Jeudi 6 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écrit aujourd’hui de Midyat.

Midyat est l’une de ces cités du Tur Abdin, « La Montagne des Serviteurs de Dieu », où l’on peut encore rencontrer une petite communauté syriaque-orthodoxe de plusieurs dizaines de familles. Charmante petite cité dont la vieille ville porte encore les jolies traces architecturales d’une autre époque, une époque syriaque. Près de dix églises syriaques-orthodoxes y sont encore visibles, même s’il est impossible de les visiter en ce moment pour des raisons de sécurité. Une maison bourgeoise richement sculptée attire les promeneurs solitaires, les mariés qui viennent y faire leurs photos, les touristes qui en tant normal sont nombreux, et bien-sûr les inévitables oiseaux de proie dont les regards ne laissent aucun doute sur l’amabilité de leurs pensées et de leurs intentions.

Midyat a connu toutes les épreuves infligées aux Chrétiens de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne. Les massacres hamidiens à la fin du XIXe siècle, Seyfo – littéralement « l’épée » c’est à dire l’extermination en 1915 -, et bien sûr les guerres turco-kurdes, qui n’ont pas épargné ces communautés chrétiennes dont la survivance à travers les âges est un miracle de courage et d’abnégation typique de ces peuples des montagnes endurants et résistants.

Aujourd’hui encore deux-mille-cinq-cents chrétiens syriaques-orthodoxes vivent dans le Tur Abdin et quinze villages sont exclusivement chrétiens, tandis que six ou sept sont mixtes. Signe de ces temps qui changent –ou qui voudraient changer- le co-maire de Mardin est une jeune femme visionnaire de 26 ans. Elle se nomme Februnyie Akyol.

Mais revenons à Midyat. Le joyau de la région est à vingt kilomètres de la cité. C’est le monastère Mar -Saint- Gabriel, autrement nommé Deyr-ul-umur. Mar Gabriel est probablement l’un des plus anciens monastères du monde encore en activité, sinon « le plus ancien » affirment fièrement les Syriaques-Orthodoxes. Fondé en 397 par deux moines ce splendide et immense couvent a été agrandi de siècles en siècles pour y accueillir de plus en plus de monde. L’âge d’or de cette croissance assez précoce, a été atteint grâce aux liens étroits entretenus avec des empereurs byzantins, tels Honorius, Arcadius, Théodosius II et Anastasius. Mar Gabriel a accueilli jusqu’à huit cents moines lors de la grande époque d’expansion monastique au VIe siècle.

C’est vrai que ce monastère n’a rien à envier à ceux qui ont été bâtis en Europe, quelques siècles plus tard, même si aujourd’hui sa communauté de moines et de nonnes y est beaucoup plus réduite.

Le mode de vie monastique n’y est pas autarcique, mais l’étendue du domaine suggère qu’en des temps reculés l’activité agricole devait être fondamentale. Aujourd’hui encore l’arboriculture fruitière et les immenses vergers sont des activités essentielles autant qu’un régal pour les visiteurs ébahis.

Tout y si beau et si bien entretenu que personne ne pourrait imaginer un seul instant l’ampleur des difficultés et des craintes auxquelles Mar Gabriel et les Syriaques-Orthodoxes doivent faire face.

D’abord et depuis des dizaines d’années, l’administration multiplie les entraves juridiques au domaine monastique. Ces litiges sont encore loin d’être résolus.

Ensuite et c’est sans doute le principal, le contexte régional avec ses guerres actuelles et si proches en Irak en Syrie, crée un climat de tensions de plus en plus lourd à porter.

Pour expliquer et illustrer ce propos, j’ai rencontré aujourd’hui Gabriel, un Syriaque-Orthodoxe de Midyat. Il m’a ouvert son coeur sans aucune rancoeur. Je lui dédie cette journée de pèlerinage et à travers les mots qu’il m’a partagés, je veux ainsi rendre hommage à cette immense civilisation syriaque-orthodoxe :

« Gabriel, vous m’avez dit combien ces temps sont difficiles. Vous m’avez dit ressentir ces tensions croissantes et comme vous, toutes celles et tous ceux qui sont ici issus de ces minorités chrétiennes.

