Mercredi 22 juillet 2015.

Pour ce onzième jour de marche, j’ai parcouru vingt et un kilomètres cent-quarante en trois heures quarante-huit.

Je suis toujours en route pour Van sur une route toute droite. Il m’arrive parfois de pouvoir progresser en bordure de champ, mais ce n’est pas toujours possible. Le plus souvent c’est donc sur le bitume que j’avance et prenant soin de prévenir les dangers que représentent surtout les camions et les véhicules rapides. Ces deux derniers jours, j’ai vu deux camions renversés. Heureusement sans gravité pour les chauffeurs. Le plus souvent ces sorties de route sont dues à la fatigue. Je dois donc, moi, simple marcheur être particulièrement attentif.

Cette journée de marche ne restera pas comme impérissable dans ma mémoire. Même si mon corps est à présent adapté à la marche (malgré des ampoules admirables), mon psychisme est pollué par les contraintes sécuritaires et la ‘veille’ dont je sais être l’objet. J’aimerai tant gagner d’avantage de sérénité pour approfondir ma quête, mais c’est bien compliqué. Si mon esprit ne parvient pas à atteindre l’intensité recherchée sur une vingtaine de kilomètres quotidiens, à quoi bon me contraindre à en faire cinq ou dix de plus pour respecter le planning que je me suis fixé en France.

Par conséquent, jour après jour j’ajusterai ma progression en fonction de ce qui est utile et nécessaire. C’est l’avantage d’avoir un ‘sherpa’ avec voiture. Ce qui ne m’empêche pas, par réflexe cartésien ou typiquement scolaire, de vouloir compter avec précision les kilomètres parcourus en marchant et de vous en faire part chaque jour.

L’épreuve physique que je m’impose est essentielle. La nature humaine est ainsi faite que c’est à travers le corps que l’homme exprime sa transcendance. Avec notre seul corps et tout ce qu’il comprend de fonctionnel et de spirituel !

« C’est ainsi que tu danses Michel ? » Je veux bien sûr parler de mon ami Michel Hallet-Eghayan, danseur et chorégraphe lyonnais dont la vision va bien au delà de l’art contemporain qu’il incarne, mais explore inlassablement de nouveaux territoires sensoriels, à travers notamment la ‘composition libre’. Il vous en parlera lui-même avec passion lorsque vous le rencontrerez.

« Michel, oui c’est à toi que je m’adresse aujourd’hui. Je t’ai dédié en effet cette journée de marche. Lorsque je te l’ai fais savoir, ce matin même, en t’envoyant un sms, tu m’as alors répondu :

— Il nous faut donc marcher et prier beaucoup pour tenter de comprendre ce qui nous arrive et ce qu’on porte.

J’ai donc voulu cheminer mentalement avec toi pour plusieurs de raisons.

D’abord parce que nos patronymes sont partiellement issus de ce même Karastan (littéralement pays de pierres).

Ensuite, parce que je vois un lien entre ton art, la danse, et ma pratique, la marche. J’ai découvert grâce à toi et grâce à l’une des danseuses de ta Compagnie que la danse est l’art de l’intime entre la Terre et le Ciel.

Le danseur serait ainsi relié au noyau terrestre par ses pieds et au cosmos par son élévation. A ma mesure, Michel, c’est ce que je m’efforce bien laborieusement de vivre moi aussi à travers cette marche. Je cherche à enraciner chacun de mes pas pour être en connexion avec cette Terre et à m’élever vers le Haut par mon élan. Tenter une telle expérience est forcément instructif, là où se sont enracinés les Arméniens, là où ils ont grandi en humanité et en spiritualité, mais aussi malheureusement là où ils ont été déracinés et jetés aux quatre vents (…)

De la même manière que l’on ne danse pas n’importe comment, on ne marche pas n’importe comment. Il y a un devoir d’élégance. Cette élégance du corps et de l’esprit est essentielle pour tenter d’établir ce lien entre l’intime et l’universel.

Michel, quand tu danses, quand tes danseurs évoluent, vous partagez votre art avec le public présent. Moi aussi, vois-tu j’ai un public. C’est sans doute un peu moins sympathique mais ce sont ces automobilistes qui klaxonnent en passant à mon niveau. Ce sont aussi ces villageois qui me saluent de la main, même s’ils ne comprennent pas le sens de mon effort. Ce sont enfin ces enfants qui crient et me demandent de la monnaie !

Un jour viendra, Michel, où tu viendras ici, dans ce pays de mémoire arménienne, présenter avec tes danseurs ‘Le Chant de Karastan’. Cette œuvre est la clé de voûte de ton identité. Arménienne et Universelle. Terrienne et Cosmique. 

Enracinés dans leur pays réel et imaginaire, je crois bien que les Arméniens ont une aspiration naturelle vers l’infiniment grand. Que l’on croit au Ciel ou que l’on n’y croit pas. Les Arméniens seraient-ils donc tous des danseurs ? Qu’en dis-tu Michel ? »

Bon, pour finir cette journée, une histoire drôle. Alors que je marchai à travers champ, je vis des meules de foins soigneusement posées les unes à côté des autres. On aurait dit des morceaux de ‘khadaïf’ alignés dans un plat. Les vermicelles enroulés de cette succulente pâtisserie ressemblaient aux rouleaux d’herbes sèches.

Cela me rappelle bien des souvenirs d’enfance avec grand-mère Aravni. Les plats succulents qu’elle préparait. Les dîners que nous partagions avec toute la famille. Les doigts collants de sucre que nous nous faisions un devoir de lécher bien soigneusement. Le café arménien dans lequel, parfois, grand-mère lisait notre avenir. Elle y trouvait immanquablement de l’amour et de l’argent. Y auraitY aurait-il un lien entre cette géographie locale que je parcours et la mémoire culinaire des Arméniens ? Je vous laisse répondre.

Bon appétit…