Lundi 10 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Je vous écris aujourd’hui d’Ani, où je suis revenu comme au premier jour. Ce n’est pourtant pas la fin de ce pèlerinage. Il s’achèvera dimanche prochain, le jour où, si la vie avait été un long fleuve tranquille, j’aurais dû être uni à des pèlerins arméniens du monde rassemblés comme une seule nation à Sourp Guiragos (…)

Entre le tout premier jour et ce trentième jour rien n’a changé à Ani. Aucun nouvel envahisseur n’est passé par là. Les belles ruines sont bien en place. Les touristes sont toujours en extase. L’un d’eux, hurlant plus fort que tous les autres, a craché ces mots si délicats en visitant la cathédrale : « Je rends gloire aux bâtisseurs et je maudis les destructeurs », suivi de quelques paroles à la gloire de Dieu et de son prophète…

Ce 10 Août, je crois bien que seuls deux Arméniens sont passés par Ani pour voir, revoir et s’émouvoir de la grandeur et de la décadence d’une civilisation, mais aussi pour penser et imaginer le futur.

Je l’ai déjà écrit et je l’écris à nouveau : le jour où nous pourrons traverser le petit pont de pierre toujours en ruine qui enjambe l’Akhourian, ce jour-là les outrages du siècle passé auront été soignés. Ce jour-là la vérité aura été publiquement dite, la repentance aura été faite et la justice pour le génocide des Arméniens aura été rendue. Ce jour-là une réconciliation deviendra possible. Ce jour-là le pont sur l’Akhourian deviendra un chemin de fraternité. Ce jour-là Turcs et Arméniens pourront restaurer l’unité propre au genre humain dans le respect de la diversité des sources et des cultures.

Comme me l’a dit Gabriel à Midyat : « nous n’avons qu’une seule terre. » Nous devons donc chercher des chemins d’unité dans le respect de nos diversités faute de quoi nous sommes ‘condamnés’ à périr encore et toujours de nos divisions et de nos haines.

Cette quête n’est pas seulement une équation vitale à résoudre entre des États antagonistes. C’est aussi un enjeu fondamental pour chaque nation, chaque peuple, chaque communauté. J’aimerais en apporter la démonstration à travers l’exemple arménien.

J’entends souvent bien des Arméniens parler d’une Arménie fantastique, d’un territoire réunifié : le pays du grand Tigrane. C’est vrai que ce pays autrefois était immense. C’était un empire. Les Arméniens pensent retrouver dans cette évocation la source de leur véritable unité. Une unité mythique presque mystique. Souvent, pour en expliquer la disparition, les Arméniens invoquent les invasions successives byzantines, mongoles, seldjoukides, perses, parthes, kurdes, russes, géorgiennes et turques-ottomanes. C’est vrai que le plateau arménien a toujours été un carrefour de conquérants. Les Arméniens font de ces évènements historiques externes à leur propre volonté la raison essentielle du morcellement du « pays arménien », la cause de leur dispersion et finalement la source de la désunion de la nation. Ce n’est pas complètement faux, mais ce n’est pas totalement exact. Bien-sûr 1915 constitue à cet égard une raison incontestable. Peut-être même insurmontable. Pour autant, les Arméniens qui parlent et rêvent d’unité ne devraient pas négliger les responsabilités qui sont aujourd’hui les leurs.

Quand j’étais jeune militant et un peu immature, j’avais appris que les Arméniens d’Arménie soviétique n’étaient pas de vrais Arméniens puisqu’ils étaient des Soviétiques. Les vrais étaient forcément ceux qui étaient nés en diaspora parce qu’ils étaient les descendants des survivants du génocide. Tout cela s’est effondré le jour du tremblement de terre de Gyumri, le 7 décembre 1988. Des Arméniens que je ne connaissais pas souffraient. Je me suis mis à pleurer à chaudes larmes comme un petit enfant bouleversé. Depuis j’ai souvent voyagé dans cette Arménie caucasienne pour explorer cette part de mes racines.

