Mercredi 5 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écrit aujourd’hui de Mardin.
Mardin, c’est le coeur du Tur Abdin. Littéralement la « Montagne des Serviteurs de Dieu ». Quel mystère recèle donc cette terre ? Ce vaste territoire de quatre-vingt kilomètres de long, étiré d’est en ouest le long de la frontière turco-syrienne, est riche de ses nombreux et sublimes monastères chrétiens, issus des premiers âges de l’évangélisation. Sur ce haut-plateau, autrefois si difficile d’accès, l’église syriaque orthodoxe (dite jacobite) fait autorité. Cette civilisation a subi destructions, massacres et déportations aux mêmes périodes et dans les mêmes circonstances que les Arméniens. Les pogroms et pillages commis en 1895 par des Kurdes sans foi ni lois à la solde du sultan rouge Abdul Hamid ont précédé la grande extermination en 1915. Dans le langage syriaque, on dit « Seyfo » pour qualifier cette abomination. Les syriaques-orthodoxes ont bien failli totalement disparaître de leur berceau géographique et identitaire, s’ils n’étaient parvenus à recomposer un tissu communautaire de plusieurs dizaines de milliers de personnes cinquante ans plus tard. Pour autant, l’exode rural et les incessantes guerres turco-kurdes, ont poussé ces chrétiens des montagnes à chercher refuge en Europe, aux Etats-Unis et jusqu’en Australie.
Les plus irréductibles d’entre eux continuent de vivre courageusement sur cette terre-mère. Ils sont aidés en cela par leurs communautés établies en diaspora qui apportent les soutiens financiers nécessaires.
C’est ainsi que plusieurs grands monastères syriaques ont été restaurés. Parmi ceux-ci, Deyr-ul-Zafaran, à quatre kilomètres de la ville de Mardin. Cet immense et somptueux monastère de pierre beige, parfaitement et totalement restauré, a été fondé à la fin du Vème siècle sur un ancien temple paléo-chrétien. Dey-ul-Zafaran a même été une résidence patriarcale syriaque-orthodoxe entre 1293 et 1932. Fantastique longévité.
Le site, richement arboré et planté de centaines d’oliviers est évidemment devenu un pôle touristique essentiel, non seulement pour la visibilité de l’identité syriaque-orthodoxe, mais aussi pour la Turquie qui profite de l’aubaine pour faire briller sa vitrine pluraliste.
De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, on aperçoit la vaste plaine de la Mésopotamie. La Syrie est au bout des yeux, à 20 kilomètres à vol d’oiseau.
De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, je vois le spectre du passé surgir de terre. Je vois ces cohortes d’êtres décharnés jetés sur les routes de l’enfer, envoyés vers les mouroirs et les abattoirs des déserts syriens.
De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, je devine le pire. Je devine Deir-es-Zor. Là-bas, au bout de mon horizon, des dizaines de milliers d’Arméniens ont été exterminés, enfumés et brûlés vifs dans les cavernes alentours. « Le chiffre officiel des Arméniens qui furent victimes des massacres de Deir-Zor s’élève à 192 750 » indique Aram Andonian dans ses « Notes relatives à Deir-Zor » conservées par la Bibliothèque Nubar à Paris. Les récits sont innombrables et terrifiants. Je ne livrerai que celui-ci : « Aux enfants de Deir-Zor vinrent s’adjoindre beaucoup d’autres qui étaient amenés par la route de Meskéné. Lorsqu’ils furent rassemblés, ils étaient plus de deux mille (…) Au début du septième mois, ils adjoignirent aux enfants encore en vie les gamins trouvés dans les rues ou ramenés des environs. Puis ils les entassèrent tous dans des chariots pour les sortir de la ville (…) Une folie infernale régnait autour des chariots. Zéki Bey surveillait parfois ces convois. (…) Les chariots quittèrent ainsi la ville les uns à la suite des autres. Il y avait comme une ambiance annonciatrice de mort dans ce convoi. Des meutes de chiens suivaient les voitures (…) Les chariots transportant les enfants avaient lentement avancé jusqu’à Cheddadiyé. Le voyage avait duré deux jours et ils ne leur avaient absolument rien donné à manger. Les chariots revinrent vides. Quoi que des ordres stricts aient été donnés pour que les faits restent secrets, nous avons malgré tout fini par apprendre qu’ils avaient enfournés les petits dans un gouffre, allumé des bûchers et fait griller les enfants. Ils avaient brûlé vif un autre groupe en mettant le feu aux buissons secs se trouvant sur les lieux, puis avaient jeté les cadavres dans le fleuve Khabour ». Ce récit est extrait du témoignage 57 de Dikran Djambazian, recueilli par Aram Andonian et cité dans « L’extermination des déportés arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie (1915-1916). La deuxième phase du génocide », tome II, 1998, numéro spécial de la Revue d’histoire arménienne contemporaine.
