Samedi 8 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écris aujourd’hui d’Aghtamar. Souvenez-vous, nous en avons déjà parlé ensemble. C’était au seizième jour, le lundi 27 juillet. Je vous avais partagé la légende et l’histoire de ce lieu fantastique.
Ce jour-là je n’avais pas pris le bateau pour me rendre sur l’ilot. Je l’avais juste contemplé depuis le rivage. Il fallait que je marche. Il fallait poursuivre le chemin. C’était encore ce temps où marcher était possible (…)
Aujourd’hui donc, je me suis rendu sur l’île. J’y ai vu tant de progrès accomplis dans la muséification du site. Caméras de surveillance, cordons de délimitation du cimetière, reconstruction rudimentaire de l’enceinte monastique (…) J’y ai encore vu ces mêmes promeneurs ravis. Et comment pourrait-il en être autrement ? Moi je ne suis pas venu pour cela. Je suis venu m’imprégner de l’énergie de ce lieu.
J’aimerais vous partager la prière que j’y ai prononcée. Je l’ai partagée avec vous toutes et tous qui m’accompagnez dans cette marche et ce pèlerinage depuis le 12 juillet dernier.
Derrière l’église Sainte Croix d’Aghtamar sont installés quatre bacs à bougies. Les autorités ont pensé à tout et surtout aux Arméniens ! J’y ai déposé sept petites bougies que j’avais achetées quelques jours plus tôt au monastère syriaque-orthodoxe Deyr-ul-Zafaran. Jacques en a déposé quatre. Nous les avons allumées ensemble.
J’ai d’abord prié le « Notre Père » en arménien. Quelque soit la langue, c’est la prière la plus universelle qui soit. Permettez-moi de vous la partager en français :
« Notre Père qui es aux cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
Pardonne-nous nos offenses,
Comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
Et ne nous soumets pas à la tentation,
Mais délivre-nous du Mal.
Car c’est à toi qu’appartiennent le règne la puissance et la gloire,
Pour les siècles des siècles.
Amen. »
J’ai prié pour la mémoire de tous ceux pour lesquels je suis venu ici sur cette terre, rendre hommage et dignité.
J’ai prié avec vous toutes et tous qui m’accompagnez et qui me guidez.
J’ai prié pour mes grands-parents paternels, Garabed et Aravni et à travers eux pour ces enfants, ces femmes et ces hommes qui ont embelli cette terre, qui y ont pris racine, avant d’en être déracinés.
J’ai prié pour qu’ils soient portés dans l’éternité afin que l’éternité ne les oublie jamais.
J’ai prié pour que s’ouvre un chemin d’espoir et d’humanité.
J’ai prié pour qu’un jour une autre vie, une nouvelle vie devienne possible sur cette terre. Une vie dans laquelle les Arméniens puissent être respectés dans toute leur humanité.
Main dans la main avec Jacques, nous avons prié encore une fois le « Notre Père » en arménien.
Nous étions comme deux êtres suspendus entre terre et ciel. Nous étions comme des atomes dans le cosmos mais nous étions là où nous devions être. Nous étions à l’unisson des temps anciens et des temps nouveaux.
A celles et ceux qui s’interrogeraient encore sur le sens de la prière, j’aimerais vous répondre en empruntant encore et toujours les mots du Prophète de Gibran Khalil Gibran :
« Quand vous priez, vous vous élevez pour croiser dans les airs ceux qui prient à la même heure et que, sauf dans la prière, vous ne pouvez jamais rencontrer. »
Prier ne consiste pas à pleurer mais à espérer malgré la douleur. C’est encore à travers Le Prophète de Gibran que j’aimerais vous en convaincre :
« Vous priez dans votre détresse et à l’heure de votre besoin. Puissiez-vous aussi prier dans la plénitude de votre joie et aux jours d’abondance. S’il est plaisant pour vous de verser vos ténèbres dans l’espace, répandre les premières lueurs de votre coeur fera également vos délices. Et si vous ne pouvez retenir vos larmes lorsque votre âme vous incite à le faire, elle devrait revenir à la charge, encore et encore, malgré vos pleurs, jusqu’à ce que vous commenciez à rire.»
