Dimanche 9 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écris aujourd’hui d’un pays imaginaire. Encore que. Vous en jugerez par vous-même. Il était une fois…
LA CHAPELLE DES ERMITES
« Dans une modeste maisonnette vivait une famille paysanne composée du père, de la mère et de deux enfants, un garçon et une fille. Ils y menaient une vie heureuse et à l’aise, tant que la mère se trouva à la tête du ménage. Mais la mort vint enlever la mère, et le père resta seul avec les deux orphelins. La fillette se chargea des soins de la maison, mais elle était bien jeune, elle ne pouvait suffire à tout : la charge était au dessus de ses forces.
Deux mois passèrent ainsi. Voyant que sa fillette ne pouvait diriger toute seule sa maison, le père se décida à se remarier ; il épousa une veuve dont le mari était mort quelques mois auparavant, lui laissant trois orphelins.
La nouvelle mère devint un véritable fléau pour les deux pauvres orphelins. Les coups de bâton pleuvaient sur eux, elle les battait, les jetait hors de la maison et souvent les privait de nourriture.
Le père ignorait tout cela. De grand matin, il se rendait aux champs et ne rentrait qu’à la nuit. Le pauvre homme croyait que ses enfants étaient soignés comme les trois enfants de sa nouvelle femme ; car jamais ils ne se plaignaient : ils avaient peur de leur mère et savaient que s’ils rapportaient quoi que ce soit le lendemain ils seraient sévèrement punis. Ces deux pauvres orphelins maigrissaient à vue d’œil. Leur situation était amère ; ils prirent la résolution d’y échapper et de quitter la maison paternelle, sans savoir d’ailleurs où aller tenter la chance.
Un jour donc que leur marâtre les avait battus comme d’habitude et les avait chassés de la maison, ils mirent à exécution leur résolution. Munis de quelques provisions qu’ils avaient demandées à leurs voisins, ils se mirent en route. Après avoir longtemps marché, ils arrivèrent dans une vallée où ne peut pénétrer ni le serpent en rampant, ni l’oiseau en volant. C’était une magnifique vallée, ornée de toutes sortes d’arbres fruitiers, particulièrement de poiriers et de pommiers sauvages. A peu près au milieu de la vallée se dressait un énorme rocher d’un jaune roux, dans lequel se trouvaient creusées quelques cellules pour des ermites. Les deux enfants passèrent la nuit dans une de ces cellules et y restèrent quelques jours : personne ne troublait leur tranquillité. Ils avaient pour toute société d’innombrables abeilles qui étaient venues poser leurs essaims dans les anfractuosités du rocher et continuaient à butiner le suc des fleurs parfumées des montagnes.
Le frère et la sœur, accoutumés à cette vie, ne songeaient plus à quitter cette paisible retraite. Lorsque leurs provisions avaient commencé à manquer, ils avaient vécu de fruits sauvages et de miel, et du gibier que le frère prenait à la chasse. Mais un jour, voilà que Sourb Karapet apparut en songe au frère, lui communiquant force et courage. Les deux enfants se mirent en route et, après deux heures de marche, ils arrivèrent au monastère de Saint-Karapet. C’était la fête de Vardavar. De tous côtés y étaient arrivés de nombreux pèlerins. Sur place, on se livrait à toutes sortes de jeux, à des courses ; des lutteurs, des saltimbanques faisaient l’admiration des assistants par leurs tours et leur adresse.
Le frère se savait capable d’en faire autant. Il se sent saisi d’un transport soudain et, après avoir prononcé la formule suivante : « Que je meure pour toi, ô saint Karapet de Tchankuéli, donne-moi la force ! » il s’élance sur la corde et émerveille tous les pèlerins par l’habileté et la grâce de ses exercices.
Leur vie était désormais assurée. Le frère et la sœur se mirent à visiter les monastères et à y faire des exercices. Leur renommée se répandit partout.
Ainsi se passèrent quelques années. La sœur tomba malade ; le frère se chargea de la soigner, de veiller sur elle ; mais, en dépit de tous ses soins, la mort cruelle l’arracha à son affection. Avant de mourir, la sœur pria son frère de la transporter dans la vallée des Ermites et de l’enterrer au pied du rosier qu’elle aimait. Le frère accomplit son désir, et maintenant la pauvre sœur repose sous un pied de rose, près du rocher.
A force de pleurer, le frère perdit un œil. Dans son désespoir, il se mit à errer de montagne en montagne, de vallée en vallée, chantant leur vie. Il avait vieilli ; il ne pouvait plus faire le lutteur. Il prit une harpe et chanta ses malheurs. La vie lui semblait lourde. Semblable à une colombe qui a perdu ses petits, il errait çà et là, sans trouver de consolation. Sentant que son dernier jour était proche, il recommande à ses amis de l’enterrer près de sa sœur, pour ne pas en être séparé, même après la mort. Il mourut peu de temps après, et ses amis ne manquèrent pas d’exaucer sa prière.
