Vendredi 14 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Dimanche s’achèvera cette marche pour la vie et la justice. C’est le moment de poser la question qui brûle tant de lèvres ?

Cent ans après le génocide des Arméniens, la Turquie est-elle enfin prêtre à se confronter à son passé ? La réponse est finalement assez simple et malheureusement trop évidente : « non ». Il serait plus juste de dire : « non, mais… »

Est-ce le « non » qu’il faut retenir ou le « mais » qui mérite toute notre attention ? Voici quelques éléments d’appréciation que j’aimerais vous partager. Je viens de les publier dans Terre Sainte Magazine. Les voici ici reproduits :

 

 

Ce n’est qu’une toute petite flamme qui s’ébroue sur sa bougie, mais elle brûle d’un immense espoir de justice. Elle brûle pour les victimes sans sépultures du génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens-Syriaques. Elle brûle dans le coeur des descendants éparpillés dans le monde entier. Elle brûle dans les consciences d’une société civile qui, en Turquie, s’éveille lentement après un siècle de silence et de déni. Cette petite flamme si vulnérable s’est propagée cette année dans plusieurs villes et villages de Turquie, où ont été commémorées vendredi 24 avril 2015 les 100 ans de la mise à mort d’une civilisation.

A Van, Bitlis, Diyarbakir, Ankara (…) et bien sûr à Istanbul, là où tout a commencé le 24 avril 1915 avec la première rafle d’intellectuels arméniens, cette petite flamme était partout visible, portée par des milliers de personnes, posée sur le sol, reproduite sur des affiches, des livres et des journaux. Cette petite flamme est apparue il y a 10 ans, d’abord dans des espaces clos – comme à l’abri du vent- et depuis 5 ans dans l’espace public – comme prête à braver le gros temps. « Chaque année, depuis 5 ans, nous sommes un peu plus nombreux. Chaque année cela devient un peu plus légitime aux yeux du peuple. C’est un exercice sociétal et politique. C’est aussi un exercice de mémoire que cette société civile commence à réaliser. Petit à petit nous voyons les fruits de ce combat. Certes, c’est peut-être encore très peu, mais c’est le tout début d’une grande marche dans un pays qui a nié si longtemps le génocide et sa mémoire. » L’homme qui parle ainsi se nomme Ali Bayramoğlu. Journaliste et professeur de sciences politiques, il voit progressivement les étudiants et les médias évoluer, tout en observant « la schizophrénie » de l’Etat turc. « D’un côté, il fait des bonds et nie lorsqu’on parle de génocide. De l’autre, dans certains discours le mot est sur le bout de la langue. » Cette schizophrénie, que nombre d’Arméniens considèrent être de la duplicité, était particulièrement sensible à Istanbul ce 24 avril, le jour même de la commémoration du centenaire du génocide des Arméniens. Certes, le ministre turc des affaires européennes, Volkan Bozkir, a assisté à la messe de requiem célébrée au patriarcat arménien; ce qui en soi est inédit. Certes, il a assuré devant les caméras du monde entier respecter « les souffrances vécues par nos frères Arméniens. » Certes, un message du président Erdogan « partageant les douleurs subies par les Arméniens » a été lu au cours de l’office par le vice-patriarche Aram Ateshyan. Pour autant, Ankara a pesé de tout son poids sur le patriarcat arménien pour que cette messe soit officiellement célébrée en mémoire des « victimes de la première guerre mondiale. ». Ce procédé négationniste par dilution est certes basique, mais il est de plus en plus utilisé à mesure que les reconnaissances du génocide se multiplient dans le monde entier. De ce point de vue, la résonnance universelle des mots du pape François, le 12 avril à Rome, qualifiant « cette effroyable et folle extermination » comme « le premier génocide du XXe siècle », puis la déclaration du président allemand, Joachim Gauck, le 23 avril à Berlin, reconnaissant le « génocide » des Arméniens ainsi qu’une « une coresponsabilité et même potentiellement une complicité » allemande, ont provoqué la fureur du gouvernement turc, mais elles ont aussi conforté et même consolidé les initiatives des acteurs civiques et des organisations de défense des droits de l’homme impliqués en Turquie dans ce combat pour la vérité, la justice et la réconciliation.

