Jeudi 30 juillet 2015.
Je viens de parcourir vingt kilomètres cinq-cent-quatre-vingt en quatre heures sept. Tatvan, la pointe occidentale du lac de Van est proche. J’y serai demain pour le dernier jour du mois, mai avec un jour de retard sur mon plan de marche. Ce n’est pas grave. Les jours qui viennent s’annoncent beaucoup plus complexes à gérer. Des parties importantes de mon itinéraire pourraient être compromises ou modifiées en raison des tensions conflictuelles dans les régions que j’envisage de traverser. L’objectif reste inchangé. Diyarbakir, le 15 août.
Quand on marche quotidiennement et sur de longues distances, il y a une foule de détails minuscules qui se jouent de vous. Les corbeaux perchés sur les fils de téléphone qui croassent en vous regardant passer et qui vous accompagnent sur quelques centaines de mètres. Les vaches qui vous toisent et dressent leur museau pour mieux vous sentir. Les hommes éberlués qui traversent la route pour venir vous inspecter droit dans les yeux quelques secondes seulement. Le marcheur doit être une espèce rare ! Y aurait-il un nom latin pour la nommer ? Bon, je cesse là mes élucubrations. Rassurez-vous je ne perds pas la tête, mais quand on marche, seul, on s’amuse de tout et de rien.
J’aimerais aujourd’hui vous raconter les paysages que je traverse et les hommes qui les façonnent. Paysages d’hier et d’aujourd’hui. Sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Depuis le début de la marche et plus encore sur le versant sud du lac de Van où j’évolue en ce moment, j’ai pris le temps d’observer et d’imaginer. J’aimerai associer à ces réflexions mon cousin par alliance, Jean-Christophe Tépélian. J’ai de bonnes raisons pour cela. D’abord parce que nous sommes liés par des liens familiaux et fraternels profonds enracinés dans une histoire arménienne commune, ensuite parce qu’il aime la photographie tout comme moi, enfin parce qu’il est urbaniste de profession. Si je ne trompe pas, l’urbaniste est celui qui aménage et optimise les espaces de vie et d’activité des hommes.
Je t’ai donc dédié Jean-Christophe cette journée de marche et les réflexions que je souhaite te partager et que je souhaite partager à travers toi avec les lecteurs de ce récit.
« Jean-Christophe, je marche sur du bitume le long de routes à grande circulation, là où cent ans auparavant il n’y avait que des sentiers. Je croise en permanence des voitures et des camions, là où cent ans auparavant il n’y avait que des charrettes tirées par des bœufs. Je vois des montagnes forées quand il fallait hier les gravir ou les contourner. Je vois des fils et des poteaux électriques de partout, là où cent auparavant dans les villages que je traverse il n’y avait que la bougie pour éclairer le logis. Le téléphone filaire ou mobile a envahit tous les espaces de vies, là où cent ans auparavant il n’y avait que le télégraphe. Tu sais sans doute Jean-Christophe l’usage terrible qu’ont représenté les télégrammes codés dans la transmission des ordres d’extermination. Je vois des maisons faites de béton armé et de moellons creux couvertes de tôle, là où il y avait autrefois des maisons de pierre et de torchis aux toitures végétalisées. Je ne vois que des mosquées là où il y avait aussi des églises et des monastères. Je ne vois que des Turcs et des Kurdes, alors qu’autrefois Arméniens, Syriaques et Chaldéens habitaient aussi ces villages.
Tu vois Jean-Christophe, en un siècle tout a changé. Dans le même temps, ce qui n’a pas changé ce sont les activités humaines que je vois autour de moi. Je vois des champs de blé et d’orge au pied des collines. Comme autrefois. Je vois des vergers, des potagers et des peupliers. Je vois des troupeaux de vaches, des moutons et des chèvres. Comme hier. Ici des hommes boivent le thé à l’ombre sous un bosquet d’arbres. Là des enfants se baignent nus dans la rivière. Ici des ouvriers coupent les blés et la luzerne. Là des apiculteurs prennent soin des ruches et collectent le miel. Exactement comme il y a cent ans.