En grandissant mais toujours un peu immature, j’imaginais que les Arméniens d’Istanbul n’étaient pas de vrais Arméniens puisqu’ils vivaient en Turquie. Comment pouvait-on être Arménien dans le pays qui fit pleurer à vie mes grands-parents et qui glorifie encore Talaat Pacha, le grand fossoyeur des Arméniens ? Tout cela s’est effondré le jour où Hrant Dink a été assassiné. C’était le 19 janvier 2007. J’ai ressenti comme une gifle en plein visage la honte de mon aveuglement volontaire. Depuis j’explore cette Turquie, ses « charniers de pierres », sa société traversée de courants contradictoires négationnistes et repentants, et je rends hommage aux Arméniens courageux qui y vivent et qui y travaillent pour un avenir de justice et de paix.

Maintenant que je suis devenu un peu plus grand et je l’espère un peu plus mature, je vois encore tellement de préjugés et de ressentiments entre les Arméniens. Les français d’origine arménienne n’aiment pas beaucoup les migrants arméniens venus du Caucase. Les Arméniens du Caucase n’aiment pas beaucoup ceux du Karabagh qu’ils traitent parfois de Turcs malgré les souffrances de la guerre contre l’Azerbaïdjan. Les Arméniens de la capitale Yerevan ont pris leur revanche sur ceux de Gyumri, la deuxième ville du pays qui fut longtemps la première et la plus belle. Les Arméniens des villes n’aiment pas ceux des campagnes qu’ils considèrent comme arriérés. Les Arméniens du centre-ville de Yerevan se moquent de ceux qui habitent le quartier dit « Bangladesh » (…) Et ainsi de suite.

Alors, je le dis comme je le pense, les Arméniens portent autant de divisions que tous les autres peuples de la Terre. La seule différence c’est qu’à ma connaissance, en République d’Arménie, ils n’ont pas succombé à la misère des guerres civiles et j’espère qu’ils n’y succomberont pas.

A la lumière de l’exemple arménien, j’aimerais à présent élargir le champ de cette réflexion. Si nous envisagions nos différences comme autant d’expressions de notre diversité, le monde serait un peu plus beau et un peu plus viable. Quand je regarde un jardin tapissé de fleurs variées, bordé de haies vives, butiné par des abeilles avec des papillons multicolores, des oiseaux qui chantent et des écureuils qui sautent d’arbres en arbres, je suis charmé. Les fleurs et les arbres ne se font pas la guerre. Pas plus que les oiseaux, les papillons et les écureuils. J’ai appris du grand botaniste Jean-Marie Pelt que dans la nature, la coopération entre les espèces est source de vie. Pourquoi n’en serait-il pas de même dans le genre humain ? Pourquoi vivons-nous toujours nos relations sur le mode de la compétition et de l’élimination de l’autre ? L’Autre, c’est à dire celui qui n’est pas comme Soi. Celui qui est différent de Soi.

Ce qui est vrai des Arméniens est également vrai pour les Turcs, les Chinois, les Indiens ou les Cambodgiens…Ce qui est vrai des relations entre Arméniens et Turcs est vrai des relations entre tous les êtres humains.

Les Arméniens se lamentent de la division de leur territoire « historique » et chérissent une Arménie évanouie, mais ils s’enlisent dans leurs propres divisions au point de fragiliser encore un peu plus ce qui reste de l’idée même de nation arménienne.

Alors je le dis et le répète, nous devons regarder la diversité comme une source qui embellit notre unité. Nos différences ne sont pas des divisions. Nos divisions nous détruisent de l’intérieur et détruisent notre commune humanité. Pour le dire plus froidement notre survie réside dans la recherche de notre unité. Notre unité n’est possible que dans le respect de la diversité.

Jacques, mon compagnon de pèlerinage, nous en livre une expérience très personnelle et très éclairante :

