Vendredi 7 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui entre le feu et l’eau. Entre Hasankeyf où la chaleur accable les plus courageux et Van où les eaux bleues calment l’ardeur des plus fiévreux.

Hasankeyf est une antique cité syriaque établie sur un éperon rocheux à l’aplomb du Tigre. Connue pour avoir été dès le Ve siècle un siège épiscopal chrétien syriaque, Hasankeyf a connu au long des siècles toutes les invasions consécutives : arabes, turques et kurdes. Quelques furent les conquérants, ils ont tous imposé l’islam aux dépens des populations chrétiennes établies et enracinées. Le grand déracinement en 1915 n’a pas épargné les Syriaques d’Hasankeyf. Ils ont presque tous été exterminés. Il ne reste guère que quelques familles chrétiennes dans la région. Les rencontrer serait sans doute extraordinaire. Ce serait comme un archéologue trouvant une défense de mammouth ou un ethnologue découvrant une tribu cachée. Plaisanterie de mauvais goût me ferez-vous remarquer. Ce n’est pas à moi qu’il faut en faire le reproche. Après tout, c’est bien ce qu’ont fait les autorités de l’Empire lorsqu’elles ont décidé et mis en œuvre la solution finale.

Vous avez sans doute remarqué que mon pèlerinage ne n’offre aucun répit. L’histoire de 1915 est inscrite dans toutes les villes et les villages que je traverse. C’est effectivement le fondement de ma démarche : observer les lieux de l’anéantissement, faire mémoire des disparus, leur rendre dignité et hommage, méditer sur le mal et le bien, penser l’avenir, chercher un chemin de vie et de justice, espérer une humanité meilleure.

Voilà bien des questions ?

De manière bien présomptueuse, je puis aussi vous dire que je suis venu arpenter cette terre dans l’espoir d’y trouver des réponses. Je dois bien modestement vous avouer que je n’en ai trouvé aucune. Une seule, peut-être. Et encore. Il faut que je l’approfondisse. Il s’agit de cette intuition que je vous ai déjà partagée sur la compassion, le pardon et la tendresse, en un mot la repentance comme étape intermédiaire entre la vérité et la justice.

Pour le reste, malgré le temps que je consacre à ces réflexions, malgré le temps que je passe ici à pérégriner et à méditer, je n’ai pas de réponses à vous partager.

Je demeure sans voix face à la tentative de compréhension de cette folie destructrice autant que sur la persistance d’un négationnisme de plus en plus absurde et vicieux.

J’oserais même dire, maintenant qu’approche le terme de cette expérience vitale, que je suis venu bien moins comme un chasseur de réponses mais bien plus comme un guetteur de questions.

Le poète Rainer Maria Rilke m’a bien aidé dans la résolution de cette problématique.

Dans un extrait de ses « Lettres à un jeune poète » (éditions Le livre de Poche, 1989), en réponse à Franz Kappus, un jeune homme de vingt-ans, il écrit ceci le 16 juillet 1903 :

« Vous êtes si jeunes, vous êtes avant tout commencement, et je voudrais aussi bien que je le puis, vous prier, cher Monsieur, d’être patient envers tout ce qu’il y a d’irrésolu dans votre coeur et d’essayer d’aimer les questions elles-mêmes comme des chambres fermées, comme des livres écrits dans une langue étrangère. N’allez pas chercher maintenant les réponses qui ne peuvent vous être données puisque vous ne pourriez pas les vivre. Et s’il s’agit de tout vivre. Vivez maintenant les questions. Peut-être en viendrez-vous à vivre peu à peu, sans vous en rendre compte, un jour lointain, l’entrée dans la réponse. »

Rainer Maria Rilke a mille fois raison. Moi-aussi je dois vivre mes questions. Je dois les vivre intensément sans pour autant me lamenter de l’absence de réponses, qu’elles viennent de Dieu, des hommes ou de moi. Et si un jour des réponses me viennent serais-je vraiment capable de les vivre ?

Il y a tant de questions irrésolues dans nos vies et qui le resteront. J’aimerais partager ce questionnement et pour le coup la dédicace de ce jour à mon ami Patrick Bataille et à son fils Azad.