Pour que la vérité soit dite publiquement dans cette Turquie prisonnière de son passé, il aura tragiquement fallu le meurtre du journaliste arménien Hrant Dink, abattu le 19 janvier 2007 devant le siège de l’hebdomadaire AGOS qu’il avait fondé 10 ans auparavant et dont l’audience ne cessait de se développer. A travers ses écrits, il incarnait le combat contre les injustices, les extrémismes et le négationnisme du génocide des Arméniens. Fondateur d’Anadolu Kültür, Osman Kavala estime que « ces vingt dernières années et particulièrement au cours des dix dernières, il y a eu de très sérieux changements sur la question des minorités aussi bien dans la société civile que dans la sphère publique. Il y a maintenant une plus grande ouverture. L’assassinat de Hrant Dink a généré une nouvelle énergie, une nouvelle demande de justice qui pousse aussi les gens à regarder le passé d’une manière différente avec plus d’esprit critique et plus d’objectivité. ». A travers sa fondation, grâce aux échanges culturels et artistiques, Osman Kavala s’efforce de promouvoir « les droits de l’homme, la compréhension mutuelle et la réconciliation entre les communautés affectées par les conflits du passé ». D’ailleurs, Anadolu Kültür a très largement contribué au programme des commémorations du centenaire, à Istanbul, en organisant, le 22 avril un concert « en mémoire des intellectuels arméniens envoyés à la mort en 1915 ». Ce fut une soirée bouleversante pour les milliers de spectateurs présents autant que pour les artistes arméniens, turcs, européens et américains. L’un d’eux, le musicien et compositeur arménien des Etats-Unis Ara Dinkjian se devait d’être présent en Turquie, à Istanbul, pour ce centenaire. Célèbre joueur de oud mondialement connu, Ara plaide la nécessité du dialogue, ici, en Turquie. « La vérité est notre seul espoir. J’ai bien conscience que la vérité peut être douloureuse et éprouvante, comme ce fut le cas aux Etats-Unis sur le sort des Indiens et sur le traitement des Noirs, mais nous devons affronter la vérité afin de préparer un meilleur avenir pour la prochaine génération. C’est ce que je ressens en tant qu’Américain, en tant qu’Arménien et tout simplement en tant qu’être humain (…) ».

A l’initiative d’une plateforme d’associations turques, européennes et américaines, des actions et manifestations publiques se sont déroulées à Istanbul tout au long de cette journée commémorative du 24 avril. Ainsi l’IHD, l’association turque des droits de l’homme s’est particulièrement investie sur les mobilisations organisées devant la prison où ont été internés les intellectuels arméniens raflés le 24 avril 1915, puis devant la gare orientale Haydarpaşa d’où ils ont été déportés. Les manifestants exhibaient les portraits des intellectuels déportés et des pancartes exigeant « reconnaissance, repentance et réparation ». La prison de l’époque est aujourd’hui le Musée des Arts turcs et islamiques ! Qui aurait pu imaginer il y a seulement quelques années, voir et entendre des Turcs, des Kurdes, des Syriaques, des Alévis et des Arméniens du monde entier, revendiquer ensemble haut et fort la vérité et la justice, sous la surveillance de la police turque ? Ayşe Günaysu est la grande figure de l’IHD à Istanbul. Elle mène ce combat avec clairvoyance et dénonce les discours pseudo-progressistes sur la douleur partagée : «  La Turquie est le lieu où le génocide a été commis. Nous, ici, nous sommes les petits-enfants des criminels (…) Nous, Turcs, nous devrions ressentir de la honte. Si nous parlons de douleur commune nous ne pouvons pas ressentir cette honte, nous l’évacuons. (…) Le combat contre le négationnisme est très compliqué. Il ne vise pas seulement le négationnisme écrasant du gouvernement, mais aussi ce négationnisme fin qui est à l’œuvre dans 95 % de la société. Vous ne pouvez pas imaginer l’atmosphère de déni dans laquelle vivent les 60 000 Arméniens de Turquie. Tout Arménien doit ici avoir également un nom turc pour son travail et ses affaires ! » C’est dans cette atmosphère de peur et de déni qu’un jeune conscrit arménien, Sevag Balıkçı a été tué dans son régiment le 24 avril…2011 ! Face à de tels crimes et humiliations persistantes, une génération de jeunes Arméniens de Turquie s’élève. L’association Nor Zartong (Nouveau Réveil) porte cet espoir. Particulièrement visible au cours de ce 24 avril lors du rassemblement sur l’avenue Istiklal, ces jeunes Arméniens ont rejoint les milliers de manifestants réunis en un sit-in recueilli devant le Centre Culturel Français. Remontant l’avenue depuis le lycée Galatasaray, ils clamaient fièrement « Nous sommes là ! » sous les acclamations et les pleurs de la foule.

