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LE VINGT-SIXIÈME JOUR

Jeudi 6 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écrit aujourd’hui de Midyat.

Midyat est l’une de ces cités du Tur Abdin, « La Montagne des Serviteurs de Dieu », où l’on peut encore rencontrer une petite communauté syriaque-orthodoxe de plusieurs dizaines de familles. Charmante petite cité dont la vieille ville porte encore les jolies traces architecturales d’une autre époque, une époque syriaque. Près de dix églises syriaques-orthodoxes y sont encore visibles, même s’il est impossible de les visiter en ce moment pour des raisons de sécurité. Une maison bourgeoise richement sculptée attire les promeneurs solitaires, les mariés qui viennent y faire leurs photos, les touristes qui en tant normal sont nombreux, et bien-sûr les inévitables oiseaux de proie dont les regards ne laissent aucun doute sur l’amabilité de leurs pensées et de leurs intentions.

Midyat a connu toutes les épreuves infligées aux Chrétiens de l’Empire ottoman et de la Turquie moderne. Les massacres hamidiens à la fin du XIXe siècle, Seyfo – littéralement « l’épée » c’est à dire l’extermination en 1915 -, et bien sûr les guerres turco-kurdes, qui n’ont pas épargné ces communautés chrétiennes dont la survivance à travers les âges est un miracle de courage et d’abnégation typique de ces peuples des montagnes endurants et résistants.

Aujourd’hui encore deux-mille-cinq-cents chrétiens syriaques-orthodoxes vivent dans le Tur Abdin et quinze villages sont exclusivement chrétiens, tandis que six ou sept sont mixtes. Signe de ces temps qui changent –ou qui voudraient changer- le co-maire de Mardin est une jeune femme visionnaire de 26 ans. Elle se nomme Februnyie Akyol.

Mais revenons à Midyat. Le joyau de la région est à vingt kilomètres de la cité. C’est le monastère Mar -Saint- Gabriel, autrement nommé Deyr-ul-umur. Mar Gabriel est probablement l’un des plus anciens monastères du monde encore en activité, sinon « le plus ancien » affirment fièrement les Syriaques-Orthodoxes. Fondé en 397 par deux moines ce splendide et immense couvent a été agrandi de siècles en siècles pour y accueillir de plus en plus de monde. L’âge d’or de cette croissance assez précoce, a été atteint grâce aux liens étroits entretenus avec des empereurs byzantins, tels Honorius, Arcadius, Théodosius II et Anastasius. Mar Gabriel a accueilli jusqu’à huit cents moines lors de la grande époque d’expansion monastique au VIe siècle.

C’est vrai que ce monastère n’a rien à envier à ceux qui ont été bâtis en Europe, quelques siècles plus tard, même si aujourd’hui sa communauté de moines et de nonnes y est beaucoup plus réduite.

Le mode de vie monastique n’y est pas autarcique, mais l’étendue du domaine suggère qu’en des temps reculés l’activité agricole devait être fondamentale. Aujourd’hui encore l’arboriculture fruitière et les immenses vergers sont des activités essentielles autant qu’un régal pour les visiteurs ébahis.

Tout y si beau et si bien entretenu que personne ne pourrait imaginer un seul instant l’ampleur des difficultés et des craintes auxquelles Mar Gabriel et les Syriaques-Orthodoxes doivent faire face.

D’abord et depuis des dizaines d’années, l’administration multiplie les entraves juridiques au domaine monastique. Ces litiges sont encore loin d’être résolus.

Ensuite et c’est sans doute le principal, le contexte régional avec ses guerres actuelles et si proches en Irak en Syrie, crée un climat de tensions de plus en plus lourd à porter.

Pour expliquer et illustrer ce propos, j’ai rencontré aujourd’hui Gabriel, un Syriaque-Orthodoxe de Midyat. Il m’a ouvert son coeur sans aucune rancoeur. Je lui dédie cette journée de pèlerinage et à travers les mots qu’il m’a partagés, je veux ainsi rendre hommage à cette immense civilisation syriaque-orthodoxe :

« Gabriel, vous m’avez dit combien ces temps sont difficiles. Vous m’avez dit ressentir ces tensions croissantes et comme vous, toutes celles et tous ceux qui sont ici issus de ces minorités chrétiennes.

Gabriel, comment pourrais-je vous dire ma proximité ? Je suis arménien et je vous comprends.

Vous m’avez partagé la désastreuse situation des chrétiens en Irak et en Syrie, tués et pourchassés comme le sont les Yézidis. Je vois bien votre désarroi malgré votre sourire amical.

Gabriel, vous m’avez convaincu en me disant si simplement que nous aurions tort d’imaginer que de telles tragédies ne puissent se dérouler que de l’autre côté de la frontière. Vous m’avez alors révélé que dans votre pays, nombre de ces intriguants circulent dans vos villes et vos villages. Gabriel, je vous ai cru, oui vraiment cru, lorsque vous m’avez avoué craindre ce qui pourrait advenir (…) Oui Gabriel, je vous ai cru encore lorsque vous m’avez confié qu’ils se préparent à agir. Votre seul question : quand ? Quand cela se va-t-il commencer ? Vous êtes persuadés Gabriel que rien ne pourra dès lors arrêter une nouvelle catastrophe. J’aimerais tant Gabriel que votre analyse soit inexacte. J’aimerais tant que tout ceci ne soit qu’un cauchemar. J’aimerais tant que nous puissions nous réveiller et revenir à la douceur de vivre. Je vois pourtant comme vous Gabriel qu’un cancer est en train de ronger cette région et traverse les continents. Dans mon pays aussi il produit des métastases. Ce qui vous blesse et moi-aussi Gabriel, ce sont ces faux docteurs si bien habillés et si hauts-placés qui manipulent ces sinistres virus, qui en multiplient les combinaisons mortelles au point d’en perdre tout contrôle et qui voudraient éradiquer la pandémie qu’ils ont eux-mêmes développée et amplifiée. Oui Gabriel, les Syriaques, les Chaldéens et les Arméniens savent depuis si longtemps à quoi conduisent de tels fléaux et les désastres auxquels ils mènent. Jusqu’à présent grâce à Dieu, m’avez-vous dit Gabriel, mais demain (…) Ce serait alors terrible. Vous m’avez dit également du bout des lèvres que les chrétiens sont obligés de penser le futur ! Vous restez cependant à Midyat parce que votre vie est ici, mais demain (…)

Déjà, quand vous allez prier dans votre église, les entrées sont surveillées par des membres de votre communauté.

Avant, vous alliez en pèlerinage annuel à Mar Gabriel le 31 août pour y fêter votre Saint Patron. Vous y étiez plusieurs milliers, venus du monde entier, pour célébrer et vous réjouir. Désormais et depuis deux ans la fête n’a plus lieu. La sécurité n’y est plus garantie.