Gabriel, comment pourrais-je vous dire ma proximité ? Je suis arménien et je vous comprends.

Vous m’avez partagé la désastreuse situation des chrétiens en Irak et en Syrie, tués et pourchassés comme le sont les Yézidis. Je vois bien votre désarroi malgré votre sourire amical.

Gabriel, vous m’avez convaincu en me disant si simplement que nous aurions tort d’imaginer que de telles tragédies ne puissent se dérouler que de l’autre côté de la frontière. Vous m’avez alors révélé que dans votre pays, nombre de ces intriguants circulent dans vos villes et vos villages. Gabriel, je vous ai cru, oui vraiment cru, lorsque vous m’avez avoué craindre ce qui pourrait advenir (…) Oui Gabriel, je vous ai cru encore lorsque vous m’avez confié qu’ils se préparent à agir. Votre seul question : quand ? Quand cela se va-t-il commencer ? Vous êtes persuadés Gabriel que rien ne pourra dès lors arrêter une nouvelle catastrophe. J’aimerais tant Gabriel que votre analyse soit inexacte. J’aimerais tant que tout ceci ne soit qu’un cauchemar. J’aimerais tant que nous puissions nous réveiller et revenir à la douceur de vivre. Je vois pourtant comme vous Gabriel qu’un cancer est en train de ronger cette région et traverse les continents. Dans mon pays aussi il produit des métastases. Ce qui vous blesse et moi-aussi Gabriel, ce sont ces faux docteurs si bien habillés et si hauts-placés qui manipulent ces sinistres virus, qui en multiplient les combinaisons mortelles au point d’en perdre tout contrôle et qui voudraient éradiquer la pandémie qu’ils ont eux-mêmes développée et amplifiée. Oui Gabriel, les Syriaques, les Chaldéens et les Arméniens savent depuis si longtemps à quoi conduisent de tels fléaux et les désastres auxquels ils mènent. Jusqu’à présent grâce à Dieu, m’avez-vous dit Gabriel, mais demain (…) Ce serait alors terrible. Vous m’avez dit également du bout des lèvres que les chrétiens sont obligés de penser le futur ! Vous restez cependant à Midyat parce que votre vie est ici, mais demain (…)

Déjà, quand vous allez prier dans votre église, les entrées sont surveillées par des membres de votre communauté.

Avant, vous alliez en pèlerinage annuel à Mar Gabriel le 31 août pour y fêter votre Saint Patron. Vous y étiez plusieurs milliers, venus du monde entier, pour célébrer et vous réjouir. Désormais et depuis deux ans la fête n’a plus lieu. La sécurité n’y est plus garantie.

Gabriel, comme je vous comprends. Je rêvais moi-aussi de parvenir à Diyarbakir, marchant et pérégrinant dans le sillon de l’histoire, pour aller célébrer l’Assomption à Sourp Guiragos. J’ai bien failli y parvenir mais ce temps n’est pas encore venu.

Oh oui Gabriel, si vous saviez combien je souffre avec vous, combien j’espère avec vous, combien je résiste avec vous.

Face à ces nuages noirs qui s’accumulent que pouvons-nous faire cher Gabriel ? Vous m’avez dit très justement : nous soutenir les uns les autres de quelque manière que ce soit. Je vous enverrai donc des livres pour rêver et faire rêver.

J’ai aimé Gabriel vous entendre raconter que nous n’avons qu’une seule terre. Qu’allons-nous devenir ? Nous n’avons pas d’autre planète pour recommencer une autre vie !

Parfois Gabriel, j’aimerais y croire tant cette humanité me fait honte. Mais que ferions sur une autre terre sinon reproduire ce que nous sommes depuis toujours ?

Vous avez raison Gabriel, nous devons trouver ici-bas les moyens de nous entendre. La seule solution est pour vous l’amour. Pour moi aussi. La paix est pour vous la seule voie. Pour moi aussi. Mais vous avez énoncé une condition pour qu’advienne cet idéal : il faut être en paix avec l’histoire si nous voulons bâtir un avenir de paix. Gabriel, je suis un être humain et je vous comprends. »

Les mots de Gabriel résonnent si fortement en moi. Je vois bien que la terreur de 1915 fait encore écho en 2015. La route de Midyat, où vit Gabriel, mène à la frontière irakienne, à cent trente kilomètres à peine.

