Mardi 11 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écris aujourd’hui d’une voiture. J’y ai passé en effet la presque totalité de cette journée. Moi qui ne voulait que marcher ! Croyez-moi, passer dix heures dans un véhicule, assis, dans un espace confiné sous de fortes chaleurs est bien plus épuisant que cheminer à la vitesse des papillons.
Au programme aujourd’hui : sept cents kilomètres de routes très inégales, souvent en travaux, étroites entre les falaises, scabreuses dans les courbes d’où surgissent des camions surchargés, collantes sur du bitume qui transpire, rappeuses sur des gravillons qui sautent, et parfaitement lisses sur des voies rapides que traversent en toute nonchalance vaches, moutons, dindons et chiens. Par bonheur mon ami « sherpa » est un homme de confiance, prudent et prévoyant.
Vous me demanderez sans doute, mais pourquoi donc sept cents kilomètres ? Parce qu’il nous fallait revenir à Van. En temps normal, la liaison Kars-Van prend six heures. Malheureusement pour nous la route était bloquée à Iğdir. A cause de quoi ? La guerre.
Nous avons donc été contraints de prendre une route de contournement plein ouest vers Erzeroum avant de redescendre sur le lac de Van. Résultat quatre heures de plus pour admirer de nouveaux paysages somptueux, chargés d’histoire et de mémoires arméniennes.
En voiture, ce qui formidable c’est que l’on peut refaire le monde, surtout quand la distance est si longue. Sept-cent kilomètres et dix heures de route pour refaire le monde voilà qui est parfait. Impossible de reproduire ici le fruit de nos échanges si denses, mais chacun s’est exprimé à coeur ouvert, dans le respect de nos opinions et sensibilités.
La guerre. Encore et toujours cette fureur avec son cortège de morts, de balles perdues, des camions qui brûlent, de mines sur les bords des routes, d’attentats imprévisibles, d’intrigues, de risques d’enlèvement (…).Tout devient possible et surtout le pire lorsque la guerre s’installe durablement.
Ce fléau mortifère m’a certes contraint à renoncer de marcher, mais il menace surtout la vie de millions de personnes qui vivent dans ces régions reculées aux confins de la Turquie et qui deviennent des proies d’enjeux géopolitiques effrayants. Il y a cent ans déjà, sous le couvert d’une guerre mondiale, les Arméniens, les Syriaques et les Chaldéens ont été les proies des dirigeants paranoïaques d’un Empire en plein déclin, qui ont su manipuler et instrumentaliser des populations kurdes fanatisées et envieuses.
Depuis quelques années les plus grands dirigeants démocrates kurdes reconnaissent la compromission et la culpabilité des Kurdes dans cet anéantissement. Bien des Kurdes observent cette compromission comme la source de la malédiction qui les accable depuis lors. Ceci dit, cette inflexion morale dans le négationnisme ambiant est encore loin de constituer une repentance collective, malgré la restauration de Sourp Guiragos à Diyarbakir / Dikranagerd.
Pourtant, il ne faut négliger aucun effort, aucun signe, aucune ouverture. Tout ce qui concourt au repentir, à la justice et au progrès de l’homme doit être pris au sérieux. Les temps que nous vivons n’autorisent guère la mièvrerie de l’âme, la mollesse de coeur et la paresse intellectuelle. Nous devons poser des actes sincères, mêmes s’ils paraissent insignifiants, comme les cailloux du Petit Poucet.
Dans le fond qu’avons-nous appris du rôle des atomes ? Ils agissent dans le monde invisible de l’infiniment petit mais ils contribuent au mouvement global et cosmique. Les atomes créent la vie. Que sont ainsi nos propres vies à l’échelle de l’aventure humaine. Ne sommes-nous pas toutes et tous, pris individuellement, de minuscules fragments d’humanité qui contribuent au grand mouvement de la vie ? C’est ainsi que nous avançons. Pas à pas, fragment après fragment, atome par atome (…)
Certains Arméniens me rétorqueront que je suis aveugle, naïf, ou irréaliste. On me dira aussi que depuis cent ans le négationnisme ravage tout et que le patrimoine arménien est continuellement détruit. Je suis bien placé pour le voir…On m’opposera donc la nécessité de poser des actes énergiques et décisifs. A ces hommes et ces femmes empressés, j’aimerais demander ce qu’ils souhaitent : la révolution ou l’évolution ?
N’avons-nous rien appris des révolutions dans le monde arabe ces dernières années ? Qu’ont-elles finalement produit d’un peu plus humain ? Franchement je ne vois rien. Rien du tout. Je ne vois que du sang et des larmes. Je ne vois que des guerres meurtrières, des populations qui ont pris les chemins de l’exode, des Yézidis martyrisés et des Chrétiens d’Orient une fois de plus dans la tourmente de la disparation.
Est-ce aussi ce qui se trame dans cette Turquie que je traverse à pied et en voiture?
Quand je quitterai ce pays, je partirai le coeur triste de n’avoir pu achever la marche pour la vie et la justice que je rêvais de conclure à Sourp Guiragos le jour de l’Assomption. J’imaginais qu’elle serait le témoignage d’une réelle évolution des consciences.
Quand je quitterai ce pays, je partirai le coeur lourd de peur que n’éclate une nouvelle guerre, une nouvelle révolution, qui ne sèmera elle aussi que des larmes et du sang.