Gabriel, comme je vous comprends. Je rêvais moi-aussi de parvenir à Diyarbakir, marchant et pérégrinant dans le sillon de l’histoire, pour aller célébrer l’Assomption à Sourp Guiragos. J’ai bien failli y parvenir mais ce temps n’est pas encore venu.

Oh oui Gabriel, si vous saviez combien je souffre avec vous, combien j’espère avec vous, combien je résiste avec vous.

Face à ces nuages noirs qui s’accumulent que pouvons-nous faire cher Gabriel ? Vous m’avez dit très justement : nous soutenir les uns les autres de quelque manière que ce soit. Je vous enverrai donc des livres pour rêver et faire rêver.

J’ai aimé Gabriel vous entendre raconter que nous n’avons qu’une seule terre. Qu’allons-nous devenir ? Nous n’avons pas d’autre planète pour recommencer une autre vie !

Parfois Gabriel, j’aimerais y croire tant cette humanité me fait honte. Mais que ferions sur une autre terre sinon reproduire ce que nous sommes depuis toujours ?

Vous avez raison Gabriel, nous devons trouver ici-bas les moyens de nous entendre. La seule solution est pour vous l’amour. Pour moi aussi. La paix est pour vous la seule voie. Pour moi aussi. Mais vous avez énoncé une condition pour qu’advienne cet idéal : il faut être en paix avec l’histoire si nous voulons bâtir un avenir de paix. Gabriel, je suis un être humain et je vous comprends. »

Les mots de Gabriel résonnent si fortement en moi. Je vois bien que la terreur de 1915 fait encore écho en 2015. La route de Midyat, où vit Gabriel, mène à la frontière irakienne, à cent trente kilomètres à peine.

En 1915 Mossoul vit affluer nombre de déportés arméniens, venus de Diyarbakir, Mardin et Ras-ul-Aïn. En janvier 1916 quinze mille d’entre eux y furent exterminés en deux nuits, attachés dix par dix et jetés dans les eaux du Tigre sur ordre du général Halil Bey, commandant de la VIe armée ottomane sur le front de l’Irak et oncle du généralissime Enver Pacha.

Près d’un siècle plus tard, au cours de l’été 2014 dans la plaine de Ninive, d’antiques cités comme Mossoul et Qaraqoch sont tombées sous la férule d’une organisation fondamentaliste dévorante. Les chrétiens ont été contraints de fuir une fois de plus en toute hâte.

Dans le monde entier des êtres humains sont contraints d’abandonner leurs foyers parce que des hommes sans foi ni lois voudraient les expédier sur une autre planète, aux confins du cosmos. Jacques, mon compagnon de voyage, a vécu ces moments si douloureusement intimes. Il nous en partage la complainte. C’est la complainte des exilés.

« Papa, maman. Vous avez eu le courage de quitter le Liban pour venir vous installer en France, pensant ainsi offrir un avenir à vos enfants. C’est ainsi que le 11 juillet 1972, nous avons débarqué à Marseille – comble de l’ironie d’un bateau turc ! – pour te rejoindre papa. Tu étais arrivé six mois auparavant pour vérifier que le choix de la France fut le bon. Tu avais aussi reçu une lettre de ton oncle qui cherchait un ouvrier pour son atelier de cordonnerie à Vienne, où tu as travaillé très dur. Trop dur. Tu as ensuite trouvé un travail aux forges chez Berliet où tu es resté jusqu’au terme de ta carrière professionnelle. J’ai eu la chance de travailler dans ton entreprise pendant un mois, lorsque j’étais un jeune-homme. Dans la fureur, la chaleur et le bruit assourdissant, tu me partageais des sourires radieux et bienveillants, gommant ainsi quelques instants la rudesse de ton labeur. J’ai appris par maman les très durs moments que tu as dû traverser dans ton travail pour que nous ne manquions de rien. Et pourtant ton sourire ne quittait jamais ton visage. Papa, j’ai gardé ce même sourire quand je partage des moments de complicité avec mon fils. Ton petit-fils.

Tu as toujours eu du mal à t’adapter à la langue française. Il faut dire qu’à 11 ans, tu as déjà été obligé de travailler pour la survie de la famille. Aujourd’hui encore, tu regrettes de ne pas avoir pu suivre une vraie scolarité. Alors tu as créé, oserais-je dire, ton propre vocabulaire. C’est ainsi que Mac Donald’s est devenu Madona et Rhône-Poulenc rond-point (…) Tout ceci entraînant parfois de petites disputes entre nous, car toi tu essayais de te faire comprendre et moi de te comprendre.

Papa, te souviens-tu lorsque tu m’as dit que James Bond est mort ? Je t’ai demandé : James Bond ? Tu m’as dit : Non ! Je t’ai demandé : Sean Connery ? Tu m’as encore dit : Non ! Finalement au bout d’un quart d’heure j’ai compris que tu parlais de James Brown. Papa, nous aimons tellement ta façon de parler la langue de Molière, que David -mon frère- et moi t’avons souvent imité.

De toi papa, nous savons que tu es né lorsque les feuilles tombent des arbres. C’est ce que t’ont dit tes parents. Nous avons bien cherché ton signe astrologique par ton caractère. Mais celui dont je suis sûr papa : tu es né sous le signe du courage, de l’abnégation et du dévouement pour ta femme et tes enfants.

Papa, ton métier de cordonnier est gravé en moi. A 8 ou 9 ans, je venais t’aider dans ton atelier de Bourdj Hammoud -au Liban- à lisser les semelles en cuir avec des bouts de verre. Je me suis coupé une fois au poignet et une autre fois au genou. J’en porte encore les cicatrices. Papa, mon très cher Sarkis, ce sont mes tatouages à vie pour te dire je t’aime. Jacques. »

 

Portez-vous bien. A demain.

LE VINGT-CINQUIÈME JOUR

Mercredi 5 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écrit aujourd’hui de Mardin.

Mardin, c’est le coeur du Tur Abdin. Littéralement la « Montagne des Serviteurs de Dieu ». Quel mystère recèle donc cette terre ? Ce vaste territoire de quatre-vingt kilomètres de long, étiré d’est en ouest le long de la frontière turco-syrienne, est riche de ses nombreux et sublimes monastères chrétiens, issus des premiers âges de l’évangélisation. Sur ce haut-plateau, autrefois si difficile d’accès, l’église syriaque orthodoxe (dite jacobite) fait autorité. Cette civilisation a subi destructions, massacres et déportations aux mêmes périodes et dans les mêmes circonstances que les Arméniens. Les pogroms et pillages commis en 1895 par des Kurdes sans foi ni lois à la solde du sultan rouge Abdul Hamid ont précédé la grande extermination en 1915. Dans le langage syriaque, on dit « Seyfo » pour qualifier cette abomination. Les syriaques-orthodoxes ont bien failli totalement disparaître de leur berceau géographique et identitaire, s’ils n’étaient parvenus à recomposer un tissu communautaire de plusieurs dizaines de milliers de personnes cinquante ans plus tard. Pour autant, l’exode rural et les incessantes guerres turco-kurdes, ont poussé ces chrétiens des montagnes à chercher refuge en Europe, aux Etats-Unis et jusqu’en Australie.