En 1915 Mossoul vit affluer nombre de déportés arméniens, venus de Diyarbakir, Mardin et Ras-ul-Aïn. En janvier 1916 quinze mille d’entre eux y furent exterminés en deux nuits, attachés dix par dix et jetés dans les eaux du Tigre sur ordre du général Halil Bey, commandant de la VIe armée ottomane sur le front de l’Irak et oncle du généralissime Enver Pacha.

Près d’un siècle plus tard, au cours de l’été 2014 dans la plaine de Ninive, d’antiques cités comme Mossoul et Qaraqoch sont tombées sous la férule d’une organisation fondamentaliste dévorante. Les chrétiens ont été contraints de fuir une fois de plus en toute hâte.

Dans le monde entier des êtres humains sont contraints d’abandonner leurs foyers parce que des hommes sans foi ni lois voudraient les expédier sur une autre planète, aux confins du cosmos. Jacques, mon compagnon de voyage, a vécu ces moments si douloureusement intimes. Il nous en partage la complainte. C’est la complainte des exilés.

« Papa, maman. Vous avez eu le courage de quitter le Liban pour venir vous installer en France, pensant ainsi offrir un avenir à vos enfants. C’est ainsi que le 11 juillet 1972, nous avons débarqué à Marseille – comble de l’ironie d’un bateau turc ! – pour te rejoindre papa. Tu étais arrivé six mois auparavant pour vérifier que le choix de la France fut le bon. Tu avais aussi reçu une lettre de ton oncle qui cherchait un ouvrier pour son atelier de cordonnerie à Vienne, où tu as travaillé très dur. Trop dur. Tu as ensuite trouvé un travail aux forges chez Berliet où tu es resté jusqu’au terme de ta carrière professionnelle. J’ai eu la chance de travailler dans ton entreprise pendant un mois, lorsque j’étais un jeune-homme. Dans la fureur, la chaleur et le bruit assourdissant, tu me partageais des sourires radieux et bienveillants, gommant ainsi quelques instants la rudesse de ton labeur. J’ai appris par maman les très durs moments que tu as dû traverser dans ton travail pour que nous ne manquions de rien. Et pourtant ton sourire ne quittait jamais ton visage. Papa, j’ai gardé ce même sourire quand je partage des moments de complicité avec mon fils. Ton petit-fils.

Tu as toujours eu du mal à t’adapter à la langue française. Il faut dire qu’à 11 ans, tu as déjà été obligé de travailler pour la survie de la famille. Aujourd’hui encore, tu regrettes de ne pas avoir pu suivre une vraie scolarité. Alors tu as créé, oserais-je dire, ton propre vocabulaire. C’est ainsi que Mac Donald’s est devenu Madona et Rhône-Poulenc rond-point (…) Tout ceci entraînant parfois de petites disputes entre nous, car toi tu essayais de te faire comprendre et moi de te comprendre.

Papa, te souviens-tu lorsque tu m’as dit que James Bond est mort ? Je t’ai demandé : James Bond ? Tu m’as dit : Non ! Je t’ai demandé : Sean Connery ? Tu m’as encore dit : Non ! Finalement au bout d’un quart d’heure j’ai compris que tu parlais de James Brown. Papa, nous aimons tellement ta façon de parler la langue de Molière, que David -mon frère- et moi t’avons souvent imité.

De toi papa, nous savons que tu es né lorsque les feuilles tombent des arbres. C’est ce que t’ont dit tes parents. Nous avons bien cherché ton signe astrologique par ton caractère. Mais celui dont je suis sûr papa : tu es né sous le signe du courage, de l’abnégation et du dévouement pour ta femme et tes enfants.

Papa, ton métier de cordonnier est gravé en moi. A 8 ou 9 ans, je venais t’aider dans ton atelier de Bourdj Hammoud -au Liban- à lisser les semelles en cuir avec des bouts de verre. Je me suis coupé une fois au poignet et une autre fois au genou. J’en porte encore les cicatrices. Papa, mon très cher Sarkis, ce sont mes tatouages à vie pour te dire je t’aime. Jacques. »

 

Portez-vous bien. A demain.