Mardi 4 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écrit aujourd’hui de Diyarbakir. Les Arméniens disent Dikranaguerd, comme on se transmet le lointain héritage d’une antique cité où régna le Grand Tigrane. Les Kurdes eux disent Amed et font de cette ville de près d’un million d’habitants leur « capitale ».

Diyarbakir est donc un centre névralgique où sont convoqués l’histoire ancienne et l’histoire récente, l’univers symbolique et les enjeux politiques.

Dans l’histoire arménienne, Diyarbakir -Dikranaguerd- porte le souvenir terrifiant de la folie exterminatrice de 1915. Aux épouvantables tueries locales se sont ajoutés les convois de déportés qui parvenaient aux portes de la cité, venant de Siirt à l’Est, de Mouch au Nord-Est, de Kharpout au Nord-Ouest, avant de poursuivre leur marche de la mort vers Mardin, Ras al Aïn, Deir-es-Zor et Mossoul.

Diyarbakir ne porte pas seulement le poids du récit arménien, puisque dans un même mouvement infernal ont été emportés les Syriaques et les Chaldéens de Diyarbakir et de la région.

C’est donc dans cette cité de sinistres mémoires que je me suis confronté à la charge émotive d’une tentative de renaissance. Une expérience inachevée.

Réduite à l’état de ruine après 1915, l’église arménienne Sourp Guiragos de Diyarbakir -Dikranaguerd- a été restaurée avec le soutien actif des autorités kurdes locales et rouverte au culte depuis quatre ans. Aujourd’hui l’église Sourp Guiragos incarne le fol espoir d’un avenir incertain.

J’aurais normalement dû parvenir à pied à Sourp Guiragos le 15 Août -c’était le sens et l’essence de cette marche pour la vie et la justice – mais l’insécurité grandissante dans la région entre toutes sortes de groupes armés et d’intriguants m’a stoppé net dans ma progression il y a deux jours seulement.

Une messe de célébration de l’Assomption le 16 Août en cette année si importante du Centenaire, y est encore prévue, mais rien ne permet de dire à ce jour si elle aura effectivement lieu.

Des centaines d’Arméniens, venant d’Istanbul, d’Europe et du bout du monde auraient dû s’y retrouver, tels de pèlerins venant fêter un renouveau, mais la grande fête de la vie a déjà le goût d’un fruit amer. Les pèlerins qui devaient en effet venir de France ne viendront pas. Le grand voyage a été annulé.

Ces bouleversements n’ont eu raison ni de ma quête ni de mon espérance. Ils viennent juste me rappeler l’instabilité persistante sur laquelle nous fondons nos espoirs. Ils soulignent aussi l’obligation pour celles et ceux qui veulent croire en un avenir possible de plier sans rompre lorsque le vent souffle en tempête.

Dans la vieille ville de Diyarbakir, dans un entrelacs de ruelles indéchiffrables, on accède finalement au domaine de l’église en passant sous un petit porche discret à double portail.

J’ai été instantanément saisi par un sentiment de bien-être dans cet espace de vie soigneusement entretenu et même rafraichissant malgré les 45° du moment.

Je me suis senti chez moi, comme si je n’étais plus étranger dans cet étrange monde. C’était incroyable. Et pourtant, je sais bien qu’il ne s’agit pour l’instant que d’un îlot de vie dans un océan de détresse.

L’église est splendide et massive, faite de pierres de taille anthracite. Les nombreuses fenêtres portent toutes cette inscription écrite sur verre fumé en lettres capitales arméniennes : ‘Sourp Guiragos Hayots Yegueghtsi. – Eglise Saint Cyriaque des Arméniens’, avec en plus la mention de la date originelle : 1376.

Le long de l’église, à l’extérieur, sous une ombre bienfaitrice, des tables sont dressées pour y partager le thé. C’est un peu la théologie du renouveau.

Je ne veux surtout pas me précipiter et tout voir, tout regarder, tout de suite. Je savoure donc ces premiers instants autour d’une table, buvant le thé avec mon ami et sherpa kurde, avec Jacques mon compagnon d’aventure qui m’a rejoint dimanche, avec Guzidé une jeune fille de 33 ans de sang mêlée arméno-kurde qui porte sur le revers de son chemisier le myosotis du souvenir éternel des Arméniens. Guzidé travaille ici, pour la Fondation de l’église Saint Cyriaque.

Tout le personnel, kurde, porte le tee-shirt de l’église. Tous les objets de table en portent les mentions en lettres arméniennes. Ici, tout suggère un autre temps, un autre lieu, un autre avenir !

En pénétrant dans l’église, je me suis mis à caresser les pierres comme pour m’en imprégner. A l’intérieur, tout est splendide sans être ostentatoire.