« J’aimerais aujourd’hui vous parler de mon arrivée en France le 11 juillet 1972. Ç’a n’a pas été simple. Les seuls mots que mon grand-père m’avait appris – car il avait été infirmier brancardier dans l’armée française pendant la seconde guerre mondiale – étaient ‘je ne sais pas parler français’. J’ai eu la chance d’aller répéter mes leçons chez nos voisins de pallier, car, en échange de bon procédé, ma mère gardait leur bébé. Mes premières lectures furent Astérix et Lucky Luke, même si je ne comprenais pas ce que je lisais. Je me souviens de cette règle de grammaire qui veut que le g et le n se prononcent ‘nieu’, sauf gnou ! Allez savoir pourquoi…Après avoir passé trois mois en CP pour apprendre l’alphabet, je suis entré en CE2 où j’ai récité un poème « La fée » que j’avais appris phonétiquement sans rien y comprendre. J’ai tout de même été classé dans le groupe B. Quelle surprise ! En CM2, en répondant à une question du maître, une fille de ma classe se mit à se moquer de mon accent. Le maître dit alors : ‘lors du contrôle, nous verrons qui sera devant l’autre’. Je fus classé septième et elle quatorzième. Là, j’ai ressenti une grande fierté. Cette année-la je finis trois fois premier de ma classe. Il faut dire que ma mère m’avait offert un dictionnaire que je lisais de manière compulsive. Encore aujourd’hui. J’aime toujours les mots nouveaux.

Ma rencontre avec les Arméniens de France, à Vienne, n’a pas été simple. Je me souviens qu’à l’époque ces Arméniens me disaient ‘ne parle pars arménien dans la rue !’. C’était pourtant ma langue maternelle. C’était pourtant la langue commune. La leur et la mienne. J’ai commencé à fréquenter un groupe de jeunes à la maison de la culture arménienne de Vienne, où des cours d’arménien étaient dispensés. J’y allais pour m’intégrer mais dans le groupe il y avait moi et les autres. Moi, j’étais Arménien du Liban et eux Arméniens de France. Moi, je venais d’un pays arabe et eux parlaient le français. En fait, mon intégration je la dois aux copains français de mon quartier. L’Arménien du Liban que j’étais s’est alors détaché de la communauté arménienne de France.

La guerre du Liban a changé la donne. Lorsque les Arméniens de France ont compris que ceux du Liban se battaient pour survivre, pour leur quartier et pour leur identité, une solidarité est née avec les réfugiés arméniens. Autre époque et même destin. C’est à ce moment-là que les Arméniens de France sont devenus beaucoup plus démonstratifs de leur arménité. C’est à ce moment-là que j’ai raccroché les wagons avec les Arméniens de France. J’ai même joué dans le club de foot arménien de Vienne (…)

Je suis arménien. Je suis français. Je suis libanais. Je suis tout cela à la fois. Sans rien enlever. C’est ainsi que je pense mon unité et ma diversité. »

 

A ce point précis de notre propos, je souhaite offrir la dédicace de ce jour à mon amie turque, Ayşe Gunaysu, figure éminente de l’association turque des droits l’homme :

 

« Ayse, je me souviendrai toujours de ce jour en septembre 2010, où tu m’as demandé pardon. Pardon pour ce que les Turcs ont infligé aux Arméniens. J’ai reçu ce pardon comme un chemin de libération. Grâce à toi, j’ai compris qu’il existe un chemin d’unité, un chemin d’humanité, même infime et si fragile, mais très exigeant.

Ainsi, en avril dernier lorsque nous nous sommes retrouvés à Istanbul pour les commémorations du Centenaire, auxquelles tu a grandement participé, tu m’as partagé, ainsi qu’à ma fille Herminé, cette réflexion :Nous, ici, nous sommes les petits-enfants des criminels. A ceux qui parlent ici de douleur commune et de peine partagée, parmi lesquels se trouvent des progressistes et des démocrates, nous disons ‘NON’. En mettant sur un même pied d’égalité, les criminels et les victimes, ils perpétuent le négationnisme. Nous, Turcs, nous devrions ressentir de la honte. Si nous parlons de douleur commune nous ne pouvons pas ressentir cette honte, nous l’évacuons. Ce point est crucial. Sans reconnaissance et sans réparations, il ne peut y avoir de réconciliation’.

Oui Ayşe, tu as raison, la réconciliation exige la repentance. C’est à cette condition que nous pourrons plaider notre unité dans le respect de nos différences. Déjà, Ayşe entre toi ma fille et moi, cette unité existe et nous embellit. Ayşe, accepte à travers ces mots toute ma reconnaissance et mon admiration. Ton ami Pascal. »

Prenez soin de vous toutes et tous.

A demain.