Dimanche 12 Juillet 2015.

C’est à Ani ancienne capitale arménienne médiévale que commence ce périple.

Il fait beau, très beau. Il fait chaud mais sans excès. L’air est sec mais l’atmosphère est supportable.

Établie à 1500 mètres d’altitude, au nord-est de la Turquie, Ani se trouve à 45 kilomètres à l’est de la ville de Kars, au niveau de l’actuel village d’ Ocaklı.

Il y a mille ans Ani était une flamboyante capitale arménienne. Aujourd’hui ses vestiges sont comme le phare d’une civilisation anéantie.

Les ruines de la fabuleuse cité trônent sur un éperon rocheux triangulaire au bas duquel s’écoule la rivière Akhourian, un affluent de l’Araxe. De l’autre côté du ravin, c’est la République d’Arménie ! Inaccessible et tellement proche.

Autrefois, il n’y avait pas ces frontières hermétiques que dressent les États modernes. Autrefois, on pouvait aller et venir de part et d’autre de la rivière, en empruntant un pont de pierre dont il ne reste aujourd’hui que des fragments des piliers.

Un jour, qui sait, le pont d’Ani sera reconstruit. Un jour, qui sait, nous pourrons aller et venir de part et d’autre. Ce jour-là, un chemin incroyable aura été franchi entre Arméniens et Turcs. Ce jour-là les outrages du siècle passé auront été soignés. Ce jour-là le chaos géopolitique régional aura cessé. Ce jour-là n’est encore qu’un rêve.

Est-il encore permis de rêver ?

Il faut imaginer ce que fut Ani il y a un millénaire pour mesurer le pouvoir symbolique et onirique de ses ruines actuelles.

Cette sublime métropole arménienne était en l’an mil le siège politique et religieux de l’Arménie des Bagratides.

Imaginez une vaste cité peuplée de cent-mille habitants. Ani était à cette époque l’une des plus grandes villes du Proche-Orient et du Sud-Caucase.

Imaginez une riche cité de négociants où convergeaient quantités de caravanes et de marchands venus du Moyen-Orient, en route vers l’Asie Mineure et la Méditerranée.

Imaginez une prodigieuse cité fortifiée, ceinturée d’une muraille colossale constituée d’une double ligne de remparts, ouverte par des portes monumentales, complétée d’un vaste réseau souterrain formé de galeries et de nombreuses pièces à vivre.

Imaginez une grandiose cité royale où régnèrent quelques-uns des plus grands monarques arméniens. Achot III en fit sa capitale en 961 et y dressa sa première muraille, son palais et sa citadelle. L’un de ses fils Gagik Ier couronné roi par le catholicos Khatchig Ier en 989 prolongea l’œuvre de son père et fit d’Ani une troisième Rome, arménienne et très chrétienne, une ville aux « mille et une églises » qui incarnait magistralement l’union des pouvoirs temporel et spirituel.

Point de convergence des rivalités géopolitiques de son temps, Ani l’arménienne succomba à l’étreinte forcée de Byzance qui   ouvrit ainsi la voie aux autres envahisseurs et conquérants successifs, seldjoukides, kurdes, turcomans, mongols, géorgiens et russes tsaristes ou soviétiques.

Mille ans plus tard, au terme d’une guerre mondiale, d’un génocide et de traités humiliants, Ani est devenue turque. Souillée et profanée par les assassins et leurs descendants, Ani a longtemps été interdite comme pour dissimuler les traces monumentales d’une civilisation anéantie.

Que faire d’Ani ? Je soupçonne le dilemme des prédateurs.

Raser les vestiges de cette Jérusalem arménienne et poursuivre ainsi la politique d’éradication de l’élément arménien du tableau périodique des éléments turcs ?

Feindre le pluralisme et autoriser des missions archéologiques au risque de soulever la poussière d’une histoire génocidaire ?

Ankara a longtemps tergiversé, avant de trouver une alternative :

Pourquoi ne pas faire d’Ani un parc de plein air pour ces cohortes de touristes migrateurs qui gavent leurs cartes mémoires photographiques de souvenirs pittoresques ?

Les temps modernes sont ainsi. Tout ce qui rend la vie merveilleuse, tout ce qui rend l’humanité prodigieuse est soluble dans la consommation des masses. Tout est consommable. Tout est consumable. Tout est déformable. Le tour est joué.

