Samedi 15 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

 

Comme le fit jadis Le Petit Prince, j’ai profité « d’une migration d’oiseaux sauvages » pour revenir en France. Comme fait exprès j’ai atterri à Saint-Ex. C’est ainsi que l’on parle de l’aéroport Lyon Saint-Exupéry.

Si je ne crois pas au destin parce que tout serait écrit d’avance et n’aurait donc aucun intérêt à être vécu, en revanche j’aime bien le hasard et je crois volontiers aux coïncidences que l’on provoque consciemment ou non ?

Alors Le Petit Prince, les oiseaux sauvages et Saint-Ex, c’est sûrement le hasard d’une plume qui glisse sur le papier à la recherche de quelques sourires.

Pourtant, si j’ajoute que dans Le Petit Prince, Antoine de Saint Exupéry parle aussi d’un « astronome turc » qui a découvert « l’astéroïde B 612 » et d’un « dictateur turc » qui « imposa à son peuple, sous peine de mort, de s’habiller à l’Européenne », là vous vous direz : quelle coïncidence !

Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi que je vous dise que j’ai changé de planète. Comme Le Petit Prince.

Quand je vous dis qu’il n’y a pas de hasard mais juste des coïncidences.

 

La planète que j’ai quitté est un territoire en « presque guerre » où sévissent des intriguants qui brandissent des drapeaux noirs et sèment la terreur sur commande dans certains pays de la région, des activistes qui descendent de leurs montagnes et sortent les mitraillettes à la moindre provocation, des manipulateurs très bien habillés « à l’Européenne » et qui sous leurs jolies cravates cachent des intentions misérables.

La planète que je retrouve, celle où je vis depuis toujours, est à présent un territoire « sans guerre » où les gens adorent se chamailler pour quelques pruneaux et se plaisent à grogner pour tout et surtout pour rien.

C’est sur cette petite planète qu’ont débarqué en 1926 mes grands-parents Garabed et Aravni. Ils avaient un drôle de passeport sur lequel était écrit dans la langue de Saint-Ex « sans retour possible » ? ! La planète d’où ils venaient, c’est celle dont je vous parle depuis trente-quatre jours. C’est cette planète en « presque guerre » qu’ils ont été contraints de fuir en toute hâte en ce si beau mois d’avril 1915 parce que c’était l’enfer et que les intriguants, les activistes et surtout les grands manipulateurs de l’époque étaient encore plus cruels, fourbes et paranoïaques que ceux d’aujourd’hui. Ces semeurs de larmes et de sang avaient décidé que les gens comme Garabed et Aravni n’avaient plus le droit de vivre sur cette planète. Ils avaient aussi décidé qu’ils n’avaient plus le droit de vivre du tout ! Et si par miracle certains devaient survivre, comme Garabed et Aravni, ils n’auraient jamais plus le droit de revenir chez eux. C’est ainsi que cela s’est passé. Un million et demi de morts et des miraculés « sans retour possible » !

Sur la petite planète où Garabed et Aravni ont finalement débarqué onze ans après le grand drame -cette planète où je suis né-, des manipulateurs si bien habillés et au verbe si doux ont recouvert cette ignominie d’un voile diplomatique obscène et l’ont enduit d’un parfum d’altruisme nauséabond, tirant quelque profit de cette histoire tragique et macabre.

Et bien moi, malgré les égorgeurs, les hypocrites et les tartuffes, j’aime bien ces deux planètes, celle où je suis né et celle d’où je rentre. Les myosotis qui y poussent auront toujours raison des misérables qui les souillent.

En revanche, je n’aime pas du tout ce qui était écrit sur le passeport de mes grands-parents : « sans retour possible ! ».

C’est pour cela que j’y suis retourné cent ans plus tard. C’est pour cela que j’y ai pérégriné. A Garabed et Aravni, à celles et ceux qui ont connu le même calvaire, à celles et ceux qui ont péri ou survécu, à leur ascendants comme à leurs héritiers, aux êtres d’ici-bas comme à ceux d’au-delà, à celles et ceux qui espèrent comme à celles et ceux qui désespèrent, je voudrais juste partager cette pensée qui m’a conquise aux dernières heures de mon cheminement :

Le pèlerin habite la planète qu’il sillonne comme le berger habite celle où broutent ses moutons.

Voilà pourquoi sur Le chemin de Guiragos, un jour prochain nous serons si nombreux. Nous serons innombrables.

Voilà pourquoi j’en suis convaincu « le retour est possible. » Tout est possible, surtout l’improbable et plus encore l’incroyable. Ce n’est même pas une question de temps. Les astrophysiciens nous l’enseignent depuis si longtemps : le temps n’est rien.

 

A demain sur mes deux planètes…