Dimanche 16 Août 2015.
Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.
Je vous écris de Lyon où je suis revenu hier et où s’achève ce pèlerinage que je n’imaginais pas clore ainsi.
Souvenez-vous au premier jour de cette marche, j’avais alors écrit : « Je rêve que soit mis un terme à la malédiction du passé qui a vu couler tant de larmes sur les joues de mon grand-père Garabed. Pas à pas, nous pouvons, même cent ans plus tard, agir pour un meilleur avenir. C’est tout le sens de cette marche. Pas après pas… »
Trente cinq jours plus tard et mille kilomètres plus loin, mon arrivée à Diyarbakir / Dikranaguerd en l’église Sourp Guiragos le dimanche 16 août 2015, aurait dû être l’aboutissement de ce cheminement.
Je devais y parvenir avec mon compagnon d’aventure Jacques Avakian qui m’avait rejoint le 2 août à Mouch ainsi qu’avec Sylvie, mon épouse et mes enfants Herminé et Zadig, qui devaient me rejoindre le 13 août et achever ce parcours avec moi.
Des centaines et même des milliers d’autres personnes devaient également être présentes en ce jour de l’Assomption et de la bénédiction du raisin pour témoigner de cette vie renaissante, pour dire le droit d’un « retour possible », pour rappeler que la justice est une aspiration humaine légitime, et pour réaffirmer que l’espérance est une exigence universelle et intemporelle.
La somptueuse église Sourp Guiragos, si merveilleusement restaurée et rendue au culte il y a quelques années, était le lieu idéal pour célébrer cette foi en l’avenir là où cent ans auparavant tout n’était que ruines, cendres et désespoir.
Le rêve était-il trop beau ?
Vingt-deux jours après mon départ d’Ani la marche a été interrompue. Je n’ai parcouru que quatre-cent-dix kilomètres, soit à peu près cinq-cent-mille pas (…) Jacques n’en n’a pas accompli un seul ! Sylvie, Herminé et Zadig sont demeurés à la maison. Les pèlerins d’Istanbul, de Yerevan, de Paris et de Los Angeles sont restés sur leurs planètes respectives. La grande célébration du renouveau n’a pas eu lieu.
Alors ai-je eu tort d’imaginer qu’un avenir était possible ? Ai-je eu tort de le partager ? Je vous laisse juge, pour autant que vous soyez certain de l’avenir qui s’ouvre devant vous. J’en laisse juge Celui qui Sait et qui Peut, pour autant qu’Il soit. Moi, je pense que seul l’espoir fait vivre. S’il n’était cette fenêtre ouverte dans le désert de ma vie, je crois bien que celle-ci ne serait que néant.
Alors, non, je ne regrette rien. Ni d’avoir imaginé cette marche, ni même d’avoir été contraint de l’interrompre. Ni d’avoir associé Jacques qui n’a marché que dans sa tête. Ni même d’avoir tenté de faire venir ma famille qui n’a vécu cette expérience vitale qu’à travers le récit quotidien que j’en ai fait.
Au fond, les entraves et les obstacles qui se sont dressés tout au long de cette marche et de ce pèlerinage révèlent les plaies qui rongent cette société et le chemin de guérison que ce pays doit encore accomplir s’il veut sortir de la malédiction qui le poursuit depuis cent ans. Cette malédiction qu’il a lui-même inventée et qu’il voudrait encore dissimuler sous le voile impudique de sa suffisance et de son arrogance. Cette malédiction qu’il imagine pouvoir effacer aussi sûrement qu’on gomme les gens, les nuages, les oiseaux, le soleil et les maisons sur des dessins d’enfants. Cette malédiction qui s’infiltre dans les palais des puissants et les chaumières des paysans, dans les montagnes et les vallées, dans l’eau des lacs et les racines des arbres, dans les livres et les journaux, dans l’histoire falsifiée et les mémoires interdites, dans les arts et les sciences, dans les cimetières et les mosquées. Cette malédiction est un poison qui pollue lentement et continuellement les sens et les consciences, les cœurs et les corps. Elle fait le lit de la violence, de la méfiance, de la peur et de la désolation.
Cette malédiction a été rédigée avec des plumes de fer trempées dans le sang des Arméniens, des Syriaques et des Chaldéens.
Jetés aux oubliettes d’un Empire ottoman en pleine décomposition, les fantômes de ce passé honni surgissent du néant dans lequel ils ont été plongés.