Voilà pourquoi, avec Jacques, nous avons nagé dans les eaux bleues et apaisantes du lac de Van. Nous y avons trouvé le réconfort. Nous y avons trouvé la joie. Nous y avons ri. Nous y avons contemplé la Sainte Croix d’Aghtamar. Nous y avons célébré encore et toujours la grâce de vivre.
Cette grâce est un cadeau que l’on reçoit au jour de sa naissance et que l’on offre à son enfant. C’est le cadeau de Jacques à Alexandre :
« Alexandre, mon fils. S’il est un titre dont je suis fier et qui jamais ne me quittera et pour lequel je suis prêt à tous les combats, c’est celui de père, qu’un beau jour d’Août 1992, tu m’as apporté. Mon fils tu sais combien mon amour de père est fort et je sais que ton amour de fils l’est tout autant. On sait se le dire avec des mots ou bien juste en se serrant dans les bras l’un de l’autre et parfois même un seul regard suffit. Tu sais Alexandre, on ne naît pas père mais on essaie de le devenir de la manière la plus acceptable possible. Peu importe les moments où j’ai été dur avec toi, sévère dans mes propos, moi aussi j’ai des devoirs à accomplir pour t’aider à devenir l’homme qui grandit en toi. Alors mon fils, quelques soient les circonstances qui conduiront nos vies et les chemins que nous prendrons, sache que mon coeur pour toi restera toujours celui d’un père. Alexandre, on ne meurt qu’une fois mais ont vit chaque jour. Fais que ta vie soit celle que tes entrailles ont envie d’avoir et que celle-ci ne soit pas qu’un hasard. La vie mon fils, ce sont parfois des montagnes à gravir, des rues sans lumières à traverser, des murs sur lesquels on se cogne, mais aussi des éclats de rire à partager, de l’amour à donner et à recevoir, s’élever en apprenant – apprendre ne fait jamais perdre son temps. Des rêves ? Tu en auras. Nourris-les pour que les pousses du bonheur fleurissent en toi et si tu peux en distribuer autour de toi, fais-le. Tu sais Alexandre, on fête les anniversaires en soufflant sur des bougies et plus on avance en âge plus on en rajoute. En ce presque 30 Août 2015, tu vas en souffler vingt-trois. Alors mon fils, veille précieusement sur le feu de l’amour du respect et de la tolérance, étouffe les flammes qui consument les cœurs et attise le feu qui réchauffe.
Alexandre, j’aime nos têtes à têtes prometteurs de longues discussions à coeur ouvert. Discussions d’un père à son fils ou bien d’un fils à son père et souvent d’homme à homme. Et un jour, peut-être de père à grand-père. Alexandre, je t’aime. Jacques. »
J’aime venir et revenir à Aghtamar. Savez-vous pourquoi ? Depuis cent ans le patrimoine arménien est devenu un immense « charnier de pierres. ». Il faut le dire et l’écrire parce que c’est la vérité nue et froide. Pourtant, au coeur de cette désolation subsiste ce joyau qui a bien failli être totalement détruit. Ce joyau est la sublime incarnation d’une civilisation anéantie qui demande justice et réparation. Ne l’oublions jamais. C’est pour cela qu’Aghtamar est tellement important. C’est pour cela qu’il faut y venir et revenir. C’est le sens de ma dédicace à Eddy, Lilit et Arman :
« Te souviens-tu, Eddy ? Il y a cinq ans, le 19 septembre 2010, nous étions ensemble à Aghtamar. Nous y avons célébré la fête de la Sainte Croix. Cela nous semblait incroyable. Toi et moi savions que tout ceci avait été parfaitement orchestré par les autorités turques, néanmoins c’était stupéfiant. Nous étions au milieu de plusieurs milliers d’Arméniens et de très nombreux journalistes. Nous avons goûté à la joie de ce moment. Nous y sommes ensuite retournés le lendemain pour filmer, pour nous filmer, pour graver nos sensations sur la pellicule. Nous avons également nagé dans les eaux du lac. C’était inévitable.
