Mercredi 12 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écris aujourd’hui de Van, mon camp de base pour chacune de mes expéditions mémorielles.

Vous me permettrez aujourd’hui de m’adresser directement à mon fils Zadig. C’est son anniversaire. Il n’y a rien de plus important à cet instant que de lui dire combien je l’aime.

« Zadig, j’aimerais avant tout te dire combien je suis triste de ne pouvoir être avec toi, aujourd’hui. Tu devais me rejoindre demain pour achever en beauté cette marche vers Sourp Guiragos. C’est à présent impossible.

 

J’aimerais aussi à travers ces mots te dire combien je sais qu’il peut être difficile pour un jeune-homme de ton âge de porter un prénom si fort et engageant. Ce prénom est arménien, mais il est aussi juif, araméen, arabe et kurde. En un mot c’est un prénom fantastique.

Dans les langues des pays que j’ai traversés, ton prénom Zadig signifie à peu près la même chose de l’ordre de la sagesse, la justice, la vérité, la lumière (…) Ces harmonieuses variations ne sont pas pour me déplaire, bien au contraire. J’espère qu’il en est de même pour toi ?

 

En arménien Zadig signifie Pâques. C’est cette tradition que tu portes depuis que tu es venu au monde. Dans la tradition chrétienne arménienne Zadig symbolise le temps de la résurrection de Jésus. Zadig est le chemin qui conduit des ténèbres de la mort à la lumière de la vie.

En hébreu Zadig (Tsaddik) signifie Juste. Ce prénom très important dans la tradition judaïque et l’histoire biblique juive est également employé depuis 1953 pour désigner « Les Justes parmi les nations ». Les Justes sont ces personnes très courageuses qui, au risque le leur propre vie, ont sauvé des Juifs pendant la Shoah. Cette distinction est délivrée par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem. A ce jour 25 685 Justes issus de 51 nationalités ont ainsi sauvé des centaines de milliers personnes.

 

Dans les grands textes de la littérature universelle Zadig est connu pour susciter l’admiration.

Dans le livre de la Genèse, il est fait mention de Melkisédek est un grand roi juste, contemporain d’Abraham. Si l’on décompose ce nom Melki (Mélik) signifie roi et Sédek (Zadig) signifie juste.

Quelques milliers d’années plus tard, c’est dans un conte philosophique de Voltaire que l’on retrouve Zadig. Jeune, beau et brillant babylonien, aussi riche que sage, Zadig traverse toutes sortes d’aventures et de tourments. Juste et équitable il est fait Premier ministre. Victimes de sa trop grande bonté, de son esprit critique autant que de ses amours, il erre en Orient et surmonte les intrigues des envieux, les mauvais tours des misérables, les dogmes iniques des prêtres et les lois arbitraires des puissants.

 

C’est incroyable, ce que porte ton prénom Zadig. C’est toute l’aventure humaine. Une formidable quête de justice dans un océan de détresse.

 

C’est vrai Zadig que l’adolescence est une période agitée qui ne se prête pas forcément aux sentiments les plus justes, mais je ne doute pas que le mouvement de ta vie et la tectonique de tes sentiments te conduisent vers la lumière et la sagesse que tu portes en toi. Parce que tu la portes déjà en toi.

Comme l’écrivit le 23 décembre 1903 Rainer Maria Rilke à son jeune ami Franz Kappus, dans ses LETTRES A UN JEUNE POETE :

« Pensez, cher Monsieur, au monde que vous portez en vous, et donnez à cette pensée le nom que vous voudrez, souvenirs de votre propre enfance ou aspiration vers votre propre avenir – soyez seulement attentif à l’égard de ce qui se lève en vous, et cela, mettez-leu au dessus de tout ce que vous avisez autour de vous. Ce qui survient en vous, au plus intime, mérite tout votre amour, il faut d’une façon ou d’une autre y travailler, et ne pas perdre trop de temps et de courage à éclaircir votre position par rapport aux hommes. »

J’aimerais aussi, mon cher Zadig t’offrir ce poème. Puisque tu deviens homme, il te faut te poser la question clé que posa Rudyard Kipling en 1910 : SI…

 

« Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie

Et sans dire un seul mot te mettre à rebâtir,

Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties

Sans un geste et sans un soupir ;

 

Si tu peux être amant sans être fou d’amour,

Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,

Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,

Pourtant lutter et te défendre ;

 

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles

Travesties par des gueux pour exciter des sots,

Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles

Sans mentir toi-même d’un mot ;

 

Si tu peux rester digne en étant populaire,

Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,

Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,

Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi ;

 

Si tu sais méditer, observer et connaître,

Sans jamais devenir sceptique ou destructeur,

Rêver, mais sans laisser ton rêve être ton maître,

Penser sans n’être qu’un penseur ;

 

Si tu peux être dur sans jamais être en rage,

Si tu peux être brave et jamais imprudent,

Si tu sais être bon, si tu sais être sage,

Sans être moral ni pédant ;

 

Si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite

Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,

Si tu peux conserver ton courage et ta tête

Quand tous les autres les perdront,

 

Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire

Seront à tous jamais tes esclaves soumis,

Et, ce qui vaut mieux que les Rois et la Gloire

Tu seras un homme, mon fils. »

 

Voilà bien des SI…à résoudre. Mais tu as toute la vie devant toi pour cela.

 

Très heureux anniversaire.  

Encore un mot Zadig. Je t’aime.

Papa. »