Ce lundi 13 juillet 2015 est mon deuxième jour de marche.
Je viens de parcourir dix-sept kilomètres cinq-cent-quarante en trois heures et dix minutes avant d’arriver aux portes de Kars. Hier, au départ d’Ani, j’ai marché seize kilomètres huit-cents en quatre heures dix sur un parcours total de vingt-cinq kilomètres huit-cents. Atteindre les trente kilomètres par jour est encore présomptueux. Mon corps n’est pas prêt. Il faut y aller progressivement, même si cela fait plusieurs semaines que je m’y suis préparé sur les sentiers de l’Ain avec mon ami et préparateur Hubert Lallart. « Amitiés à toi Hubert si tu lis ce récit. Je me souviendrai toujours de notre dernière randonnée sur les beaux chemins du Grand Colombier, au cours de laquelle, nous avons partagé cette réflexion toute simple « la vie est une grâce ».
Vous me demanderez sans doute : pourquoi seize kilomètres huit-cents à pied et pas vingt-cinq kilomètres huit-cents ? Comment a-t-il fait pour parcourir les neuf kilomètres manquants ? C’est très simple, j’ai un sherpa. Il se nomme Ahmet ! Il me suit ou me précède en voiture et transporte une partie de mon équipement. Ce que je ne fais pas à pied, je le fais donc en voiture. Pour quelles raisons, me demanderez-vous également ? Parce qu’on ne traverse pas une partie de la Turquie orientale comme on traverse l’Europe occidentale pour aller vers Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle. Bien sûr certains voyageurs l’on fait et en ont témoigné. Pour autant, avec le patronyme qui est le mien (malgré ma nationalité), en cette année si sensible du centenaire du génocide des Arméniens, avec ce contexte géopolitique dégradé tout autour des frontières turques (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Irak, Syrie), avec certains groupes idéologiques armés qui vont et viennent en passant les frontières, avec la guérilla kurde toujours présente même si elle n’est pas très active (…); on ne voyage pas seul sans prendre de risques, sac au dos, dans cette partie de la Turquie.
D’ailleurs, je n’ai pas franchement apprécié ce lundi avoir été suivi pendant de longues minutes par un véhicule aux vitres fumées. Heureusement, Ahmet mon sherpa a repéré la scène et s’est rapproché de moi avec sa voiture. Je vous avoue qu’en ce début de marche, je n’ai pas encore atteint le niveau de sérénité que je recherche.
Quelques mots de mon équipement. Je marche « léger ». Comme tout randonneur, je porte ce qui est le mieux adapté. Un tee-shirt manches longues ultra-respirant en laine, un pantalon souple, une casquette, un sac à dos avec trois fois rien à l’intérieur et bien sûr un appareil photo-vidéo pour immortaliser cette aventure. Le reste, spécialement l’eau, est transporté par Ahmet. C’est que ce périple est une « marche pour la vie ». Alors je vous laisse imaginer les conditions symétriquement inverses dans lesquelles, il y a cent ans, des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards -tous liés à mon patronyme- ont marché vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie. Ils n’avaient pas d’eau. Ils n’étaient pas ravitaillés chaque demi-heure comme je le suis. Ils n’avaient pas de chaussures adaptées, mais bien d’avantage des chaussons de peaux traditionnels. Ils n’avaient pas de sherpa mais des gardiens armés et à cheval qui les entouraient. Ils n’avaient pas de trousse à pharmacie pour les soins nécessaires lorsque des plaies apparaissaient. Ils ne marchaient pas avec un petit sac à dos, mais avec des enfants dans les bras (…). Ils n’avaient pas de casquette ni de crème solaire pour se protéger de la brûlure du soleil. Ils ne prenaient pas de douche le soir à l’hôtel mais dormaient là où ils s’arrêtaient. Jamais dans les villes et les villages, mais toujours à l’extérieur, dans des campements de fortune. Ils ne se réveillaient pas le matin en prenant un petit déjeuner tonique, mais reprenaient leur marche l’estomac vide et le corps usé par des efforts surhumains et inhumains. D’ailleurs progressivement ils ne se levaient même plus. Leurs yeux s’éteignaient pour l’éternité, si les rapts ou les meurtres ne les avaient pas emportés en cours de route. Ils ne marchaient pas pour vivre, comme je le fais en ce moment, avec le désir ardent de rejoindre Diyarbakir pour la fête de l’Assomption. Ils marchaient vers la mort. Ils marchaient vers le néant. C’est ainsi que les dirigeants de l’Empire avaient décidé de les anéantir. Dans leur cruauté inouïe, ces gouvernants monstrueux avaient inventé cette technique de mise à mort abominable afin que les victimes sentent dans leur chair et à chaque pas le poids terrifiant de leurs souffrances et ressentent dans leur âme l’épouvantable progression de leur agonie.