Mon compagnon d’aventure, Jacques, a lui-aussi ressenti cet instant suspendu entre passé et présent. Il nous le partage dans ses notes de voyage, à chaud :
« Nous avons pris la route de Mardin…Dans la voiture, je remarquais la température qui dépassait les 40°…comme celle que vous avez dû connaitre. Le paysage vallonné de chaque côté de la route la rendait étouffante…comme celui que vous avez dû connaitre. Des arbres au feuillage vert-printemps tranchaient avec le jaune-paille du foin…comme ceux que vous avez dû voir. Dans ce paysage aride, alourdi par un soleil de plomb, aucun point d’eau…comme celle que vous avez dû chercher. Je regardais de chaque côté de la route ces arbres tantôt clairsemés, tantôt groupés…comme quand vous marchiez. En ce 5 août à Mardin, il y en avait seulement deux. Seulement deux Arméniens dont vous avez habité les pensées. Leurs pensées vous ont cherché pour que de Là-haut vous soyez certains qu’Ici-bas, on ne vous quitte pas. En souvenir de vous. En communion avec vous. Jacques. »
De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran je vois aussi le spectre de cet ignominieux passé se fracasser aujourd’hui sur le scandale et l’horreur d’une abominable et interminable guerre, qui ne se satisfait pas d’éliminer les vivants, mais s’acharne aussi sur le souvenir des morts en détruisant le mémorial de Deir-es-Zor !
A Mardin, dans la vieille ville, j’ai découvert une petite église chaldéenne. Là, devant le porche de l’entrée deux enfants sont heureux de nous accueillir. Ils se prénomment Sergan et Sarah. Ils sont frère et sœur. Ils sont Syriaques-Catholiques. Ils sont originaires de Damas en Syrie. Depuis trois ans, ils vivent ici à Mardin, échappant ainsi au chaos dans leur pays. Dans quinze jours Sergan et Sarah partiront en Australie. Terre lointaine, terre d’exil. Là-bas, ils pourront rire et sourire à la vie.
A ce point de notre échange, il me faut à présent offrir la dédicace de ce jour. C’est à Joseph Yacoub que je veux ainsi m’adresser et partager ce moment.
« Joseph, nous nous connaissons depuis trente ans. Au delà de l’amitié que nous partageons, je dois dire à ceux qui lisent ces lignes que tu es professeur honoraire en sciences politiques de l’université catholique de Lyon. Spécialiste des minorités dans le monde et singulièrement des chrétiens d’Orient, tu es toi-même issu de cette civilisation qui a pris racine en Mésopotamie.
Toi aussi tu es né en Syrie. Toi aussi, tu portes dans ton coeur le poids d’une histoire hallucinante. Toi aussi tu as quitté ton village et ton pays natal pour chercher avec ta famille un pays en paix. Un pays où l’enfant que tu étais est devenu un savant et un humaniste.
Joseph, j’ai appris grâce à toi que les récits dont les rescapés arméniens, assyriens, chaldéens et syriaques ont témoigné interrogent indistinctement notre commune humanité.
Avec toi, je m’interroge sans cesse sur le fossé grandissant entre la proclamation de l’inviolabilité de la dignité de l’homme et les violences inouïes qui ruinent tout principe d’humanité.
Joseph, nous savons tous deux que les injustices, toutes les injustices, sont autant de plaies qui défigurent les êtres humains. De même, nous savons que l’impunité est un virus mortel qui se répand telle une pandémie. Ainsi l’impunité devant l’humanité de l’anéantissement des Arméniens, des Assyro-chaldéens et des Syriaques de l’Empire ottoman il y a cent ans a engendré toutes les horreurs qui se perpétuent depuis lors et que l’on observe, impuissants, encore aujourd’hui.
Joseph, nous savons tous deux que la justice devant les hommes et devant Dieu est la seule voie qui conduit à la paix. Oui Joseph, l’impunité est le puits sans fond d’une affliction dévorante et d’une éternelle malédiction qui frappe l’humanité entière.
Alors que pouvons-nous faire mon ami ? Mon intuition me porte à vivre dans le combat et l’espérance. Parce que la vie est une Grâce. Parce que la vie est si belle. C’est ce que tu portes si merveilleusement. C’est ce que tu partages autour de toi. C’est ce don que tu m’as transmis, aussi.
A toi, Joseph et à ta compagne Claire, ma plus haute estime et mon amitié. »
Portez-vous bien, toutes et tous.
A demain.