Les plus irréductibles d’entre eux continuent de vivre courageusement sur cette terre-mère. Ils sont aidés en cela par leurs communautés établies en diaspora qui apportent les soutiens financiers nécessaires.

C’est ainsi que plusieurs grands monastères syriaques ont été restaurés. Parmi ceux-ci, Deyr-ul-Zafaran, à quatre kilomètres de la ville de Mardin. Cet immense et somptueux monastère de pierre beige, parfaitement et totalement restauré, a été fondé à la fin du Vème siècle sur un ancien temple paléo-chrétien. Dey-ul-Zafaran a même été une résidence patriarcale syriaque-orthodoxe entre 1293 et 1932. Fantastique longévité.

Le site, richement arboré et planté de centaines d’oliviers est évidemment devenu un pôle touristique essentiel, non seulement pour la visibilité de l’identité syriaque-orthodoxe, mais aussi pour la Turquie qui profite de l’aubaine pour faire briller sa vitrine pluraliste.

De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, on aperçoit la vaste plaine de la Mésopotamie. La Syrie est au bout des yeux, à 20 kilomètres à vol d’oiseau.

De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, je vois le spectre du passé surgir de terre. Je vois ces cohortes d’êtres décharnés jetés sur les routes de l’enfer, envoyés vers les mouroirs et les abattoirs des déserts syriens.

De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran, je devine le pire. Je devine Deir-es-Zor. Là-bas, au bout de mon horizon, des dizaines de milliers d’Arméniens ont été exterminés, enfumés et brûlés vifs dans les cavernes alentours. « Le chiffre officiel des Arméniens qui furent victimes des massacres de Deir-Zor s’élève à 192 750 » indique Aram Andonian dans ses « Notes relatives à Deir-Zor » conservées par la  Bibliothèque Nubar à Paris. Les récits sont innombrables et terrifiants. Je ne livrerai que celui-ci : « Aux enfants de Deir-Zor vinrent s’adjoindre beaucoup d’autres qui étaient amenés par la route de Meskéné. Lorsqu’ils furent rassemblés, ils étaient plus de deux mille (…) Au début du septième mois, ils adjoignirent aux enfants encore en vie les gamins trouvés dans les rues ou ramenés des environs. Puis ils les entassèrent tous dans des chariots pour les sortir de la ville (…) Une folie infernale régnait autour des chariots. Zéki Bey surveillait parfois ces convois. (…) Les chariots quittèrent ainsi la ville les uns à la suite des autres. Il y avait comme une ambiance annonciatrice de mort dans ce convoi. Des meutes de chiens suivaient les voitures (…) Les chariots transportant les enfants avaient lentement avancé jusqu’à Cheddadiyé. Le voyage avait duré deux jours et ils ne leur avaient absolument rien donné à manger. Les chariots revinrent vides. Quoi que des ordres stricts aient été donnés pour que les faits restent secrets, nous avons malgré tout fini par apprendre qu’ils avaient enfournés les petits dans un gouffre, allumé des bûchers et fait griller les enfants. Ils avaient brûlé vif un autre groupe en mettant le feu aux buissons secs se trouvant sur les lieux, puis avaient jeté les cadavres dans le fleuve Khabour ». Ce récit est extrait du témoignage 57 de Dikran Djambazian, recueilli par Aram Andonian et cité dans « L’extermination des déportés arméniens ottomans dans les camps de concentration de Syrie-Mésopotamie (1915-1916). La deuxième phase du génocide », tome II, 1998, numéro spécial de la Revue d’histoire arménienne contemporaine.

Mon compagnon d’aventure, Jacques, a lui-aussi ressenti cet instant suspendu entre passé et présent. Il nous le partage dans ses notes de voyage, à chaud :

« Nous avons pris la route de Mardin…Dans la voiture, je remarquais la température qui dépassait les 40°…comme celle que vous avez dû connaitre. Le paysage vallonné de chaque côté de la route la rendait étouffante…comme celui que vous avez dû connaitre. Des arbres au feuillage vert-printemps tranchaient avec le jaune-paille du foin…comme ceux que vous avez dû voir. Dans ce paysage aride, alourdi par un soleil de plomb, aucun point d’eau…comme celle que vous avez dû chercher. Je regardais de chaque côté de la route ces arbres tantôt clairsemés, tantôt groupés…comme quand vous marchiez. En ce 5 août à Mardin, il y en avait seulement deux. Seulement deux Arméniens dont vous avez habité les pensées. Leurs pensées vous ont cherché pour que de Là-haut  vous soyez certains qu’Ici-bas, on ne vous quitte pas. En souvenir de vous. En communion avec vous. Jacques. »

De la belle terrasse de Deyr-ul-Zafaran je vois aussi le spectre de cet ignominieux passé se fracasser aujourd’hui sur le scandale et l’horreur d’une abominable et interminable guerre, qui ne se satisfait pas d’éliminer les vivants, mais s’acharne aussi sur le souvenir des morts en détruisant le mémorial de Deir-es-Zor !

A Mardin, dans la vieille ville, j’ai découvert une petite église chaldéenne. Là, devant le porche de l’entrée deux enfants sont heureux de nous accueillir. Ils se prénomment Sergan et Sarah. Ils sont frère et sœur. Ils sont Syriaques-Catholiques. Ils sont originaires de Damas en Syrie. Depuis trois ans, ils vivent ici à Mardin, échappant ainsi au chaos dans leur pays. Dans quinze jours Sergan et Sarah partiront en Australie. Terre lointaine, terre d’exil. Là-bas, ils pourront rire et sourire à la vie.

 

A ce point de notre échange, il me faut à présent offrir la dédicace de ce jour. C’est à Joseph Yacoub que je veux ainsi m’adresser et partager ce moment.

 

« Joseph, nous nous connaissons depuis trente ans. Au delà de l’amitié que nous partageons, je dois dire à ceux qui lisent ces lignes que tu es professeur honoraire en sciences politiques de l’université catholique de Lyon. Spécialiste des minorités dans le monde et singulièrement des chrétiens d’Orient, tu es toi-même issu de cette civilisation qui a pris racine en Mésopotamie.

