiniâtre. Ceux qui ne le savent pas encore découvriront quelques-uns de talents à travers ces lignes.
Tu as fondé dans les années 70, l’Organisation Terre et Culture, qui travaille à la valorisation du patrimoine inaliénable des Arméniens dans ce qu’il est convenu d’appeler le ‘pays arménien’, là où s’est enracinée la civilisation arménienne. En Iran, en Syrie, en Turquie comme en Arménie du Caucase.
La première fois que j’ai eu la chance de te rencontrer et de partager ta vision, c’était au cours de l’été 1989, quelques mois après le tremblement de terre de Gyumri. A l’époque l’Arménie du Caucase était soviétique. L’Organisation Terre et Culture avait obtenu l’autorisation de pouvoir participer à un chantier de reconstructions de maisons dans le village de Gogaran. J’étais de l’aventure. C’était mon premier contact avec la terre arménienne.
La deuxième fois, c’était en Iran, à l’occasion du pèlerinage de Saint Thaddée, fin juillet 2001. Fantastique moment de spiritualité partagée dans un État islamiste, au coeur de l’un des tous premiers monastères de l’histoire chrétienne, à l’occasion des cérémonies marquant les 1700 ans de la christianisation de l’Arménie, dans un paysage à couper le souffle.
Ces deux premières fois, comme chacune des rencontres qui ont suivies m’ont ouvert les yeux sur l’intensité de l’amour que tu portes sur ce ‘pays arménien’. Tout ce que tu accomplis, tu le fais par amour, mais cela ne vaudrait rien s’il n’était partagé. C’est précisément la vocation de l’Organisation Terre et Culture.
Ici même par exemple, en Turquie, dans cette autre partie du ‘pays arménien’, l’Organisation Terre et Culture a soutenu la restauration des fontaines de Havav, là où est née la grand-mère arménienne de Fetiyé Çetin. Lors de l’inauguration des fontaines, Fetiyé a dit combien il est essentiel de voir à nouveau couler l’eau là où autrefois ont coulé le sang et les larmes. Je sais Kéram que tu partages cette vision, dans l’exigence de la vérité et de la justice.
Kéram, j’ai découvert grâce à toi que l’amour peut tout, y compris pour redresser un peuple et une civilisation jetés dans les abîmes de l’humanité. C’est cette exigence d’amour qui me porte moi aussi. C’est cette exigence qui m’aide à me redresser quand je perds confiance en moi. L’amour des personnes qui vous chérissent, l’amour que des personnes d’exception inscrivent dans leurs œuvres, l’amour qu’elles partagent et qui rayonne.
A ce qui imaginent que tout ceci est facile et naturel. J’aimerai leur dire aussi que l’amour est un combat. Je ne livrerai qu’un seul exemple, public, qu’illustre ton histoire filiale.
Kéram, tu es le petit fils de Gulizar. Née arménienne à Khartz, un village de la région de Mouch, elle fut enlevée en 1889 à l’âge de 15 ans par un chef de clan kurde nommée Moussa Bek, bien avant les massacres hamidiens et l’anéantissement final en 1915. Donnée au jeune frère de Moussa Bek, Djezahir. Gulizar résista pendant plusieurs mois à la soumission sexuelle, et l’islamisation forcée. A sa libération, le procès qu’elle intenta à Moussa Bek, à Constantinople, eut un effet retentissant qui favorisa le réveil politique de la nation arménienne et son besoin d’émancipation, face à des pogroms à répétitions. L’histoire ne s’arrête pas là, puisque le mari de Gulizar, Kéram Der Garabedian, député à Istanbul, fut l’une des victimes désignées de la rafle des intellectuels arméniens en 1915. La suite est connue (…) Cette histoire est consignée dans un livre « Les noces noires de Gulizar » que j’avais lu il y a bien longtemps.
Kéram, à travers ton histoire personnelle et filiale, tu aurais pu tomber dans la rancœur et la vengeance. C’est tout l’inverse. Tu rayonnes de l’exigence de l’amour.
Kéram, qu’il me soit permis ici te dire Merci. »
Ainsi, moi aussi, lorsque je viens voir les ruines des églises et des monastères arméniens, lorsque je viens voir ce qu’il reste de ces « charniers de pierres », je ne viens pas porteur de haine, je viens poser un regard d’amour sur la vie des nôtres, autrefois. Je viens les mains ouvertes envisager un autre futur. Et je fais mienne cette déclaration du « Collectif 2015 : réparation » de l’Organisation Terre et Culture qui en appelle « à la conscience du peuple turc, pour qu’il reparcoure l’histoire, et reconnaisse au peuple arménien la place qui était la sienne à ses côtés, dans une fraternité toujours possible. »
A demain.