Mardi 14 juillet 2015.
J’ai démarré la marche de ce jour à la sortie de Kars, au panneau kilométrique « Iğdir 130 km ». Je me suis donné cinq jours pour y parvenir.
Pas la peine de se lever trop tôt ce matin. Il ne fait pas si chaud. J’ai parcouru exactement vingt-sept kilomètres, en six heures cinq. Franchement, je suis arrivé éreinté au terme de cette étape. Ereinté mais satisfait.
J’ai d’abord marché sur l’asphalte en bord de route, mais la voie n’était pas très large et le trafic était intense avec des voitures et des camions roulant parfois très vite. Par précaution, j’ai décidé d’avancer à contresens de circulation afin de pouvoir anticiper les risques éventuels. Même si cela n’avait rien d’une promenade bucolique, le bord de route était rempli de toutes sortes de fleurs merveilleuses de couleur bleue, violette et mauve. Je ne suis pas botaniste, mais toutes ces essences sont très proches du myosotis, devenu en cette année du centenaire de la destruction de la civilisation arménienne, la fleur symbole du souvenir éternel. Ce souvenir a accompagné mon chemin et mes pensées sur ce bord de route. Si j’avais été en voiture, roulant à toute vitesse vers ma destination, je n’aurais sans doute pas remarqué ces fleurs. Heureusement pour moi, je marche, je flâne, j’observe, je pense…C’est pour ces instants fragiles et essentiels que je prends goût à la marche. En marchant le long de ces bouquets de fleurs, j’avais comme le sentiment d’être accompagné par ces gens qui vivaient ici autrefois. Ces fleurs d’aujourd’hui, ces gens d’hier, sont comme des balises qui guident mes pas.
Depuis Kars, la route serpente et monte progressivement le long de champs, cultivés pour les uns de manière traditionnelle et pour les autres de manière industrielle. Du blé, beaucoup de blé. De la prairie aussi pour les troupeaux de vaches, les moutons et les chevaux. Au détour d’un virage, je découvre à travers champ une venelle merveilleuse, tapissée de toutes sortes de fleurs multicolores. Un vent léger caresse mon visage. Les papillons volent. Les oiseaux gazouillent. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cette séquence. Pour le plaisir certainement ! Il me faut aussi cultiver le plaisir si je veux tenir jusqu’au bout du chemin.
A ne penser qu’à moi et à ma marche, à cette belle nature qui m’environne, j’en ai momentanément oublié la présence de mon sherpa et compagnon d’aventure. Je ne le vois plus, mais il m’observe de loin. Il veut que nous puissions nous voir « dans les yeux » une fois parvenus à Diyarbakir, heureux d’avoir accompli notre mission. La sienne c’est de me protéger des pièges, des problèmes et des dangers pour me permettre d’arriver sain et sauf à destination. La mienne, c’est d’accomplir ce pèlerinage en mon nom propre, au nom de tous les miens, au nom de toutes celles et tous ceux qui me portent et me soutiennent. Elles -et ils- se reconnaîtront toutes -et tous- à travers ces lignes.
Sur la route d’Iğdir, j’ai croisé mes premiers vachers: Umut, Ahmet et Furkan. Trois jeunes très sympas. Ils ne m’ont rien demandé. De toute manière, s’ils m’avaient posé la question, leur aurais-je dit : je marche pour faire mémoire, pour célébrer la vie et la justice ! Si telle avait été ma réponse, ils m’auraient pris pour un imbécile ou un fou. On ne va pas à la rencontre des gens en leur lançant des slogans. Rencontrer c’est partager. Les gestes et les mots doivent être élégants, même pour le franco-arménien que je suis, ici en Turquie orientale. Celui – ou celle- qui marche ne peut avoir d’autre démarche que fraternelle. De toute manière, la justice véritable implique la fraternité.