Toi aussi tu es né en Syrie. Toi aussi, tu portes dans ton coeur le poids d’une histoire hallucinante. Toi aussi tu as quitté ton village et ton pays natal pour chercher avec ta famille un pays en paix. Un pays où l’enfant que tu étais est devenu un savant et un humaniste.

Joseph, j’ai appris grâce à toi que les récits dont les rescapés arméniens, assyriens, chaldéens et syriaques ont témoigné interrogent indistinctement notre commune humanité.

Avec toi, je m’interroge sans cesse sur le fossé grandissant entre la proclamation de l’inviolabilité de la dignité de l’homme et les violences inouïes qui ruinent tout principe d’humanité.

Joseph, nous savons tous deux que les injustices, toutes les injustices, sont autant de plaies qui défigurent les êtres humains. De même, nous savons que l’impunité est un virus mortel qui se répand telle une pandémie. Ainsi l’impunité devant l’humanité de l’anéantissement des Arméniens, des Assyro-chaldéens et des Syriaques de l’Empire ottoman il y a cent ans a engendré toutes les horreurs qui se perpétuent depuis lors et que l’on observe, impuissants, encore aujourd’hui.

Joseph, nous savons tous deux que la justice devant les hommes et devant Dieu est la seule voie qui conduit à la paix. Oui Joseph, l’impunité est le puits sans fond d’une affliction dévorante et d’une éternelle malédiction qui frappe l’humanité entière. 

Alors que pouvons-nous faire mon ami ? Mon intuition me porte à vivre dans le combat et l’espérance. Parce que la vie est une Grâce. Parce que la vie est si belle. C’est ce que tu portes si merveilleusement. C’est ce que tu partages autour de toi. C’est ce don que tu m’as transmis, aussi.

 

A toi, Joseph et à ta compagne Claire, ma plus haute estime et mon amitié. »

Portez-vous bien, toutes et tous.

A demain.

LE VINGT-QUATRIÈME JOUR

Mardi 4 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Je vous écrit aujourd’hui de Diyarbakir. Les Arméniens disent Dikranaguerd, comme on se transmet le lointain héritage d’une antique cité où régna le Grand Tigrane. Les Kurdes eux disent Amed et font de cette ville de près d’un million d’habitants leur « capitale ».

Diyarbakir est donc un centre névralgique où sont convoqués l’histoire ancienne et l’histoire récente, l’univers symbolique et les enjeux politiques.

Dans l’histoire arménienne, Diyarbakir -Dikranaguerd- porte le souvenir terrifiant de la folie exterminatrice de 1915. Aux épouvantables tueries locales se sont ajoutés les convois de déportés qui parvenaient aux portes de la cité, venant de Siirt à l’Est, de Mouch au Nord-Est, de Kharpout au Nord-Ouest, avant de poursuivre leur marche de la mort vers Mardin, Ras al Aïn, Deir-es-Zor et Mossoul.

Diyarbakir ne porte pas seulement le poids du récit arménien, puisque dans un même mouvement infernal ont été emportés les Syriaques et les Chaldéens de Diyarbakir et de la région.

C’est donc dans cette cité de sinistres mémoires que je me suis confronté à la charge émotive d’une tentative de renaissance. Une expérience inachevée.

Réduite à l’état de ruine après 1915, l’église arménienne Sourp Guiragos de Diyarbakir -Dikranaguerd- a été restaurée avec le soutien actif des autorités kurdes locales et rouverte au culte depuis quatre ans. Aujourd’hui l’église Sourp Guiragos incarne le fol espoir d’un avenir incertain.

J’aurais normalement dû parvenir à pied à Sourp Guiragos le 15 Août -c’était le sens et l’essence de cette marche pour la vie et la justice – mais l’insécurité grandissante dans la région entre toutes sortes de groupes armés et d’intriguants m’a stoppé net dans ma progression il y a deux jours seulement.

Une messe de célébration de l’Assomption le 16 Août en cette année si importante du Centenaire, y est encore prévue, mais rien ne permet de dire à ce jour si elle aura effectivement lieu.

Des centaines d’Arméniens, venant d’Istanbul, d’Europe et du bout du monde auraient dû s’y retrouver, tels de pèlerins venant fêter un renouveau, mais la grande fête de la vie a déjà le goût d’un fruit amer. Les pèlerins qui devaient en effet venir de France ne viendront pas. Le grand voyage a été annulé.

Ces bouleversements n’ont eu raison ni de ma quête ni de mon espérance. Ils viennent juste me rappeler l’instabilité persistante sur laquelle nous fondons nos espoirs. Ils soulignent aussi l’obligation pour celles et ceux qui veulent croire en un avenir possible de plier sans rompre lorsque le vent souffle en tempête.

Dans la vieille ville de Diyarbakir, dans un entrelacs de ruelles indéchiffrables, on accède finalement au domaine de l’église en passant sous un petit porche discret à double portail.

J’ai été instantanément saisi par un sentiment de bien-être dans cet espace de vie soigneusement entretenu et même rafraichissant malgré les 45° du moment.

Je me suis senti chez moi, comme si je n’étais plus étranger dans cet étrange monde. C’était incroyable. Et pourtant, je sais bien qu’il ne s’agit pour l’instant que d’un îlot de vie dans un océan de détresse.

L’église est splendide et massive, faite de pierres de taille anthracite. Les nombreuses fenêtres portent toutes cette inscription écrite sur verre fumé en lettres capitales arméniennes : ‘Sourp Guiragos Hayots Yegueghtsi. – Eglise Saint Cyriaque des Arméniens’, avec en plus la mention de la date originelle : 1376.

Le long de l’église, à l’extérieur, sous une ombre bienfaitrice, des tables sont dressées pour y partager le thé. C’est un peu la théologie du renouveau.

Je ne veux surtout pas me précipiter et tout voir, tout regarder, tout de suite. Je savoure donc ces premiers instants autour d’une table, buvant le thé avec mon ami et sherpa kurde, avec Jacques mon compagnon d’aventure qui m’a rejoint dimanche, avec Guzidé une jeune fille de 33 ans de sang mêlée arméno-kurde qui porte sur le revers de son chemisier le myosotis du souvenir éternel des Arméniens. Guzidé travaille ici, pour la Fondation de l’église Saint Cyriaque.

Tout le personnel, kurde, porte le tee-shirt de l’église. Tous les objets de table en portent les mentions en lettres arméniennes. Ici, tout suggère un autre temps, un autre lieu, un autre avenir !

En pénétrant dans l’église, je me suis mis à caresser les pierres comme pour m’en imprégner. A l’intérieur, tout est splendide sans être ostentatoire.

L’église est composée de cinq nefs menant à cinq autels. Une tribune occupe toute la largeur de l’édifice sur une profondeur de quatre ou cinq mètres.