 

 

J’aimerais à ce propos offrir la dédicace de ce trente-quatrième jour aux Arméniens d’Istanbul et à travers eux à ce jeune homme que je ne connaissais pas Sevag Şahin Balıkçı.

 

« Sevag, je me suis rendu sur ta tombe, à Istanbul, au cimetière arménien de Şişli le vendredi 24 avril 2015. Il faisait si beau ce jour-là. Il y avait tant de fleurs.

Je n’étais pas seul. Nous étions des centaines, rassemblés autour de la dalle de marbre blanc sous laquelle repose ton corps.

Si tu savais comme j’étais ému de te découvrir ici. Nous étions tous tellement émus. J’ai aperçu tes parents. Ils étaient tellement entourés. Je n’ai pas osé les déranger.

 

Nous ne nous connaissions pas Sevag. Nous n’avons jamais partagé le thé. Nous n’avons jamais ri ni pleuré ensemble. Nous n’habitons pas le même pays. Tu vivais à Istanbul, en Turquie. Moi, à Lyon en France. Nous n’avons pas échangé le moindre courrier.

Nous sommes pourtant liés par une langue antique, des écrivains oubliés, des contes méconnus, des pierres brisées, des villages rasés, des églises en ruines, des charniers interdits, des mots prohibés (…) Nous sommes liés par un combat qui nous arrache le coeur.

 

Tragiquement, ton coeur a cessé de battre Sevag le 24 avril 2011. Tu venais d’avoir 25 ans au tout début du mois. Tu as été assassiné dans la caserne de Kozluk, près de Batman, où tu effectuais ton service militaire obligatoire. Ton meurtrier, Kıvanç Ağaoglu, était comme toi un jeune conscrit. Il t’a abattu, comme on tire un lapin, d’une balle dans l’abdomen.

Il a fallu quatre ans de procédure judiciaire pour que ton assassin soit condamné, en mars 2015, à quatre ans et demi de prison pour « homicide involontaire ».

 

Involontaire ? Tu as été tué le jour même où les Arméniens commémorent dans le monde entier le souvenir écœurant du génocide !

Involontaire ? Les liens de ton meurtrier avec un mouvement raciste ultranationaliste ont été révélés !

Involontaire ? Tu avais confié à ta petite amie les menaces de mort dont tu avais été l’objet, parce que tu étais arménien !

Involontaire ? Je n’en crois rien. C’est pourtant ce que les autorités militaires, politiques et judiciaires s’efforcent de faire croire.

J’imagine le calvaire que traversent tes parents Ani et Garabed, ainsi que ta sœur Lena, qui doivent avaler ces mensonges officiels depuis ta disparition.

 

Sevag, ta photo était portée très haut ce 24 avril 2015 à Istanbul par des milliers de personnes qui faisaient mémoire publiquement du génocide des Arméniens. Ton doux visage accompagnait ceux des intellectuels arméniens d’Istanbul arrêtés le 24 avril 1915, déportés et assassinés…comme toi.

Sevag, je réalise aujourd’hui, cent ans après le génocide, que les Arméniens de Turquie vivent encore avec une épée de Damoclès au dessus de leur tête. Ils vivent dans le déni de leur histoire et de leur identité. Ils vivent dans le déni de ta propre mort. Pourtant, depuis quelques années des Turcs courageux s’efforcent de te rendre justice et de rendre justice aux Arméniens. A mains nues, ils affrontent les démons de la haine. Puissent-ils vaincre. Pour toi, pour les Arméniens, pour l’humanité. »

 

A demain.