Dimanche 26 juillet 2015.

Vingt et un kilomètres parcourus en quatre heures quarante-huit.

Laissant la ville de Van derrière moi, je progresse vers l’ouest en direction de Gevaş. C’est là que se trouve l’embarcadère où les bateaux assurent les rotations pour aller sur l’île d’Aghtamar. Je vous conterai demain l’histoire et la légende d’Aghtamar.

J’ai donc marché le long du rivage du lac de Van. Ce qui aurait pu ressembler à une promenade de santé, s’est avéré moins charmant que je ne l’imaginais. Tout au long de cette journée, j’ai évolué entre le clapotis apaisant de l’eau sur les rochers et le vrombissement furieux des moteurs sur la route à grande circulation qui borde le lac. On se serait cru sur la route qui borde Saint Maxime en France -pour celles et ceux qui connaissent !

Le dimanche, un peu comme en France, c’est aussi le jour de relâche. 10 kilomètres après Van, on atteint Edremit, où sont installés sur la promenade qui longe le lac de nombreux petits kiosques pris d’assaut par des familles qui y passent la journée, partagent le thé et le repas, tout en s’isolant le plus possible des regards indiscrets en entourant « leurs » kiosques de toutes sortes de draps et tapis tendus.

Au bord de l’eau, les nageurs du dimanche batifolent. Ce sont essentiellement des enfants et des jeunes hommes. Les femmes, elles, ne nagent pas. Je n’en n’ai vu que deux ou trois. Il faut dire qu’on est ici en Turquie orientale, dans une région assez traditionnelle et très kurde. Ceci dit, les « gens du lac » sont devenus eux-aussi des adeptes des joies et loisirs de la baignade. Mais, à quoi donc pouvait ressembler les loisirs des « gens du lac » il y a plus d’un siècle. Je doute fort que la baignade fut une activité ordinaire des Arméniens ! La vie était rude. J’imagine qu’on ne batifolait pas beaucoup en famille au bord de l’eau. Ces temps étaient difficiles. Il fallait avant tout survivre.

J’ai lu dans une revue très bien documentée, qu’en 1878, il y avait 249 361 Arméniens dans la province de Van, 86 368 Assyro-Chaldéens de rite nestorien, 51 828 Kurdes, 13 964 Turcs, 7760 Yézidis et enfin 809 Juifs.

De ce passé pluricommunautaire et multiconfessionnel, il ne reste rien. Les Arméniens et les Assyro-Chaldéens qui étaient majoritaires dans cette province ont totalement disparu.

Dans cette région frontalière et conflictuelle entre l’Empire ottoman et l’Empire russe, Van était un haut lieu de la résistance des Arméniens. La cité fortifiée de Van qui s’étalait au pied d’une citadelle naturelle était le centre de gravité de cette résistance.

La suite de l’histoire est connue. Après le retrait des Russes en 1918 en raison de la Révolution bolchévique, Van est tombée et les Arméniens de la province ont pris le chemin de l’exode, tout comme les Assyro-Chaldéens.

Je veux à ce propos, rendre ici hommage, à mon beau-père Garabed dont l’histoire familiale est justement une histoire ‘vanetsi’ :

 

« Cher Garabed, j’ai parcouru aujourd’hui vingt et un kilomètres en me remémorant votre récit familial. J’ai d’abord accompli les vingt premiers kilomètres pour rendre hommage à vos parents qui ont vécu ce XXe siècle si douloureux. Ils habitaient un petit village nommé « Alyur gur » au nord de Van. C’était un village où vivaient près de deux mille Arméniens. Il y avait une meule pour moudre le blé et l’orge afin d’en faire de la farine. C’est d’ailleurs l’origine même du nom de ce village, puisque Alyur signifie farine en langue arménienne. J’ai retrouvé certaines des pierres de cette meule lors d’un séjour précédent. Garabed, le village de vos parents se nomme aujourd’hui Alakoÿ. Il est peuplé de populations Kurdes et Azéries. Vos parents, Garabed, ont pris le chemin de l’exode, passant par l’Iran, puis l’Irak, pour ensuite venir en bateau à Constantinople avant de venir en France où vous êtes nés. Cette mémoire que vous m’avez partagée à de nombreuses reprises, je la porte ici, sur cette terre, dans ce pays qui était celui de vos parents.

Garabed, je voudrais aussi vous dire que le vingt et unième kilomètre parcouru, je l’ai franchi en pensant à ce XXIe siècle, dont j’espère qu’il puisse porter la vérité et la justice que vous attendez, pour vous-même et votre descendance. »

J’aimerais enfin associer à cette journée de marche, Maguy, ma belle-mère et épouse de Garabed.

 

« Maguy, en ce dimanche, où les Arméniens célèbrent traditionnellement la Divine Liturgie, je pense à vos parents, eux-aussi réfugiés en France et notamment à votre papa, devenu prêtre arménien à Vienne et Lyon. Vos sources filiales sont originaires de Afyonkarahissar et de Kütaya, à l’ouest de la Turquie autrefois ottomane. Vous n’avez pas eu la chance de connaître les détails de l’exode de vos parents. Comme beaucoup de parents, ils n’aimaient pas raconter cette catastrophe. Par pudeur sans doute, mais aussi pour préserver vous préserver ainsi que votre sœur et vous permettre de construire un avenir de paix. »

 

Maguy et Garabed, je vous embrasse.

 

A demain, si tout va pour le mieux.