Un bac à bougies permet de consumer des vœux. J’en ai brûlé sept en souvenir de tous les nôtres (…) Une mention en turc et en anglais indique : « cette restauration a été rendue possible par nos donateurs en mémoire de nos racines vivantes dans cette terre depuis des milliers d’années. Ne l’oubliez jamais. »

Il n’y a personne cet après-midi. Juste quelques touristes qui viennent s’y prendre en photo. De même, il n’y a que très peu d’Arméniens ici à Diyarbakir – Dikranaguerd. Il y a ceux que l’on dit islamisés. Combien sont-ils ? Il y a aussi ceux qui sont chrétiens ou redevenus chrétiens. Guzidé m’a dit qu’il n’y en a que vingt-cinq (…) là où autrefois il y en avait des milliers ! Quelques rares célébrations ont lieu chaque année à Sourp Guiragos. Une fois par mois me confie Guzidé. Il faut aussi y ajouter des activités culturelles et des expositions.

Quel contraste entre 1915 et 2015. Les destructions et les cris d’hier. Cette reconstruction et le silence d’aujourd’hui. Sourp Guiragos est un phœnix sorti de ruines à jamais fumantes et de cendres brûlantes pour l’éternité. Tout autour des oiseaux de proie sont revenus roder. Leurs ombres menaçantes attisent le feu de la peur et pèsent de plus en plus lourdement sur les consciences. Tout particulièrement dans cette ville et dans cette région.

Dans cette église, Jacques et moi avons partagé un moment intense avec un homme aussi solide que tendre. Il se prénomme Dikran. Il vit et travaille ici. Il est arménien. Ses ancêtres étaient originaires de ce haut lieu de la résistance arménienne, le Sassoun. Dikran nous a ouvert son coeur. C’est à travers les mots de Jacques, à qui je confie cette plume, que s’exprimera donc la dédicace de ce jour. La dédicace à Dikran :

« Diyarbakir, Dikranaguerd, Sourp Guiragos Yegueghetsi. En ce lieu sacré symbole de notre renaissance, j’ai fait ta connaissance Dikran. Les tiens comme les miens ont été arrachés de leur terre par la force et ont été jetés sur les routes des ténèbres. T’écouter raconter à voix basse ton histoire en turc, t’entendre dire au début de chacune de tes phrase : ‘soylé’ ce qui signifie en français ‘dis-leur’ en dit déjà long. Guzidé, moitié-kurde, moitié-arménienne, a traduit en français tant bien que mal ce que ton coeur et ton âme avaient cumulé depuis tant d’années et qui avaient besoin de frères d’âmes pour les raconter. Je t’ai écouté et regardé aussi. Parfois on dit qu’on est bien peu de choses, mais dans ces circonstances, ton coeur énorme et lourd, porteur de ces souffrances transmises depuis cent ans ont réellement fait de nous des frères d’âmes. Tu sais, Dikran, cet endroit de l’âme où on se rencontre et où l’on se reconnaît sans laisser de place au doute, mais bien plus à l’amour et à la tendresse.

Dans cette église, tu nous as expliqué qu’en 2012 tu t’es converti au christianisme. Ton histoire ‘akhperjan’ – mon cher frère- a transformé chaque pierre de cette église en coeur. Ces milliers de cœurs de ceux qui ont souffert, de ceux qui ont péri, de ceux qui ont survécu ; les cœurs des tiens et les cœurs des miens se sont mis à battre et à rebattre. Tout est devenu palpable, tout est devenu chair, rappelant ainsi les corps décharnés dont tu connais les images.

Dikran, en partant j’ai touché les pierres pour être sûr que tout était bien devenu chair -pour chaque pierre un coeur- et pour sentir ainsi les âmes que cette église fait vivre. Et bien non, Dikran, tout était bien dur, les pierres rappeuses me ramenant à cette réalité que même si par la force de nos âmes nous savons transformer l’eau en feu et le feu en blé et que le mot impossible n’est ni pour toi ni pour moi, nous conservons encore en nous cette douleur. Qu’elle est difficile à porter.

Il nous faut encore lutter pour apaiser les âmes de ceux qui sont partis en nous laissant leurs vies et à qui nous devons apporter reconnaissance et réparations.

Dikran, même si tu es loin de moi, même si tous deux nous ne parlons pas la même langue, nous sommes les héritiers d’une même Mère-Nation.

A jamais liés. Jacques. »

Prenez soin de vous.

Toutes et tous.

A demain.

LE VINGT-TROISIÈME JOUR

 

Lundi 3 Août 2015.

Je suis un marcheur immobile qui pérégrine dans le sillon de l’histoire.

Depuis hier, vous le savez à présent, marcher est devenu impossible. Trop dangereux. Pour autant, je demeure pèlerin. Différemment.

Je n’atteindrai donc pas Mouch, véritable centre de gravité d’une Arménie rayonnante et résistante. Sa plaine, ses contreforts, ses monastères engloutis. Cependant, je peux vous partager quelques pans de son histoire fantastique.

Connaissez-vous l’homéliaire de Mouch ? C’est le plus grand manuscrit religieux arménien. Il date du tout début du XIIIème siècle. Il est aujourd’hui conservé à Yerevan, au Matenadaran, cet incomparable conservatoire et centre de recherche des manuscrits arméniens. On peut aussi voir une partie de cet homéliaire sous vitrine, exposé aux yeux ébahis des visiteurs.

Chaque double page de ce manuscrit est écrite sur la peau d’un seul mouton, en lettres capitales calligraphiées par le maître Vartan, enluminé par un autre maître nommée Hovhanès.

Cet incroyable « livre », qui donne accès à la compréhension de la liturgie arménienne, pèse 28 kg. A l’origine, il était composé de 660 pages.

L’histoire de son sauvetage est proprement incroyable. Dans la plus grande confusion, en 1915, alors que se déroulent les tueries et les destructions, deux femmes ont transporté ce manuscrit unique sur des centaines de kilomètres. Trop lourd et trop volumineux pour un seul dos. Elles l’ont alors divisé en deux parties, chacune portant ainsi 14 kg.

Partant de Mouch, elles firent étape à Erzeroum, où l’une des sauveteuses décéda. Elle fut enterrée sur place dans la cour du monastère avec la moitié du manuscrit qu’elle transportait, tandis que l’autre femme poursuivit sa route jusqu’à Etchmiadzine, sauvant ainsi l’autre moitié du manuscrit qu’elle transportait.

En 1918 les soldats russes parviennent jusqu’à Erzeroum. Ils y retrouvent la partie manquante de l’homéliaire et l’emmènent à Tiflis -Tbilissi- en Géorgie. Loin de vouloir le sauvegarder, ils tentèrent sans succès de le vendre. Néanmoins plusieurs parties de l’œuvre ont été découpées et endommagées. Ce sont vraisemblablement des enluminures ou des miniatures qui, elles, pouvaient être vendues plus facilement.