Les témoignages de ce calvaire sont innombrables. Nombre d’entre eux ont été publiés. Ce sont les récits des survivants et des témoins du drame. J’en ai relu quelques-uns au retour de cette marche en France. Parmi ces témoins de première main, je crois utile de citer Leslie A. Davis, consul des Etats-Unis à Kharpout de mai 1914 à avril 1917. Les dépêches consulaires qu’il adresse en 1915 à Henry Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, sont édifiantes.
Dans sa dépêche n°71 du 24 juillet 1915, Leslie A. Davis, faute de pouvoir employer le mot de génocide qui n’existe pas encore, parvient néanmoins à décrire ce qui est encore indicible :
« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans l’histoire du monde un massacre aussi général et aussi radical que celui qui est perpétré en ce moment dans cette région, ni qu’un plan plus affreux et plus diabolique ait jamais été conçu par l’esprit de l’homme.[1] »
Dans ses dépêches successives, le haut diplomate relate avec une grande précision les convois de déportés qui passent sous ses yeux et les charniers qu’il découvre.
« Tout le pays n’est plus qu’un vaste charnier ou, pour être plus exact, un vaste abattoir.[2] »
Dans le rapport qu’il remet au Département d’État le 09 février 1918, il écrit :
« On vit arriver des convois de déportés de temps à autre pendant tout l’été de 1915, dont certains comptaient plusieurs milliers de personnes. Les premiers, qui arrivèrent en juillet, campèrent dans un vaste champ aux confins de la ville où ils étaient exposés à un soleil brûlant. Tous étaient en guenilles et quelques-uns étaient même presque nus. Ils étaient hâves, décharnés, malades, sales et couverts de vermine, ressemblant plus à des bêtes sauvages qu’à des êtres humains. On les avait poussés pendant des semaines comme du bétail, presque sans rien à manger, et la plupart d’entre eux ne possédaient que les quelques loques qui les couvraient (…) Il y avait fort peu d’hommes parmi eux, la plupart ayant été tués par les Kurdes avant leur arrivée à Kharpout. Beaucoup de femmes et d’enfants avaient également été tués, et de nombreux étaient morts en route de maladie et d’épuisement. Peu d’entre eux arrivaient vivants, et ils ne tardaient pas à mourir.[3] »
Leur route était un Golgotha. La mienne veut être un sentier de vie.
[1] Leslie A. Davis, in La province de la mort, traduit de l’anglais par Anne Terre, p.52, Editions Complexe, 1984.
[2] Ibid. p.57
[3] Ibid. p.159 – 160
premiers contacts… premiers encouragements pour toi, prudence et patience, merci pour ces retours déjà passionnants
Une pensée s’envole vers toi Pascal et vers Sylvie puisqu’elle chemine avec toi….tu disais dans les premiers écrits que le temps de la méditation n’était pas au rendez-vous trop pris par la mise en route de ta marche ; tu t’es vite rattrapé dans le 4ème jour: que j’ai lu avec beaucoup d’émotion et dans lequel on pouvait lire plein de choses non décrites (…) Je t’embrasse. Maman.
J’ai bien reçu votre photographie et je vous remercie.
Je vous suis à la “trace” et imagine les lieux que vous parcourez grâce à vos récits. Je vous encourage à persévérer malgré les douleurs, les mauvaises rencontres, les chemins difficiles. Votre démarche en vaut la peine!
Cordialement à vous.