Ces instants magnifiques avaient quelque chose d’éternels. Et pourtant, nous portions au plus profond de nous – et nous les portons encore- les ruines de nos familles englouties. Tu m’as raconté tes ruines. J’aimerais les partager avec celles et ceux qui lisent ce récit.
Ta grand-mère maternelle Gayanée était de Yalova, près de Constantinople. Dans cette région se trouvait un chapelet de villages arméniens depuis le VIIe siècle dont il ne reste rien. Ton arrière grand-mère, Dirouhy et son époux Parounag, devenu le père Essaï, ont été parmi les rares survivants. Ils disaient à leurs enfants qui leur demandaient où sont leur parents: nous sommes née entre deux pierres.
Ton grand-père maternel Vanig était originaire du Karabagh. Engagé à 17 ans dans l’armée, il fit la guerre de Finlande puis la seconde guerre mondiale comme soldat de l’armée rouge. Laissé pour mort sur le champ de bataille de Smolensk lors de l’offensive allemande il survivra et transitera de camps de la mort en camps de travail forcé avant de s’évader et de rejoindre la Légion Etrangère.
Du côté paternel, ta famille est issue d’Ainteb. Heureusement, la famille a quitté le village pour se rendre à Alep en Syrie avant que ne commence le génocide.
J’aimerais aussi à travers ces lignes, saluer très affectueusement ton épouse Lilit. Née en Arménie soviétique, ses aïeuls étaient originaires de Téhéran, en Iran.
Eddy et Lilit, vous avez un tout petit enfant, Arman, né en France. Que retiendra-t-il de cette épopée familiale ? Qu’en fera-t-il ? Je n’ai qu’un seul vœu à formuler. Qu’il puisse un jour venir vivre l’expérience d’Aghtamar. »
Prenez grand soin de vous.
A demain.
Coucou Pascal,
moi je dis “et ne nous laissez pas succomber à la tentation..”
Tu m’as fait “Dire” en te lisant, en ce Dimanche 9 Août, cette belle prière.
“Pardonne nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés”.. On demande beaucoup à Dieu, on attend beaucoup de lui… mais est ce que nous sommes prêts à pardonner nous aussi….
Tu nous avais parlé d’Aghtmar, mais aussi des 7 bougies que tu avais brulées ; ce jour tu reparles des 7 bougies….que représente le chiffre “7” ?
Mystique ou autre ?
Ce matin Jean, mon frère, a eu une pensée pour toi, il m’a demandé de tes nouvelles.
Jacques,
Je ne vous connais pas mais j’ai lu avec beaucoup d’émotion votre message à Alexandre. En effet le rôle de Père ne s’apprend pas ni celui de Mère, On essaie de le devenir.
A vous deux je dis : prenez grand soin de vous. Riez à la vie…..
Maman et Régine pour vous Jacques
Merci maman pour ta lecture si attentive.
Pour te répondre sur la question du pardon, il me semble que le pardon ne peut être accordé qu’à celui qui le demande.
En ce qui concerne les 7 bougies (…)Ce fameux chiffre 7 est effectivement chargé d’une symbolique très forte. Disons globalement que c’est le chiffre de l’accomplissement. Nous y souscrivons de manière consciente ou inconsciente. En ce qui me concerne 1 est aussi bien que 7….
Merci pour les pensées que vous nous partagez. Bonjour à Jean et à Marseille…
Jacques apprécie beaucoup les remarques qui sont faites.
Il en est très heureux et reconnaissant.
Pascal