En 1929, le gouvernement soviétique arménien a demandé et obtenu des autorités soviétiques géorgiennes la restitution de du manuscrit. C’est ainsi que les deux parties de l’homéliaire de Mouch ont été réunifiées.

Seule une partie de cet homéliaire de 660 pages est exposé au Matenadaran. Dix-sept pages de l’original sont également conservées par les pères mekhitaristes à Venise. L’abbé du monastère des Saints Apôtres de Mouch, où étaient à l’origine conservé l’homéliaire les aurait en effet offertes à des voyageurs de la congrégation mekhitariste.

L’histoire incroyable du sauvetage de l’homéliaire de Mouch symbolise d’une certaine manière celle du sauvetage des rescapés Arméniens.

Ce fantastique homéliaire symbolise également l’incroyable histoire de la civilisation arménienne.

Autrefois, avant même l’introduction du christianisme en Arménie, Achtichat (Mouch) était un centre politique et religieux très important.

C’est ici que se situe « la tradition de la refondation de l’Église d’Arménie par saint Grégoire l’Illuminateur, dont la prédication, au début du IVe siècle, a entraîné la conversion du roi Tiridate IV et de son royaume au christianisme ; cette prédication s’est tout particulièrement ancrée dans cette région, où aurait été élevée la première église fondée par l’Illuminateur, précisément à Achdichad, qui avait été auparavant l’un des grands sanctuaires de l’Arménie païenne » rapporte l’Union Internationale des organisations Terre et Culture.

Venant dans cette région, Saint Grégoire emmena avec lui les reliques d’un saint cappadocien de Césarée, Athenogène, ainsi qu’une partie des reliques de Saint Jean-Baptiste. Ces reliques ont été réparties dans plusieurs lieux de dévotion des environs. C’est ainsi que progressivement a été fondé l’un des couvents médiévaux les plus illustres de l’histoire du christianisme arménien : le monastère Sourp Garabed – Saint Jean-Baptiste, dit le Précurseur- de Mouch.

Ce monastère est devenu le lieu de pèlerinage le plus important de l’histoire arménienne jusqu’en 1915 (…) Aujourd’hui il n’en reste que des ruines. « Encore visibles dans les années 1970, elles ont servi systématiquement de carrière. Les autorités y ont installé par la suite, comme en beaucoup d’endroits, des populations déplacées  qui ont exploité le reste des décombres pour bâtir au milieu d’elles des habitations de fortune. Il ne reste de nos jours que quelques pans de murs et parties de voûtes de cet exceptionnel ensemble » indique l’Union Internationale des organisations Terre et Culture.

J’aimerai à présent dédicacer cette journée de pèlerinage à Jacques Avakian.

« Jacques, tu viens de me rejoindre sur ce sentier escarpé des mémoires englouties. Tu avais à coeur toi aussi de venir marcher pour honorer la mémoire de nos chers disparus et la mémoire cilicienne de tes propres aïeuls. Faute de pouvoir cheminer avec moi pas à pas, tu demeures pèlerin dans les méandres de ton histoire, là où s’est enracinée cette part d’humanité que tu incarnes. Sois le bienvenu. »

Qu’il me soit aussi permis de dédicacer cette journée à une amie commune, Maria, demeurée en France.

« Maria, tu voulais aussi venir marcher pour la mémoire de tes aïeuls. Cela n’a pas été possible, mais nous pensons à toi aussi dans pérégrination. »

 

 

A demain.

LE VINGT-DEUXIÈME JOUR

Dimanche 2 Août 2015.

Chers amis, ce vingt-deuxième jour de marche est le dernier. Non, ce ne sont pas mes doutes qui ont eu raison de moi, c’est le développement de l’insécurité dans le sud-est.

Depuis plusieurs jours le conflit s’amplifie. Des camions et des bombes explosent sur les bords des routes et dans les villes. Des roquettes sont tirées. Il y a de plus en plus de victimes. Les gens ont peur. Pour eux-mêmes, pour leurs enfants, pour l’avenir.

Marcher est à présent devenu impossible. Cette marche pour la vie et la justice ne peut plus se poursuivre dans les conditions minimales de sécurité requises. C’est le coeur lourd que je vous partage cette nouvelle.

Je me suis donc arrêté, ce dimanche, à Güroymak, aux portes de la plaine de Mouch, après seulement 4 kilomètres parcourus.

Je pense à cet instant, à toutes celles et ceux qui cheminent avec moi par la pensée et la prière, mais aussi à travers mon récit quotidien. Je pense à toutes celles et tous ceux qui, en France et ailleurs m’ont porté et me portent encore.

Si je suis contraint d’arrêter de marcher, je chemine encore tel un pèlerin dans le sillon de l’histoire, avec dans mon coeur et dans ma tête les mémoires des Arméniens auxquels je veux rendre hommage en cette année du Centenaire.

Je ne plaide aucune consolation pour moi-même. La seule consolation que j’invoque est pour celles et ceux dont les vies ont été pulvérisées.

Aujourd’hui c’est dimanche. C’est le jour de la grande Consolation. C’est le Jour où beaucoup d’entre vous prient et méditent dans les églises et les temples. Permettez-moi de vous partager cette sublime supplique : Der Voghormia. L’avez-vous déjà entendu résonner sous le dôme d’une Église Arménienne ? En voici le texte.

 

« Seigneur, aie pitié,

Seigneur, aie pitié,

Seigneur, aie pitié,

Trinité très sainte,

Donne la paix au monde,

Et la guérison aux malades,

Le Royaume aux défunts,

Lève-toi, Dieu de nos pères,

Asile de ceux en détresse,

Viens secourir tes serviteurs,

Sois le secours de la nation arménienne,

Seigneur, aie pitié, Seigneur, aie pitié,

Jésus Sauveur, aie pitié. »

Cette prière est pour moi la plus belle. Elle parle au monde entier. Elle parle aux êtres humains dans leurs fragilités. Elle parle aux Arméniens dans leur détresse et dans leur espérance.

Pourtant, il m’arrive aussi d’exprimer ma colère à travers cette prière. Et voici, aujourd’hui en quels termes.

Seigneur, aie pitié. Quelque soit ton nom, depuis toujours les êtres humains te cherchent. Il paraît que tu peux tout. Tu sais aussi que bien des gens se demandent encore où tu étais à Deir-es-Zor comme à Auschwitz ? Si donc tu es le Dieu des petits et des grands, des papillons, des étoiles, des cailloux, des oiseaux, des éléphants, des poissons, du raisin, du vent, de la pluie et du soleil (…) alors oui, vraiment, il faut que tu aies pitié de toutes ces violences et de cette haine qui brûlent les consciences et les cœurs des hommes.