Et maintenant dans cette magnifique vallée, riche et fertile, près de la chapelle des Ermites, reposent ces deux orphelins, sous un grand pied de roses. Les pèlerins qui viennent à Saint-Karapet ne manquent jamais de visiter ces deux tombes, comme un objet de curiosité. On y allume des cierges qu’on dépose sur les rochers ; puis comme préservatif de maladie, on attache aux branches du rosier un fil qu’on a arraché de son vêtement.
Le souvenir de ces deux innocents orphelins est resté et restera éternellement vivant dans le cœur et le souvenir des habitants de Mouch. »
Le texte arménien de ce conte de la région de Mouch a été publié par V.ARTAK, dans Burakn, le 14 novembre 1900, en pages 658-660. Il a été traduit ou adapté de l’arménien par Frédéric Macler, dans le livre LES JOYAUX DE L’ORIENT -TOME XIII – CONTES, LÉGENDES ET ÉPOPÉES POPULAIRES D’ARMÉNIE – I. CONTES. Pages 105-109. Ce livre a été édité en 1928 par la LIBRAIRIE ORIENTALISTE PAUL GEUTHNER, 13 rue Jacob, Paris VIe.
J’ai souhaité vous proposer ce très vieux conte que j’ai découvert dans un livre très ancien parce qu’il illustre la vie d’un terroir arménien avant le grand déracinement. Un terroir paysan où la vie était rude. Un terroir fait de vallées et de montagnes, de rochers, de grottes, d’ermites, d’abeilles, de saints et de rosiers. Un terroir marqué de l’empreinte de Saint Garabed et de son célèbre monastère. J’aurais aimé m’y rendre si seulement (…) Souvenez-vous nous en avons déjà parlé au cours du vingt-troisième jour.
Avec l’extermination des Arméniens de l’Empire ottoman ont disparu ces récits de terroir, leurs contes et leurs légendes. La solution finale marque aussi le point final de tout cet univers onirique et poétique. Point final ! Vraiment ? Peut-être pas. J’invite les écrivains-voyageurs arménophiles à venir ici découvrir ce que ces terroirs sont devenus, pour inventer de nouveaux récits à la lumière du présent. Pour réinventer la vie. La vie commence toujours par les contes, l’aurions-vous oublié ?
Jacques, mon compagnon de voyage, avec qui nos discussions sont de plus en plus riches et exigeantes a un autre regard sur les contes arméniens, un regard complémentaire, critique, mais un regard qu’il souhaite nous partager :
« Aujourd’hui Pascal m’a fait lire un conte arménien qui se déroule à Mouch. Pour moi un conte est un récit plus ou moins court qui relate un fait, mais dont la narration doit porter une force émotionnelle et ou philosophique, dont la finalité doit nous amener à la réflexion sur les réalités de notre quotidien. A la fin de cette lecture, j’ai été déçu car encore une fois je ne trouve pas dans les contes arméniens la profondeur qu’on trouve dans les contes africains ou juifs. J’aurais souhaité que notre nation qui a traversé plus de trois mille ans d’histoire engendre des contes de cette puissance-la. Ou alors, nous n’avons pas eu les conteurs qui sachent par leurs œuvres refléter toute la profondeur de l’âme arménienne que seules les notes sorties d’un duduk semblent pouvoir exprimer. Celui qui sait jouer de cet instrument va chercher au fond de lui ce dont son âme est constitué, et, avec ce son venu des profondeurs millénaires, créer des vibrations qui provoquent des décharges émotionnelles. Même si l’histoire arménienne ne ressemble pas à un conte de fées, il est certain que nous avons matière à créer des contes qui aient la puissance émotionnelle du lamento d’un duduk.
Et puisque nous avons la réputation d’être partout en ce monde, conter, raconter autour de vous et au sein de vos familles nos histoires, sinon nous sommes perdus ! »
Alors, à vos plumes poètes et conteurs d’avenir. Jacques est très exigeant.
Qu’il me soit enfin permis de clore cette session par une dédicace que je veux offrir à trois amies. Sylvie Chateau, Alice der Agobian, Arpig Baravian.
« Sylvie et Alice, depuis de très nombreux mois vous m’avez aidé à me préparer spirituellement pour cette marche pour la vie et la justice. Même si la marche a été interrompue, je demeure pèlerin grâce à vous et à votre soutien de tous les instants. Vous m’avez dit toutes deux : « dans mon pas il y a ton pas, dans ton pas il y a mon pas. » C’est ce que j’ai ressenti chaque jour et à travers vous vos familles respectives.
Arpig, tu m’as confié avant mon départ la prière du Notre Père écrite en arménien. Elle m’accompagne chaque jour. Je sais combien il fut difficile pour toi de devoir annuler ton voyage à Istanbul en avril dernier pour y commémorer le Centenaire du génocide des Arméniens. Je pense à toi autant que tu me portes.
A vous trois, mes sentiments les plus dévoués et mon amitié profonde. »
Portez-vous bien.
A demain.