Ani la fantastique est ainsi progressivement convertie. Ses monuments édifiants sont restaurés sous les yeux ébahis des promeneurs. Quantités d’objets souvenirs sont vendus aux badauds, tandis que flotte un immense drapeau turc sur un mât au dessus des remparts. A quand la première fête de la musique sur le site ? A quand la première projection de film en plein air ? « Happy end ». Tout le monde applaudira. Même les Arméniens !

Parallèlement Ankara s’applique scrupuleusement à effacer toute mention nominale de l’identité arménienne de la fabuleuse cité médiévale. La sociologue et militante féministe turque Pınar Selek a clairement identifié cette pratique : « notre Turquie est le pays de l’anéantissement de toutes les diversités, le pays des meurtris et des cimetières[1]. »

Les faussaires de l’histoire frisent la bouffonnerie en suggérant sur un pauvre panneau posé de guingois devant l’église Saint Grégoire que son fondateur Gagik Ier serait devenu un monarque musulman, parce que sa statue de pierre découverte lors d’excavations le représente portant le turban sarik ! C’est comme si Erdogan était chrétien parce qu’il porte le costume et la cravate !

Face à l’absurde j’aimerais faire mienne cette réplique de Figaro : « je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer[2]. »

Cheminer dans les ruines d’Ani c’est explorer les temps perdus. Le temps millénaire d’une Arménie radieuse. Le temps centenaire d’une Arménie de cendres.

En déambulant dans les vestiges d’Ani je me suis confronté aux âmes en ruines de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes pulvérisés comme de la vermine en 1915. Un million cinq-cent-mille corps sans sépultures. Un million cinq-cent-mille âmes sans repos. Un million cinq-cent-mille pierres brisées.

En déambulant dans les vestiges d’Ani, je me suis confronté à la mémoire de la déportation de mes grands-parents paternels. Garabed et Aravni étaient encore très jeunes lorsqu’ils ont été chassés de Behisni, contraints de marcher vers un funeste destin auquel ils ont survécu miraculeusement.

Toutefois, une certaine dose de pragmatisme m’oblige à ajuster mon discernement et mon propos. Transformer Ani en un musée de plein air est préférable à sa destruction, ce que fait par ailleurs inexorablement la Turquie depuis cent ans avec le patrimoine arménien, sans que le monde ne s’en soit jamais ému.

Restaurer Ani est finalement un service rendu aux rêveurs. Vous savez, ces candides dont je vous ai parlé un peu plus haut qui rêvent de reconstruire le pont d’Ani. Alors oui je dois bien vous l’avouer, je suis l’un de ces rêveurs. Heureusement pour moi je ne suis pas seul. Nous sommes des millions dans le monde entier à croire que « les rêves deviennent parfois réalité, aux moments les plus inattendus[3]» C’est ce qu’a écrit l’un de ces rêveurs très courageux. Il s’appelait Hrant Dink. Il était arménien en Turquie et partageait ses rêves dans le journal Agos qu’il avait fondé. Agos cela signifie Le Sillon en langue arménienne. Dans ce sillon, Hrant Dink a semé quantités de graines de rêves qui poussent chaque jour. Il a été assassiné le 19 janvier 2007, mais son rêve croît.

Si j’ai choisi Ani, pour entamer ce périple, c’est précisément parce que je rêve. Je rêve qu’un jour, Arméniens, Turcs et Kurdes, puissent parler sans craintes de leurs démons. Je rêve que soit mis un terme à la malédiction du passé qui a vu couler tant de larmes sur les joues de mon grand-père Garabed. Je rêve que soit mis un terme aux mensonges. Je rêve de repentance et de justice. Je rêve du pont d’Ani.

Le rêve, l’espoir, l’espérance. C’est bien de cela qu’il s’agit. C’est ainsi que l’on peut penser l’avenir. C’est ainsi que je le pense. Pas à pas, nous pouvons, même cent ans plus tard, agir pour un avenir meilleur. C’est tout le sens de cette marche. Pas après pas…

 

En route.


 

[1] Pınar Selek, in Parce qu’ils sont arméniens, p.84, éditions Liana Levi, 2015.

[2] Figaro, dans Le Barbier de Séville, Acte I, scène II. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

[3] Hrant Dink, in Deux peuples si proches, si lointains, Arménie-Turquie, p.90, Actes Sud.

 


 

Rêve d'Ani #1. Ici commence la marche. 12 juillet 2015
Rêve d’Ani #1. Ici commence la marche. 12 juillet 2015