 

Donne la paix au monde. Les hommes ont beau te le demander, elle demeure toujours un rêve, une utopie, une espérance. Dieu, vois-tu cet Orient qui ne cesse de s’effondrer sur lui-même ? Les hommes te supplient autant qu’ils tuent.

 

Asile de ceux en détresse. Ne vois-tu pas Dieu ces milliers de désespérés qui se jettent chaque jour sur les gigantesques grilles des frontières barbelées ? Ne vois-tu pas aussi ces milliers de désespérés qui se noient chaque jour en Méditerranée ? L’asile est partout menacé par des États qui l’ont pourtant érigé en principe d’humanité.

 

Sois le secours de la nation arménienne. Franchement Dieu, les Arméniens n’avaient-ils pas assez souffert ? Regarde en Syrie. Les Arméniens vivent un nouveau un chaos, là où cent ans auparavant ils ont vécu l’enfer sur Terre.

A la lumière de ces quelques lignes, vous vous demanderez sans doute si ma colère me fait perdre les pédales ? Il n’en n’est rien. Si je suis en colère, c’est parce que je crois au fond de moi que Dieu, s’il existe quelque part, pleure avec l’enfant qui pleure, souffre avec la femme qui souffre, crie avec l’homme qui crie.

Je vous embrasse toutes et tous.

A demain.

LE VINGT ET UNIÈME JOUR

Samedi 1er Août 2015.

Il a bien fallu que je me lève ce matin. Pourtant, je ne savais pas si j’allais me relever du démon de mes doutes.

La nuit porte conseille dit-on. Qu’allait-elle donc pouvoir m’offrir ?

Il y a quelques jours, Sylvie Chateau, une amie qui m’accompagne par le coeur et l’esprit dans cette Marche m’a offert cette pensée du poète François Cheng « Puisque chaque jour se renouvelle, renouvelle-toi chaque jour, et toujours renouvelle-toi. » J’étais donc ouvert au renouvellement.

Par bonheur ce renouvellement est arrivé, comme un remède universel que j’avais négligé hier : l’amour. Un simple message d’amour de la femme qui partage ma vie et mes combats. C’est incroyable ce que l’amour peut faire ! Croyez-moi, il a agit instantanément comme un remède miraculeux.

Je me suis donc relevé et j’ai marché pour les gens que j’aime et pour ceux à qui je veux rendre hommage et témoignage, là où ils ont vécu et là où ils sont ‘tombés’…en 1915.

L’énergie de marcher ne réside pas seulement dans le souvenir de la douleur. Si je marche, c’est aussi parce que je veux aimer. Seul l’amour porte. « J’aime, donc je marche. »

Je suis donc allé de l’avant trois heures cinquante trois durant, sur quinze kilomètres six-cent-quarante de Tatvan à Kolbaçı.

Aller de l’avant c’est marcher vers soi-même, c’est cheminer vers l’avenir, c’est avancer vers le passé ! Oui, j’en suis convaincu, on peut avancer vers le passé. Que fait un astronome avec son télescope géant ? Il scrute la lumière lointaine, cette lumière qui a déjà parcouru des milliards de kilomètres et qui a déjà franchi des milliards d’années. L’astronome ne regarde pas derrière lui. Il n’a pas non plus des yeux dans le dos. Il regarde devant lui ce très lointain passé qui lui frappe la rétine pour en comprendre les mécanismes et envisager l’avenir. Certes, je ne suis pas astronome, mais je fais un peu comme lui. Je regarde devant moi vers un passé pas si lointain, car je sais que j’y découvrirai les clés de l’avenir.

Depuis Tatvan, je chemine vers l’ouest en direction de Mouch – Muş, en turc. Aller vers Mouch, c’est avancer vers une région nommée le Daron, coeur historique, politique et spirituel de l’Arménie méridionale, dans une creuset formé de montagnes et de plaines, entre l’Euphrate oriental et le Tigre. C’est une Arménie païenne et chrétienne, épique et héroïque, dont les récits, les contes et les légendes alimentent encore aujourd’hui tous les registres de l’identité arménienne. C’est une Arménie de résistants, notamment dans le fief du Sassoun au sud de Mouch, qui pendant des siècles ont opposé leur détermination aux armées de conquérants jusqu’aux assassins de la dernière heure.

J’y reviendrai plus en détail dans mes prochaines chroniques, mais j’aimerais à présent dédicacer cette journée à l’une des personnes qui porte au plus-haut cette intensité de l’identité arménienne et cette exigence d’amour. Je veux parler de Kéram Kévonian.

« Kéram, tu es un maître et un ami. Ceux qui te connaissent savent que tu es un savant, immense et modeste, un homme de coeur, pudique et généreux, un visionnaire, pragmatique et opiniâtre. Ceux qui ne le savent pas encore découvriront quelques-uns de talents à travers ces lignes.

Tu as fondé dans les années 70, l’Organisation Terre et Culture, qui travaille à la valorisation du patrimoine inaliénable des Arméniens dans ce qu’il est convenu d’appeler le ‘pays arménien’, là où s’est enracinée la civilisation arménienne. En Iran, en Syrie, en Turquie comme en Arménie du Caucase.

La première fois que j’ai eu la chance de te rencontrer et de partager ta vision, c’était au cours de l’été 1989, quelques mois après le tremblement de terre de Gyumri. A l’époque l’Arménie du Caucase était soviétique. L’Organisation Terre et Culture avait obtenu l’autorisation de pouvoir participer à un chantier de reconstructions de maisons dans le village de Gogaran. J’étais de l’aventure. C’était mon premier contact avec la terre arménienne.

La deuxième fois, c’était en Iran, à l’occasion du pèlerinage de Saint Thaddée, fin juillet 2001. Fantastique moment de spiritualité partagée dans un État islamiste, au coeur de l’un des tous premiers monastères de l’histoire chrétienne, à l’occasion des cérémonies marquant les 1700 ans de la christianisation de l’Arménie, dans un paysage à couper le souffle.

Ces deux premières fois, comme chacune des rencontres qui ont suivies m’ont ouvert les yeux sur l’intensité de l’amour que tu portes sur ce ‘pays arménien’. Tout ce que tu accomplis, tu le fais par amour, mais cela ne vaudrait rien s’il n’était partagé. C’est précisément la vocation de l’Organisation Terre et Culture.

Ici même par exemple, en Turquie, dans cette autre partie du ‘pays arménien’, l’Organisation Terre et Culture a soutenu la restauration des fontaines de Havav, là où est née la grand-mère arménienne de Fetiyé Çetin. Lors de l’inauguration des fontaines, Fetiyé a dit combien il est essentiel de voir à nouveau couler l’eau là où autrefois ont coulé le sang et les larmes. Je sais Kéram que tu partages cette vision, dans l’exigence de la vérité et de la justice.

