Jeudi 13 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écris aujourd’hui du monastère de la Sainte Croix de Varak, plus communément appelé Varakavank. En arménien, le suffixe vank signifie monastère.
Nous sommes ici dans le village de Bakraçlı sur une colline du mont Varak, à dix kilomètres à l’est de Van.
Il ne reste plus grand chose de cet immense domaine monastique. Toutefois de nombreuses photographies anciennes et actuelles ainsi qu’une riche documentation technique et historique sont accessibles sur le site internet du Collectif 2015 de l’Union Internationale des Organisations Terre et Culture. Le monastère de la Sainte Croix de Varak y est numéro un sur la liste des Cent Biens Nationaux et Monuments Arméniens Donnés en Exemple au titre de ce processus qui vise la justice et la réparation. Croyez-moi, quand vous découvrirez ce site vous ne pourrez plus le lâcher. Vous aurez le sentiment d’avoir pénétré dans une machine à remonter le temps. Vous y découvrirez comme si y étiez les traces visibles d’une civilisation fantastique.
Le monastère de la Sainte Croix de Varak est lié à l’un des épisodes fondateurs de l’évangélisation de l’Arménie. Il s’agit des Saintes Vierges Hripsimiènnnes et de leur martyre en Arménie. Fuyant la convoitise de l’empereur de Rome Dioclétien, Hripsimé, Gayané, et leurs 32 compagnes d’infortune se refugient en Arménie pour y vivre leur foi. Découvrant cette communauté chrétienne, le roi d’Arménie Tiridat IV tombe éperdument amoureux de Hripsimé qui rejette toutes ses avances. Fou de rage, il lui fait subir le martyre avant de la mettre à mort en l’an 301. Tombé en dépression au point de sombrer dans la lycanthropie, Tiridate ne doit son salut qu’à Saint Grégoire l’Illuminateur qui, lui-même martyrisé et jeté dans une fosse profonde depuis de nombreuses années, est finalement extrait de son gouffre et parvient à guérir le roi qui décide dès lors de convertir le royaume d’Arménie au christianisme.
La tradition rapporte que Hripsimé et ses compagnes ont séjourné au mont Varak et y ont déposé une relique de la Croix du Christ. C’est ainsi que Varak est devenu au fil des siècles un des monastères les plus importants de l’histoire arménienne.
Maintes fois pillé par les envahisseurs, souvent endommagé par des tremblements de terre (dont le dernier en 2011), déserté quelques années au XVIIIe siècle, le monastère de Varak est finalement réhabilité et agrandit au point de retrouver sa splendeur et son aura spirituelle et intellectuelle. A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et jusqu’au génocide, le déclin de Varakavank devient irréversible. Après l’anéantissement des Arméniens, Varakavank est dévasté. Les pierres du monastère sont comme partout ailleurs réemployées pour l’habitat local.
De cette épopée bimillénaire, il reste aujourd’hui une ruine chancelante. On peut encore pénétrer dans le narthex Saint Georges et accéder à l’église Sainte-Mère de Dieu, mais pour combien d’années encore ? Tambours et coupoles sont quasiment totalement effondrés. Des peintures murales sont encore visibles mais les salpêtres rongent les murs et le mortier.
Mehmet est le gardien des lieux. C’est son métier. Il habite juste en face du narthex, de l’autre côté d’une petite place ou stationnent les véhicules et les cars de touristes. C’est lui qui possède la clé du cadenas. Cette clé qui ouvre et qui referme deux mille ans d’histoire arménienne. Mehmet sait-il seulement ce que cette clé signifie ?
Mehmet entretient sa petite affaire sans trop d’efforts. Dans le narthex est installée une table avec un livre d’or rempli de dédicaces en langue arménienne. Une boîte à sous permet de recueillir les oboles qu’il empoche. Quelques photos froissées sont placardées sur les murs. Des objets artisanaux sont en vente. Les visiteurs peuvent librement brûler de l’encens et des bougies au pied de l’autel dans l’église Sainte-Mère de Dieu.
Alors que je me trouvais dans l’église est arrivé un groupe de pèlerins arméniens venu de Yerevan. Ils sont venus prier et faire quelques photos. Comme tous les autres touristes. Comme moi-aussi d’une certaine manière… C’est étrange de ne pouvoir regarder son histoire qu’à travers des ruines ! C’est étrange d’être ainsi confronté au spectre de l’anéantissement dans un Etat qui cultive pourtant la négation du Crime !
Si je vous parle tant de ces monastères en ruines, c’est parce que c’est tout ce qu’il reste de la civilisation arménienne des provinces orientales de l’ancien Empire ottoman.
Si je vous en parle tant, c’est aussi parce que les monastères n’étaient pas seulement des centres spirituels. Chaque monastère disposait d’un vaste domaine agricole. Les moines étaient aussi des professeurs. Ils maîtrisaient les langues, l’écriture et les sciences qu’ils enseignaient à leurs élèves. Dans presque tous les monastères il y avait un scriptorium et une bibliothèque et parfois aussi des ateliers d’art. Les monastères étaient tout à la fois des écoles et des universités. Ils constituaient aussi des lieux de vie pour les enfants, les orphelins et les familles. On venait y chercher le réconfort et l’aide souvent indispensables dans les situations de crise.
C’est tout cet univers qui a été liquidé en 1915. C’est tout cet univers qu’il nous faut comprendre et venir voir ici, à la source. Tant que c’est encore possible ! Non pas pour nous lamenter pour l’éternité, mais pour découvrir au plus profond de nous-même ce qui nous porte vraiment en tant qu’être humain, les valeurs que nous prétendons incarner et les combats que nous voulons mener. La destruction planifiée et totalement accomplie de la civilisation arménienne sur sa terre nourricière est un cas unique dans les annales de l’histoire. C’est un arrachement irréversible pour les Arméniens. C’est aussi une catastrophe pour l’humanité.
Le monde a su le sort des Arméniens et n’a rien fait. Le monde a su la Shoah et a laissé faire. Le monde a su Hiroshima et joue encore avec l’atome. Le monde sait plus qu’il n’en faut mais rien n’y fait. C’est donc en tant qu’être humain qu’il nous faut porter cette exigence universelle de repentance, de justice et de réparation.
A demain.