Tu vois Jean-Christophe, ce ‘pays’ a changé. Pays arménien, pays kurde, pays turc, d’hier et d’aujourd’hui. Ce pays est complexe. C’est le pays des souvenirs nostalgiques pour quelques-uns encore. C’est le pays mythique pour ceux qui ne l’ont pas encore traversé. C’est le pays réel pour ceux qui y vivent et ceux qui le scrutent. C’est un drôle de pays !
Jean-Christophe, si tu veux bien j’aimerai encore élargir cette réflexion et pour cela il me faut sortir du cadre urbanistique et paysager.
Les gens qui vivent ici sont restés pauvres mais ils sont aussi restés envieux. J’y vois la cause de grands troubles et de grands malheurs, hier comme aujourd’hui.
Aujourd’hui, quand je traverse les villages les gamins se précipitent vers moi pour me demander de la monnaie. Pour avoir visité nombre d’églises et monastères détruits, je sais aussi que les hommes d’aujourd’hui y cherchent encore frénétiquement l’or -mythique- des Arméniens.
Il y a cent ans déjà, l’envie a été l’un des moteurs de l’anéantissement. Tuer pour posséder. A l’exception des honnêtes gens, les populations locales se sont jetées sur les biens des Arméniens pour se les approprier. Maisons, champs, ressources alimentaires, meules, objets usuels et décoratifs (…) Mais ce n’est pas tout. Ces mêmes envieux ont volé des enfants pour exploiter leur force de travail. Ils ont aussi enlevé beaucoup de filles pour en faire des esclaves sexuelles, des génitrices.
Il n’y a guère que le savoir que les envieux ne pouvaient pas s’approprier. Alors que faire des milliers de manuscrits dans les monastères ? Que faire des moines eux-mêmes ? Faute de pouvoir posséder le savoir il ne restait qu’à le détruire. En revanche, les pierres de taille des églises et des monastères ont été abondamment utilisées pour rénover l’habitat des envieux. J’ai eu maintes fois l’occasion de le vérifier. Mais là encore les temps changent. Je t’ai parlé des maisons en moellons. C’est vrai que le moellon remplace le pillage. Il ne reste plus qu’à détruire ce qui est à présent devenu inutile.
Ceci dit, les envieux resteront ce qu’ils sont. Rien ne pourra jamais satisfaire leur appétit dévorant.
J’avais fait halte il y a quelques années au village de Reçadiye, où il y avait autrefois une église arménienne nommée Sourp Garabed. L’église est devenue un entrepôt. Son ‘propriétaire’, un envieux parmi d’autres voulut savoir de moi si je connaissais la cachette de l’or ! Dans la maison d’en face, l’homme, issu d’une grand-mère arménienne sans doute enlevée dans son jeune âge, se plaignait de sa pauvreté et croyait qu’elle était liée à la malédiction du passé (…)
Il est temps pour moi de te laisser Jean-Chistophe, non sans t’avoir dit que j’ai cheminé avec toi, en mémoire de tes grands-parents. Originaires d’Afyon et de Kütaya, par ta maman et de Palu par ton papa.
Je crois qu’il y a encore tant à faire Jean-Christophe pour cheminer vers un avenir un peu plus harmonieux. Je t’embrasse ainsi que Vanessa avec qui justement tu partages cette belle harmonie. Bien à toi. Pascal.»
Prenez soin de vous.
salut frangin,
tu parles d’envieux, mais malheureusement les gens n’ont pas changés ils sont envieux, méchants, ect ….SURTOUT au boulot…
Tous les jours je me dis mais pourquoi les gens sont si méchants ?
Si tu pouvais leur donner un peu de toi,
bizzz
agnès
Essaye de marcher autour de ta boîte…Qui sait !