Jeudi 23 juillet 2015.
Vingt-deux kilomètres de marche en trois heures cinquante-sept. Je fais toujours route vers Van. L’étape du jour m’a conduit de Muradiye à Çakırbey, à la pointe nord-est du lac de Van. Car effectivement, je viens d’atteindre aujourd’hui cette petite mer intérieure salée, dont la palette de couleurs évolue tout au long de la journée du bleu turquoise au vert émeraude.
Autrefois le lac de Van constituait la partie méridionale du royaume arménien médiéval du Vaspouragan. Quelques siècles plus tard, des cartographes et des explorateurs –comme Henry Finnis Blosse Lynch- ont nommé « haut plateau arménien » cette vaste région incluant le mont Ararat et le lac de Van. Cette appellation est parfois encore utilisée par quelques géographes savants et explorateurs de l’histoire qui ont conservé la mémoire des temps écoulés.
Cette mémoire complexe des temps anciens nommait également différemment la ville de Muradiye. Lorsque les Arméniens habitaient là, la ville était nommée Pergri. Les Kurdes ont d’ailleurs une appellation quasi-similaire.
A Pergri, donc, sur la montagne de Dzaghgaler -on dit aujourd’hui Akçadağ- il y avait autrefois le monastère d’Arkelan. Ce monastère médiéval arménien bâti autour du XI-XIIe siècle disposait d’un Haut Couvent nommé Saint Etienne érigé sur le plateau montagneux et d’un Bas Couvent, érigé en contrebas sur une corniche à flan de falaise. Cet ensemble monastique était un scriptorium réputé. Aujourd’hui, ce sont des ruines. J’avais exploré ce site il y a trois ans. J’avais alors partagé le thé avec les habitants au pied de la montagne. Ce complexe monastique a échappé aux destructions et pogroms des années 1895-1896 grâce au discernement du haut-fonctionnaire et chef kurde Mehmet. Malheureusement, 20 ans plus tard, les populations arméniennes y ont été exterminées. Je ne suis pas retourné voir ce site monastique. Je n’ai fait que passer à proximité, en marchant.
Cette histoire locale que j’ai éprouvée sur le terrain et complétée par mes lectures, fait à présent partie de ma mémoire. J’espère qu’elle y demeurera, non pas par un réflexe conservateur, mais parce que la mémoire est tout ce qu’il reste quand tout ou presque a disparu. Cela suppose d’en partager le récit, soit par transmission orale, soit par transmission écrite. C’est un peu ce que je fais à travers ces mots. C’est à travers la collecte et la transmission de ces mémoires minuscules que l’on peut raconter l’histoire d’une civilisation.
Si je vous partage cette réflexion, c’est parce que j’ai dédié cette journée de marche à Jean et Ginette, mon oncle et ma tante de Marseille. Ils ne sont pas Arméniens. Et alors. Ils sont comme moi, des êtres humains dont le récit est une partie intégrante de l’histoire du genre humain et dont les mémoires sont à ces égards, essentielles.
« Jean, en t’écrivant ainsi depuis la rive du lac de Van où je me suis baigné sous le soleil, je me suis remémoré les belles journées de mon enfance passées à la mer en famille avec Ginette ta femme et mes cousins Anne et Laurent. C’était pour moi le temps de l’insouciance. Je le conserve précieusement dans ma mémoire.
Je pense aussi à toi parce que depuis quelques années, tu es engagé dans un combat admirable pour ta femme Ginette, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle perd progressivement la mémoire. J’imagine qu’elle ne te reconnait plus, pas plus que Laurent et Anne, vos enfants, ainsi que vos petits-enfants (…) ou alors de manière éphémère. Placée en institution, tu mets tout en œuvre pour maintenir sa dignité. Nous n’en avons que très peu parlé, par pudeur, mais je devine combien doit être douloureux de voir ainsi la femme de sa vie s’envoler dans un autre monde. Un monde sans mémoires.
Vois-tu Jean, j’ai compris en cheminant aujourd’hui avec toi et Ginette, l’importance capitale de la mémoire. Sans mémoires l’individu perd toute substance.
Ce qui est vrai pour chaque personne, comme pour Ginette, est vrai pour toute société humaine et toute civilisation. Une civilisation qui perdrait sa mémoire serait une civilisation qui perdrait sa substance et finirait par disparaître.
C’est pourquoi Jean, ton combat pour préserver ce qu’il reste de la mémoire de Ginette est vital. C’est un combat juste.
Moi aussi Jean, à ma manière je m’efforce de contribuer -avec beaucoup d’autres- à maintenir en vie les espaces mémoriels du récit arménien. Nous n’en avons que très peu parlé, sans doute par pudeur.
Je t’embrasse et embrasse Ginette de ma part. »
En France, dans mon propre pays, certaines personnes bien pensantes me disent : « Arrête-donc avec cette histoire arménienne. C’est du passé. C’était il y a cent ans. Pense à l’avenir. Regarde devant toi et pas derrière. »
Ce qui est amusant c’est que ce sont ces mêmes personnes qui vont à la messe le dimanche et récitent le Notre Père, une prière de deux-mille ans. Ce sont ces mêmes personnes qui regardent le foot à la télé et ânonnent La Marseillaise quand la France gagne (c’est si rare !). Rendez-vous compte, La Marseillaise au XXIe siècle ; ce chant révolutionnaire, cet hymne de la France créé en 1792 ! Quelle modernité.
En réalité, ces prières et ces chants qui portent la mémoire des temps anciens sont des fondements dans nos sociétés. C’est ainsi que se constituent les individus, les pays et les civilisations, grâce à l’héritage du passé. Encore faut-il vouloir l’assumer, ce qui est loin d’être le cas, ici, avec le tabou arménien (…)
Oui, je crois bien que la mémoire est le fondement toute humanité. Une humanité en marche…
A demain.