Mercredi 29 juillet 2015.
Toujours en route vers Tatvan depuis le village de Balaban, j’ai progressé de vingt et un kilomètres quatre-cent-quarante en un tout petit peu plus de quatre heures.
Je viens de passer le cap de la moitié de mon itinéraire. Depuis le début de cette marche j’ai parcouru trois-cent-cinquante et un kilomètres. Je n’ai pas marché souvent dans les meilleures conditions de sécurité « routière ». Je continue d’être sous surveillance. Enfin la conflictualité dans certaines régions du pays s’est accentuée, ce qui pourrait affecter la poursuite de cette marche. Je suis fatigué moins physiquement que nerveusement, mais je tiens bon chaque jour en pensant à toutes celles et tous ceux qui me soutiennent et m’adressent leurs encouragements.
A proximité de mon itinéraire de marche se trouve le village de Narek. Oh pardon, on dit aujourd’hui Yemiçlik. C’est une bourgade agricole typique de cette Turquie orientale, à 2 km au sud du lac de Van. C’est un village kurde. Autrefois, il était arménien. En 1914, on y dénombrait encore 613 arméniens pour 123 familles. C’est là que vécu Saint Grégoire, célèbre moine et prêtre arménien du Xe siècle, fantastique poète mystique, dont l’œuvre théologique, littéraire et spirituelle a traversé les siècles et les frontières. Depuis le dimanche 12 avril, Grégoire de Narek est le 36ème docteur de l’Eglise. Fêté le deuxième samedi d’octobre dans l’Eglise apostolique arménienne, Grégoire de Narek est célébrée le 27 février dans l’église catholique. Cette proclamation effectuée par le pape François, en la basilique Saint-Pierre de Rome, devant les fidèles de rite arménien, à l’occasion de la commémoration du Centenaire de l’anéantissement programmé des Arméniens de l’Empire ottoman, témoigne de la communion de l’Eglise Catholique avec une civilisation chrétienne orientale décimée dans son berceau géographique. « Des 36 docteurs de l’Eglise, Grégoire de Narek est le deuxième oriental (ne parlant ni grec ni latin et vivant hors des limites de l’empire byzantin), après Saint Ephrem de Nisibe. Il était très important, dans l’état actuel de cette prise de conscience hélas tardive pour les chrétiens d’Orient, que cette année-ci au moins, un autre oriental devienne docteur de l’Eglise » souligne Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut et traducteur de l’œuvre de Saint Grégoire. Je vous invite à lire à ce propos « Trésor des fêtes, hymnes et odes de Grégoire de Narek » aux éditons Peeters.
Grégoire est né entre 940 et 950 et mourut entre 1003 et 1010. Figure volcanique de la mystique chrétienne de langue arménienne, il est l’auteur du mémorable Livre des Lamentations appelé aussi Livre des Prières « devenu pour les Arméniens une sorte de livre sacré. Livre le plus répandu après la Bible, poésie mêlant au repentir la consolation et l’espérance, cette suite de « Paroles à Dieu des profondeurs du cœur » (…) Le Nareg (ou Narek), devenu au long des siècles le compagnon de tout Arménien lettré, a rejoint légitimement les chefs d’œuvre de la littérature universelle. Quant au monastère de Nareg, il est resté jusqu’au XXe siècle le lieu de rassemblement d’innombrables pèlerins » précise l’Union Internationale des Organisations Terre et Culture. C’est vrai que le verbe de Grégoire est une inlassable quête du Verbe : « Rayon béni, soleil de justice, Désir ardent, figure de lumière, Insondable et très-haut, ineffable et puissant, / Allégresse du bien, vision de l’espérance, Dieu loué dans les cieux, glorieuse royauté, Christ qui nous créas, vie partout célébrée, / Daigne emplir à présent, de ta souveraine éloquence, Le défaut de ma voix, les multiples erreurs de ma misère : Présente mes prières en agréable offrande à la majesté de ton Père, (…) » – extrait de la prière 95 traduite par Jean-Pierre Mahé. Outre les 95 prières du Livre des Lamentations, Grégoire est également l’auteur d’odes, d’hymnes, de panégyriques, de litanies et méditations. C’est dans l’enceinte du monastère de Narek et dans une grotte toute proche où il pratiquait « la méditation solitaire » que Grégoire composa ses œuvres, « rassemblées, mises en forme, calligraphiées et copiées dans trois recueils sous l’autorité de son frère Jean, devenu abbé du monastère » précise Jean-Pierre Mahé.
Grégoire mourut à Narek et y fut inhumé peu de temps après l’achèvement du Livre des Lamentations. De ce grand monastère et scriptorium où l’on enseigna également les sciences, la philosophie et la musique ; il ne reste rien. Le monastère a été pillé en 1895 pendant la période dite des massacres hamidiens. En 1915, les 123 familles arméniennes du village ont été liquidées. Enfin, le monastère de Narek a été totalement rasé en 1951 sur ordre des autorités préfectorales.
En lieu et place a été construite une mosquée. Quelques ultimes pierres gravées de croix sont encore visibles, au pied des escaliers de la mosquée et dans l’entrepôt. C’est tout ce qu’il reste du vaste monastère de l’immense Saint Grégoire. Le plus curieux c’est que la carte routière Michelin indique Narek Manastırı (monastère de Narek, en turc) comme s’il existait encore ! Tant mieux. Les cartes ont aussi de la mémoire !