Quand je quitterai ce pays, je partirai surtout avec l’intime conviction que ce chemin de vie que nous avons partagé ensemble en cet été 2015 est encore un sentier minuscule, presque invisible, comme le sont les atomes dans le cosmos. Et pourtant je continuerai dans cette voie parce que je sais que l’invisible est le nid de la vie. Je marcherai encore parce que le pas de l’homme est le rythme propre à son évolution. J’écrirai toujours plus parce que je sais que les mots ont été inventés pour soigner d’autres maux.
En écrivant ainsi, je pense à mes amis Brigitte et Patrick Nakachdjian, à qui je dédicace ces quelques lignes :
« Patrick, nous avons en commun un patronyme qui nous vient d’un pays arménien, un pays aujourd’hui sans arméniens. En pérégrinant dans ce pays, je me suis efforcé de te partager ce pays source au long de ces chroniques. Par ta maman, tu as des racines à Duzce, au bord de la mer Noire avec des ascendants originaires du Karabagh. Par ton papa, tes aïeuls sont originaires de Beşiktaş, un quartier de Constantinople. Que de sources. Quelles vies ? Ce que j’aime chez les Arméniens c’est justement leur cosmopolitisme. Tu le révèles à travers tes ancêtres mais aussi à travers ton fils et tes petits-enfants qui ont emporté un peu de toi dans une île lointaine. Un jour qui sait, on retrouvera des Arméniens aux pôles ou bien encore dans les forêts équatoriennes. J’aime cette idée de peuple-monde. Il y a quelque chose d’incroyablement universel chez les Arméniens.
Brigitte, nous sommes amis depuis si longtemps que je ne sais pas très bien par quel chapitre commencer. Le plus important me semble-t-il c’est ton immense ouverture de coeur et d’esprit. Tu n’es pas née arménienne. Et alors ! La biologie a des limites dont seules les âmes libres peuvent s’affranchir. C’est exactement ce que tu es, une âme libre et généreuse. C’est fantastique de partager avec toi toutes ces aventures orientales. La dernière en date est celle que j’accomplis en ce moment. Je veux parler de cette marche, mais plus encore ce travail d’écrivain qui est à présent le mien sur ces chemins d’Orient dont je veux raconter les heures, les malheurs et les bonheurs.
Patrick et Brigitte, recevez ma gratitude de tous les instants. Votre ami. Pascal. »
Que serait une chronique quotidienne sans la plume émue de Jacques Avakian ? Le voici aujourd’hui dissertant sur le combat. Le combat pour la survie. Le combat pour l’amour. N’est-ce pas l’expérience que nous portons ici chaque jour dans ce pays de rage et de feu ?
« Je crois qu’un des héritages que notre histoire nous a légué est un instinct de survie très développé. Quelle qu’en soit l’époque, nos territoires ont été envahis et à chaque fois il a fallu se battre pour notre survivance. Par notre façon de nous battre pour notre foi et eu égard au courage déployé, nous avons forcé le respect chez nos ennemis. Il en fut ainsi contre les Mongoles, contre les Perses, et les Arabes qui ont inscrit dans leur langue sur environ 200 églises : ‘ne pas détruire ce lieu’. Et même maintenant nous sommes là, debout, à regarder droit dans les yeux de ceux qui intenteraient à notre vie, ou en cette année du Centenaire, bien présents sur bien des fronts pour montrer que nous sommes bien là, devant vous sans abdiquer.
Je connais une femme, Pascale, dont la vie est un combat de chaque instant, sans jamais abdiquer. Je lui dédie ce qui suit :
Pascale est une femme pleine de courage, qui aime la vie, altruiste, au caractère enjoué, et aussi une vraie maman. Depuis sa plus tendre enfance elle se bat. Son combat contre les maux et malheurs que la vie lui a infligés est perpétuel. Elle combat aussi toute forme d’injustice et de maltraitance. Et en ce sens elle inspire le respect. Malgré tous ces mauvais sorts que la vie s’acharne à lui réserver, tel le phœnix elle a su renaître. Encore maintenant elle est dans la bataille. Pascale a trois filles, Marie, Camille et Mathilde. Pour toutes les trois, elle a su mener de front leur éducation. Par son instinct de survie, elle a trouvé des solutions pour qu’elles grandissent dans les meilleures conditions possibles. Elle est aussi marraine par l’intermédiaire de l’association Vision du Monde, d’une petite fille prénommée Réhéna, née en 2003, qui vit au Bangladesh. Chaque mois Pascale lui envoie par l’intermédiaire de l’association quelques moyens financiers pour vivre mieux. Sa filleule Réhéna lui envoie des dessins, des petits mots et des récits de son quotidien. Pascale est aussi artiste plasticienne. Son nom d’artiste est Pascale Kolboc. Elle a su créer toute une série de tableaux grands par la taille, mais aussi grands par leur charge émotionnelle, sur le génocide des Arméniens. Elle n’a semble-t-il aucune origine arménienne, mais au vu de ses œuvres déchirantes, le doute est permis ! L’instinct de survie et le combat pour la reconnaissance sont deux points dans lesquels notre arménité s’y retrouve et pour lesquels Pascale lutte aussi. Dieu si tu existes, fais en sorte que, comme à cet instant, de courage elle n’en manque jamais. Tourne ton visage vers elle, et si c’est toi qui a infligé ces épreuves et ces douleurs, regarde bien son visage, son beau visage et son beau sourire, car elle mérite une vie paisible et sereine, alors ne l’oublie pas. Pascale, je t’aime. »
A demain puisque tout va bien.