« Patrick et Azad, je pense à vous deux et à travers vous, à Chaké, femme et mère, disparue trop tôt. Bien trop tôt. En 2009. Pourquoi ? A travers Chaké, je veux aussi faire mémoire de ses aïeuls originaires de cette terre, du côté de Akn et Tokat. Victimes et survivants d’une immense barbarie. Pourquoi ?

Patrick et Azad, je demeure sans voix et sans réponses face à la douleur profonde, injuste, insupportable. Pourquoi ?

En partageant avec vous le souvenir de Chaké et de ses grands-parents et aïeuls, je voudrais vous partager une expérience. Les questions qui nous assaillent ne peuvent être intensément et utilement vécues que dans l’amour. Les réponses que nous pourrions trouver n’auraient d’intérêt et de saveur que dans l’amour. Alors puisque nous sommes vivants, continuons à vivre dans l’amour. Patrick et Azad, je suis heureux de cheminer avec vous au cours de ce périple. Je sais que même loin les uns des autres nous sommes unis. »

 

Avec Jacques, mon compagnon de pèlerinage, nous partageons tellement de questions. Elles demeurent elles-aussi sans réponses. En longeant les eaux du Tigre sous le pont d’Hasankeyf, nous nous sommes interrogés sur les moyens de survie de ces désespérés qui, il y a cent ans ont été jetés en enfer. En voyant les eaux du Tigre, je me suis remémoré les keleks, ces radeaux d’infortune formés d’outres de cuir remplies d’air pour en assurer la flottaison et de planches pour s’y poser. Nombre de déportés ont utilisé ces radeaux en descendant le Tigre. Ont-ils survécu ? Ont-ils trouvé un refuge ? Ont-ils reconstruit une vie ailleurs ?

Jacques, à travers sa vie et celle de ses parents, porte lui aussi les questions fondamentales de tous les exilés. D’hier et d’aujourd’hui. Des questions que seul l’amour compense. Des questions que seul l’amour résout. Il en est ainsi dans sa lettre à Elisabeth.

 

« Maman, Elisabeth. Je sais oh combien cela a été douloureux pour toi de quitter le Liban. Tu y as laissé tes parents, tes frères et sœurs. Je te vois encore souffrir et pleurer. Toi aussi tu as été aussi courageuse que papa et tu t’es battue pour que ne manquions de rien, en gagnant trois francs six sous en cousant tous types de vêtements pour des Arméniens et des Français. Il faut dire que tu es diplômée de couture. Je te vois encore en train de découper tard le soir les patrons sur la table du salon, au milieu de tes magazines Burda. Je vois encore le mètre ruban, la craie carrée bleue, le rouleau à pointes et les morceaux de tissus découpés jonchant le sol autour de la table. Car maman, c’est du ‘sur-mesure’ que tu créais. La cuisine, maman, était ton autre passion. Je ne connais personne qui ait été déçue par tes préparations. Les saveurs que tu préparais ont été le liant de notre intégration. Tant de fois, grâce à toi, nous avons invité voisins et amis, tissant ainsi les liens sociaux dans notre nouveau pays.

Je me souviens lorsque la guerre du Liban a éclaté en avril 75. Tu n’en dormais pas les nuits. Tu avais toujours peur que quelque chose arrive à la famille restée au pays. Avide d’informations, tu me demandais chaque jour de traduire la presse et les infos à la télé. Maman, je dois te faire un aveu. De peur que tu ne souffres d’avantage je ne traduisais pas tout.

Maman, tu es née comme papa sous le signe du dévouement et du courage. Par deux fois tu as vaincu le cancer et même très affaiblie tu as tenu à préparer les repas pour deux de mes anniversaires. Je t’en serai éternellement reconnaissant.

Ah, j’oubliais maman. Lors d’une course de vélo avec mes copains de quartier, je suis tombé et me suis légèrement ouvert le front. En rentrant à la maison avec le sang coulant de mon visage, forte de ton instinct maternelle, tu as lâché ta machine à coudre, tu m’as pris par la main et pieds nus nous avons traversé notre quartier pour aller chez le médecin. Maman, cette cicatrice c’est mon tatouage à vie pour te dire aussi je t’aime. Jacques. »

 

Prenez soin de vous toutes et tous.

A demain.