Cette malédiction n’a pas commencé en 1915 avec la « solution finale » inventée par ce sinistre ministre de l’intérieur Talaat Pacha et son clan de fanatiques. Elle a été précédée de massacres inouïs en Cilicie en 1909, mais aussi à Constantinople et en Anatolie lors des terrifiants massacres du Sultan Abdul Hamid II que la France de l’époque, déjà solidement rompue aux promesses et renoncements de son gouvernement, avait si mollement condamné pour protéger ses alliances tactiques. Témoin humaniste et visionnaire de son temps, prophète d’une juste paix qu’il défendit jusqu’à son assassinat le 31 juillet 1914, Jean Jaurès avait tenu un discours prémonitoire le 3 novembre 1896 à la tribune de la Chambre des députés. Jeune parlementaire de 37 ans, il avait alors prononcé un long plaidoyer pour sauver l’Arménie, accusant très violemment le Sultan et pointant avec sévérité les responsabilités de la France et de l’Europe en ces termes : « Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné. »
Vingt ans avant le génocide tout était dit. Cent ans après tout est identique. La désolation se poursuit. Pour les enfants des bourreaux, le seul moyen d’en finir avec cette malédiction c’est d’entrer dans un chemin de repentance. Pour les enfants des victimes, cette exigence de repentance est un chemin de résilience pour en finir avec ce traumatisme. C’est au croisement de la repentance des uns et de la résilience des autres que nous en finirons avec l’affliction des uns et la malédiction des autres. C’est au croisement de la repentance et de la résilience que se dessine le futur. C’est ce croisement que j’ai cherché tout au long de cette marche et de ce pèlerinage.
C’est au croisement de la repentance et de la résilience que se situe la dédicace de ce dernier jour :
« Ahmet, c’est à toi que s’adresse à présent cette lettre. Toi, mon guide, tu m’as aidé à m’accomplir et à me dépasser tout au long de cette marche et de ce pèlerinage. Tu m’as aidé à me révéler à moi-même. Tu as souvent cherché à résoudre mes questions même s’il n’y a pas encore de réponses. Tu m’as aidé à combattre mes doutes autant que mes certitudes. Tu m’as aidé à aller au plus profond de moi pour que je puisse élargir mon champ de vision. Tu m’as protégé contre les intriguants, les activistes et les manipulateurs dont tu connais si bien le pouvoir de nuisance. Toi, Ahmet, mon guide et mon kurde, tu m’as ouvert les yeux sur la malédiction centenaire qui frappe tes frères en humanité. Tu as été aussi sévère que tendre dans tes jugements, ouvrant ainsi un chemin de vérité
Moi, j’ai essayé de t’apporter un peu de lumière dans l’ombre d’une histoire niée et enfouie. Je t’ai raconté l’histoire des mes aïeuls et de ceux de Sylvie ta cousine ‘vanétsie’, comme tu aimes tant me le dire. Je t’ai partagé ma compassion pour les souffrances actuelles des enfants de cette terre. Je t’ai partagé mes prières pour que sèchent les larmes des innocents et pour que règne enfin une juste paix et une démocratie sincère.
Je crois bien Ahmet que nous sommes parvenus à ce carrefour salutaire de la repentance et de la résilience. Nous sommes à présent en communion. Qu’importe que tu sois kurde et moi arménien. Cela pourrait être l’inverse. Nous parvenus à nous rencontrer comme des êtres humains, capables de compassion et liés par l’amitié.
Ahmet, pour tout ceci, merci. »
Puisque le temps de nous quitter est arrivé, je cède cette plume à mon compagnon d’aventure, Jacques Avakian.
« Ces jours passés en Arménie historique, en mon arménité, ont permis au petit garçon que j’étais au Liban et qu’un jour de Juillet 1972 j’avais du laisser de côté pour venir en France; de se retrouver en moi et de me rejoindre pour accomplir ce beau voyage.
Ce petit garçon durant ces quelques jours a vu de ses yeux et touché de ses mains l’histoire de sa nation que ses instituteurs et parfois sa Maman, lui avait contée.
A travers ces monuments qui malgré ces périodes de douleurs ont traversé des siècles en se battant pour être debout, debout comme nous. Et même s’ils sont perdus au milieu de paysages où flottent encore les âmes de ceux qui ont disparu, ces monuments de pierres ont en leur sein un cœur à toute épreuve. Je les ai touchés, je les respirés ; ils m’ont parlé, ils m’ont regardé. On ne se quittera plus.