Comme Grégoire de Narek, mon ami Christian Delorme est prêtre. A mille ans d’écart et avec des styles très différents. C’est donc à toi Christian que j’ai dédié cette journée de marche :
« Christian, j’ai cheminé avec toi aujourd’hui, en passant tout près du monastère de Saint Grégoire.
Tu es probablement le premier auprès de qui je me sois ouvert de mon projet de marche.
Tu as été l’un des initiateurs et l’un des participants de la Marche pour l’Egalité et contre le racisme, partie le 15 octobre 1983 de Marseille et parvenue à Paris le 3 décembre. Beaucoup se souviennent de cette Marche par son nom médiatique : la marche des beurs. Partis à quelques-uns, vous étiez cent-mille à votre arrivée à Paris. Cette marche a agit comme un véritable révélateur des défis auxquels était alors confrontée la société française.
Christian, tu as été le tout premier à soutenir mon projet de marche que j’ai toujours envisagé comme un moyen de restaurer un principe de vie fondamental : marcher c’est vivre. Je veux ici t’en remercier. Tu as compris la dynamique dans laquelle j’ai inscrit ce cheminement. Tu as même envisagé d’y participer, notamment sur la fin, avant d’arriver à Diyarbakir où doit être célébrée l’Assomption dans l’église arménienne Saint Cyriaque (Sourp Guiragos, en arménien) restaurée et rouverte au culte depuis quatre ans. Aujourd’hui la situation bien précaire dans cette partie du pays pourrait affecter la réalisation de ce pèlerinage.
Christian, en marchant aujourd’hui, j’ai pensé à l’une des nos récentes conversations. A la lumière d’une actualité douloureuse en France liée au fondamentalisme islamiste, nous nous interrogions sur l’existence ou non de la repentance dans l’islam. Il se trouve que tu es connu pour être très impliqué dans le dialogue interreligieux. J’ai donc focalisé le champ de cette réflexion sur le cas arménien. Même si l’extermination des Arméniens répondait aux ordres d’un régime ultra-nationaliste, il n’en demeure pas moins que ce processus s’est déroulé dans un Etat où les Chrétiens étaient considérés comme ‘soumis’ et où les autorités islamiques ont localement cautionné les tueries. Il me semble donc que le ‘tabou’ arménien est également un ‘tabou’ dans l’islam, un ‘tabou’ pour les musulmans. Or, si la foi est théoriquement une source de sagesse, elle devrait être source de repentance.
Les Arméniens plaident la vérité, la justice et la réconciliation. Si la vérité est connue de manière universelle, bien qu’elle soit inlassablement rejetée par les négateurs, je crois qu’il manque un point capital avant de parler de justice et d’espérer que la fraternité devienne à nouveau possible. Il manque la repentance.
Pour moi, la repentance exige trois dispositions complémentaires. D’abord avoir de la compassion pour toute personne ou toute nation dans la douleur. Ensuite demander pardon pour les douleurs infligées à ces personnes et à ces nations. Enfin éprouver de la tendresse, condition indispensable à l’établissement de relations humaines sensibles et harmonieuses. Cette question de la repentance peut recouvrer une dimension personnelle et collective. Elle se pose aux individus, aux communautés et aux États. Mais elle se pose aussi aux croyants et aux autorités religieuses précisément parce que la foi est sensée incarner une juste voie.
C’est pour cela aussi que je marche. Pour un avenir de repentance. C’est un chemin vital pour les Arméniens, les Syriaques et les Chaldéens si sauvagement éprouvés par l’histoire et par les hommes. C’est aussi un chemin vital pour ouvrir un espace de paix dans cette région du monde si durement éprouvée par le fléau de la haine.
Qu’en penses-tu, Christian ?
Depuis la rive méridionale du lac de Van, je te salue bien fraternellement. Pascal. »
A demain pour un nouveau jour, une nouvelle vie.
Salut frangin,
Hier soir avec maman on a pensé encore plus à toi car à la fin du journal de 20h, Les journalistes ont montré le mont Ararat, ils ont fait voir des marcheurs qui faisaient l’ascension du mont, et ont raconté un peu d’histoire en commençant par la fameuse Arche de Noé, l’histoire des arméniens, etc..
On t’a cherché avec maman mais dommage on ne t’a pas vu.
Tu devais déjà être en route…..
bizz
Agnès
J’étais déjà sans doute descendu de l’Ararat.
Bonjour Pascal
Nous te lisons jour après jour, toujours avec impatience. Tes récits sont passionnants. Prends bien soin de toi. Une grosse pensée de nous 4
Merci pour ces mots si encourageants. Cela me porte vers l’avant. Je vous embrasse. Pascal
Bonjour mon fils,
Des envieux il y en a eu il y a cent ans et il y en a encore de nos jours c’est à cause de cela que le monde est en ébullition. On pensait que ces choses n’existeraient plus et ca recommencent…… les gens torturés, enlevés, des jeunes filles arrachées à leur famille……. Quel avenir laissons nous à tout ces enfants……
Espérons que marcher pour la justice et la paix ne soit pas une utopie…
En ce 19 ème jour de marche et bientô 20 , Espérons que la Foi et la soif de justice et dee paix qui te porte sur cette route servira à calmer ces envieux.
C’ est ce que je souhaite le plus.
Prends soin de toi. Je suis fière de ce que tu accomplis en ce moment.
Je t’embrasse. Maman
Il faut bien espérer si non à quoi bon…