L’église est composée de cinq nefs menant à cinq autels. Une tribune occupe toute la largeur de l’édifice sur une profondeur de quatre ou cinq mètres.

Un bac à bougies permet de consumer des vœux. J’en ai brûlé sept en souvenir de tous les nôtres (…) Une mention en turc et en anglais indique : « cette restauration a été rendue possible par nos donateurs en mémoire de nos racines vivantes dans cette terre depuis des milliers d’années. Ne l’oubliez jamais. »

Il n’y a personne cet après-midi. Juste quelques touristes qui viennent s’y prendre en photo. De même, il n’y a que très peu d’Arméniens ici à Diyarbakir – Dikranaguerd. Il y a ceux que l’on dit islamisés. Combien sont-ils ? Il y a aussi ceux qui sont chrétiens ou redevenus chrétiens. Guzidé m’a dit qu’il n’y en a que vingt-cinq (…) là où autrefois il y en avait des milliers ! Quelques rares célébrations ont lieu chaque année à Sourp Guiragos. Une fois par mois me confie Guzidé. Il faut aussi y ajouter des activités culturelles et des expositions.

Quel contraste entre 1915 et 2015. Les destructions et les cris d’hier. Cette reconstruction et le silence d’aujourd’hui. Sourp Guiragos est un phœnix sorti de ruines à jamais fumantes et de cendres brûlantes pour l’éternité. Tout autour des oiseaux de proie sont revenus roder. Leurs ombres menaçantes attisent le feu de la peur et pèsent de plus en plus lourdement sur les consciences. Tout particulièrement dans cette ville et dans cette région.

Dans cette église, Jacques et moi avons partagé un moment intense avec un homme aussi solide que tendre. Il se prénomme Dikran. Il vit et travaille ici. Il est arménien. Ses ancêtres étaient originaires de ce haut lieu de la résistance arménienne, le Sassoun. Dikran nous a ouvert son coeur. C’est à travers les mots de Jacques, à qui je confie cette plume, que s’exprimera donc la dédicace de ce jour. La dédicace à Dikran :

« Diyarbakir, Dikranaguerd, Sourp Guiragos Yegueghetsi. En ce lieu sacré symbole de notre renaissance, j’ai fait ta connaissance Dikran. Les tiens comme les miens ont été arrachés de leur terre par la force et ont été jetés sur les routes des ténèbres. T’écouter raconter à voix basse ton histoire en turc, t’entendre dire au début de chacune de tes phrase : ‘soylé’ ce qui signifie en français ‘dis-leur’ en dit déjà long. Guzidé, moitié-kurde, moitié-arménienne, a traduit en français tant bien que mal ce que ton coeur et ton âme avaient cumulé depuis tant d’années et qui avaient besoin de frères d’âmes pour les raconter. Je t’ai écouté et regardé aussi. Parfois on dit qu’on est bien peu de choses, mais dans ces circonstances, ton coeur énorme et lourd, porteur de ces souffrances transmises depuis cent ans ont réellement fait de nous des frères d’âmes. Tu sais, Dikran, cet endroit de l’âme où on se rencontre et où l’on se reconnaît sans laisser de place au doute, mais bien plus à l’amour et à la tendresse.

Dans cette église, tu nous as expliqué qu’en 2012 tu t’es converti au christianisme. Ton histoire ‘akhperjan’ – mon cher frère- a transformé chaque pierre de cette église en coeur. Ces milliers de cœurs de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont péri, de ceux qui ont survécu ; les cœurs des tiens et les cœurs des miens se sont mis à battre et à rebattre. Tout est devenu palpable, tout est devenu chair, rappelant ainsi les corps décharnés dont tu connais les images.

Dikran, en partant j’ai touché les pierres pour être sûr que tout était bien devenu chair -pour chaque pierre un coeur- et pour sentir ainsi les âmes que cette église fait vivre. Et bien non, Dikran, tout était bien dur, les pierres rappeuses me ramenant à cette réalité que même si par la force de nos âmes nous savons transformer l’eau en feu et le feu en blé et que le mot impossible n’est ni pour toi ni pour moi, nous conservons encore en nous cette douleur. Qu’elle est difficile à porter.

Il nous faut encore lutter pour apaiser les âmes de ceux qui sont partis en nous laissant leurs vies et à qui nous devons apporter reconnaissance et réparations.

Dikran, même si tu es loin de moi, même si tous deux nous ne parlons pas la même langue, nous sommes les héritiers d’une même Mère-Nation.

A jamais liés. Jacques. »

Prenez soin de vous.

Toutes et tous.

A demain.