Ce petit garçon a soudain grandi et a quitté son banc d’école. Il n’est plus l’enfant que j’ai laissé dans le pays d’accueil de mes arrières et grands-parents aussi.
Au fur et à mesure que mes pas se posaient, soulevant la poussière de cette terre qui jadis appartint à mes ancêtres, et en levant mes yeux sur ces cathédrales qui virent prier tant de ceux dont je porte les gènes, j’ai réuni en moi ma part d’Arménien par mes racines, et cette autre part que l’exode avait fait de moi, un exilé. Maintenant je ne suis qu’un. Ma moitié historique est en osmose avec mon autre moitié de réfugiée.
Que dire aussi de ces vagues d’émotions ressenties en touchant les pierres de l’église Sourp Guiragos à Diyarbakir où Dikran nous a raconté comment en 2012 il s’est converti au christianisme. Que dire de ces pierres de l’église Sainte Croix sur l’île d’Aghtamar où, avec Pascal, nous avons prié pour nos proches, pour nos chers disparus et pour ceux qu’on aime. Que dire enfin de ce site fabuleux qu’est la citadelle d’Ani…De toutes ces émotions, il en est ressorti un sentiment d’humanité, ce sentiment qui vous donne envie d’avoir un regard bienveillant, qui vous fait chercher des mots de paix, des mots de tendresse qui vous rendent aussi impatient tant on a envie de les dire à ceux qu’on aime et de voir dans leurs yeux ce sentiment de bien être que seuls des mots d’amour savent faire naître.
Durant ce voyage, j’ai fait ma communion avec moi-même. J’ai pris conscience de ce que je pourrai apporter aux autres. J’ai aussi pris conscience de la fragilité des choses, que nous sommes éphémères, que du jour au lendemain nous pouvons être balayés de l’existence.
Alors, à chaque instant que nous respirons, à chaque jour où nos émotions rythment les battements de nos cœurs, à chaque fois que nos yeux voient les yeux de ceux que nous aimons, chaque fois que nos paroles sont entendues, ou que nous entendons celles des autres; semons l’amour et récoltons ensemble avec nos cœurs et nos mains nues, leurs fruits.
Merci Pascal mon frère d’esprit qui a su faire évoluer le mien, dont la richesse de tes connaissances m’a aussi permis de mieux m’imprégner de ce voyage. Merci Ahmet mon frère kurde qui a veillé sur nous. A travers toi, j’ai appris que nous ne sommes pas seuls à nous battre pour la justice et la reconnaissance. Les gens comme toi qui ont compris notre douleur nous apportent un certain soulagement laissant ainsi plus de place pour notre quête.
Merci à la vie. »
Avant que ne s’achèvent ces chroniques quotidiennes, j’aimerais à présent remercier toutes celles et ceux qui m’ont apporté leur soutien sous quelque forme que ce fut. Par vos pensées, vos prières et vos contributions diverses et variées, vous m’avez porté dans cette marche pour la vie et la justice. Vous m’avez soutenu pas après pas, kilomètre après kilomètre, jour après jour. Vous m’avez également porté lorsque cette marche devint impossible à poursuivre de sorte que le marcheur immobile que j’étais devenu continua pérégriner dans le sillon de l’histoire. Grâce à ce lien précieux qui nous unit, j’ai trouvé la ressource et la joie nécessaires pour continuer à vous écrire. L’arrivée de Jacques au moment le plus décisif m’a permis de ne pas sombrer dans la rancœur de cet abandon forcé et m’a donné au contraire la force nécessaire pour poursuivre mon cheminement. Dès lors, nous vous avons porté ensemble dans notre méditation et notre recueillement. Nous avons porté vos aïeuls et vos enfants, unis dans un même temps qui relie le passé, le présent et le futur de notre humanité.
La vie est belle.
Pascal Maguesyan
Oui la vie est belle. Les cinq cent quatre vingt dix kilomètres manquant tu les as fait avec ton cœur, tu as su partager tes connaissances, tu nous as fait participer avec beaucoup d’émotion à tout ou presque ce que tu as pu vivre. Merci Pascal pour ce que tu as fait. Merci Jacques. Merci à ton guide.
Un jour “peut être” vous finirez cette marche, c’est ce que je vous souhaite avec tout mon cœur.
La Vie est belle, il faut la vivre avec l’Espoir de jours meilleurs.
RM