Jeudi 16 juillet 2015.
Vingt et un kilomètres six-cent-vingt de marche en quatre heures dix-neuf. Je suis fatigué. Je ne voudrais pas avoir un claquage. Mes mollets sont raides. Mes tendons d’Achille tirent un peu. Mon corps n’est pas encore prêt. Si je veux poursuivre jusqu’à Diyarbakir, il faut que je réduise mes efforts.
La route qui chemine vers Igdir n’a pas été très agréable aujourd’hui. La voie de circulation à double sens était étroite. Tout au long du parcours, l’asphalte dégageait une odeur nauséabonde. Il était tout aussi difficile de marcher à très travers champ. Le terrain était trop irrégulier. Dans le sable je peinait à progresser, sur les pierres je risquais de me tordre une cheville. Je n’avais pas vraiment le choix. Il me fallait avancer en bord de route, le plus souvent sur du gravillon, ce qui ne permet pas un rebond optimal.
J’ai dédiée cette journée à un couple d’amis très proches. Maritsa et Hubert. Maritsa par son patronyme est d’origine arménienne. Ses grands-parents étaient originaires de Malatia. En 1915, au coeur de la Grande Catastrophe qui emporta tout un peuple, Malatia a été particulièrement éprouvée. La ville se trouvait en effet au coeur d’une zone géographique où convergeaient de nombreux convois de déportés.
« Maritsa,
je ne sais pas grand-chose de ton histoire filiale et familiale. Je sais que tu préfères la délicatesse des sentiments à la rudesse des mots. Je t’ai porté dans mes pensées au cours de cette journée de marche. A travers toi j’ai porté ces aïeuls que je n’ai pas connus et dont je ne connais pas le récit. Si tu as le bonheur de vivre, Maritsa, c’est évidemment parce que certains de tes ancêtres ont eu la chance de survivre. Mais les autres, tous les autres, qui étaient-ils ? Quels étaient leurs noms ? Que sont-ils devenus ? Où sont-ils ? Ont-ils été massacrés ? Ont-ils été sauvés ? Ont-ils une descendance ?
Ils ne sont ni vivants faute d’adresse, ni morts faute de corps. Ils sont le peuple des ombres. »
Maritsa tient une merveilleuse librairie, Pleine-Lune, à Tassin la Demi-Lune. J’adore les librairies. Comme dans les bibliothèques, on peut y découvrir le vaste monde. C’est fantastique d’imaginer qu’en franchissant les portes d’une simple librairie, c’est tout l’univers des connaissances et des rêves qui sont à portée de main.
Je me souviens des rencontres et signatures de livres qui ont été organisées récemment dans la libraire de Maritsa. Je pense notamment à Boualem Sansal, pour son livre « Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe » chez Gallimard. Je pense aussi à Pınar Selek, pour son livre « Parce qu’ils sont arméniens » aux éditions Liana Levi. Je pense enfin et plus récemment aux auteurs venus présenter trois biographies publiées chez Jacques André Éditeur des quatre héros de la résistance entrés au Panthéon le 27 mai 2015 : Pierre Brossolette, Jean Zay, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion.
« Maritsa, ta librairie est non seulement une fenêtre ouverte sur le monde, mais aussi sur notre humanité. Entre les pages de tes livres, on peut découvrir ta vision de l’homme : debout !
Maritsa, nous avons souvent parlé ensemble de cette marche pour la vie et la justice que j’accomplis en ce moment. Je sais combien tu portes en toi ce désir de justice, non seulement pour les Arméniens, mais aussi pour cette humanité malmenée. Je sais combien tu portes en toi le goût de vivre. Je le porte aussi avec toi à chacun de mes pas. »
Je marche, tu marches, nous marchons….
« Hubert, je voudrais te dire, toute ma gratitude, pour tout le temps que tu m’as consacré dans ma préparation physique et mentale pour cette marche. Je ne savais à quel point marcher permet de méditer. Je l’ai découvert en cheminant avec toi.
Si le philosophe René Descartes a écrit en son temps « je pense donc je suis (…)», j’aimerais ajouter « je marche donc je suis ».
Pour autant, Hubert, je t’avoue humblement avoir un peu de mal en ce moment. Non seulement parce que mon corps me fait mal, mais aussi parce que je suis seul. »
Mes pas sont lourds, mes pensées sont courtes, ma vision est limitée. Cette marche n’est pas encore la belle et bénéfique méditation dont je rêve. Pour l’instant c’est une épreuve.
Mais demain, qui sait !
Pascal, lache pas. sirdov midkov avec toi !
Jacques