Kéram, j’ai découvert grâce à toi que l’amour peut tout, y compris pour redresser un peuple et une civilisation jetés dans les abîmes de l’humanité. C’est cette exigence d’amour qui me porte moi aussi. C’est cette exigence qui m’aide à me redresser quand je perds confiance en moi. L’amour des personnes qui vous chérissent, l’amour que des personnes d’exception inscrivent dans leurs œuvres, l’amour qu’elles partagent et qui rayonne.

A ce qui imaginent que tout ceci est facile et naturel. J’aimerai leur dire aussi que l’amour est un combat. Je ne livrerai qu’un seul exemple, public, qu’illustre ton histoire filiale.

Kéram, tu es le petit fils de Gulizar. Née arménienne à Khartz, un village de la région de Mouch, elle fut enlevée en 1889 à l’âge de 15 ans par un chef de clan kurde nommée Moussa Bek, bien avant les massacres hamidiens et l’anéantissement final en 1915. Donnée au jeune frère de Moussa Bek, Djezahir. Gulizar résista pendant plusieurs mois à la soumission sexuelle, et l’islamisation forcée. A sa libération, le procès qu’elle intenta à Moussa Bek, à Constantinople, eut un effet retentissant qui favorisa le réveil politique de la nation arménienne et son besoin d’émancipation, face à des pogroms à répétitions. L’histoire ne s’arrête pas là, puisque le mari de Gulizar, Kéram Der Garabedian, député à Istanbul, fut l’une des victimes désignées de la rafle des intellectuels arméniens en 1915. La suite est connue (…) Cette histoire est consignée dans un livre « Les noces noires de Gulizar » que j’avais lu il y a bien longtemps.

Kéram, à travers ton histoire personnelle et filiale, tu aurais pu tomber dans la rancœur et la vengeance. C’est tout l’inverse. Tu rayonnes de l’exigence de l’amour. 

 

Kéram, qu’il me soit permis ici te dire Merci. »

 

Ainsi, moi aussi, lorsque je viens voir les ruines des églises et des monastères arméniens, lorsque je viens voir ce qu’il reste de ces « charniers de pierres », je ne viens pas porteur de haine, je viens poser un regard d’amour sur la vie des nôtres, autrefois. Je viens les mains ouvertes envisager un autre futur. Et je fais mienne cette déclaration du « Collectif 2015 : réparation » de l’Organisation Terre et Culture qui en appelle « à la conscience du peuple turc, pour qu’il reparcoure l’histoire, et reconnaisse au peuple arménien la place qui était la sienne à ses côtés, dans une fraternité toujours possible. »

 

A demain.

LE VINGTIÈME JOUR

 

Vendredi 31 juillet 2015.

Je viens d’arriver aux portes de Tatvan après trois heures quarante de pas hésitants et seize kilomètres trois-cent-soixante laborieusement franchis.

Ce vendredi était la journée du grand doute. Je n’avais pas envie de marcher. Je ne me sentais pas en forme. J’étais mou, comme vidé, absent.

Je ne savais pas pour qui marcher. Des noms allaient et venaient dans ma tête. Que voulais-je partager ? Sans doute beaucoup. Sans doute trop. Mais avec qui ? Comment ? Pourquoi ?

Ma raison s’est jouée de moi, faisant obstacle à mon besoin d’ordre et à la recherche de mon cap. Mes passions se sont évanouies me laissant plus que nu, insensible.

Qu’ai-je besoin de venir chercher l’indicible, entendre l’inaudible, regarder l’invisible, sentir l’inodore, goûter ce qui est sans saveur ?

Que fais-je ici dans ce pays en « presque guerre » ? Quel sens y-a-t-il à révéler ma fragilité là où la brutalité étouffe les consciences ? Que fais-je à marcher sur ces bords de route sous les yeux scrutateurs des militaires et des intriguants ?

Je vois bien que l’Orient s’effondre jour après jour. Je l’ai lu dans les livres. Je l’ai entendu de la bouche des anciens. Je l’ai vu au cours de mes voyages. Je le devine encore aujourd’hui chemin faisant.

Suis-je à ma place sur ce chemin ? Qu’avais-je besoin de venir de si loin pour si peu d’espoir ? L’étincelle que j’avais cru discerner ne serait-elle qu’un mirage ?

Je doute. Oui, je doute de ce que je fais, de ce que je vois, de ce que je ressens, de ce que j’espère. Je crois bien que je flanche. Je tombe. Je dois à tout prix me ressaisir. J’ai pris quelques médicaments dans la trousse médicale que m’a préparée mon bon docteur Isabelle Haroutunian. Ils me sont utiles pour les humeurs de mon corps. Mais pour les humeurs de mon âme quels remèdes dois-je prendre ? Dans le maquis de mes pensées et des mes sentiments, il m’en est revenu deux. D’abord celui que m’enseigne l’art que je pratique : le judo. A force d’entrainement et de combats, j’ai appris à chuter et plus encore à me relever. C’est l’esprit de cette discipline que m’a enseigné mon ami et mon maître Alain Abello.

« Alain, j’aimerais tellement que tu sois là pour m’aider à me relever et à reprendre le combat. J’aimerais tellement t’entendre me dire de tirer moins fort et d’être plus souple. Tu m’as appris que le judo est la voie de la souplesse. Il va donc falloir que je marche avec plus de souplesse d’âme.»

Malheureusement Alain est en ce moment bien trop occupé à jouer avec Éole sur les mers des Cyclades. Je vais devoir me relever tout seul.

Le second remède de l’âme est celui que m’enseigne la foi. Et pour la première fois depuis le début de cette aventure j’ai éprouvé le besoin d’ouvrir l’un des livres que j’avais placé dans mes bagages. Spontanément j’ai lu le livre que m’a confié mon amie bibliste Régine Maire. Ce livre s’intitule « L’homme qui marche » de Christian Bobin. L’homme en question est celui que le monde connaissait mais n’a pas voulu reconnaître. De cet homme l’auteur écrit:

« Il ne semble pas suivre un chemin connu de lui. On pourrait même parler d’hésitations. Il cherche simplement quelqu’un qui l’entende. Cette recherche et presque toujours déçue, son chemin et celui des déceptions, d’un village à l’autre, d’une surdité à la suivante. Ainsi l’eau sous la terre, quand elle cherche une issue, rompant, tournant, revenant, repartant – jusqu’au coup de génie final : le grand fleuve surgissant à l’air nu, la dernière digue pulvérisée. »

Isabelle, Alain et Régine, puissent vos remèdes me permettre de me relever et d’avancer.

LE DIX-NEUVIÈME JOUR

Jeudi 30 juillet 2015.

Je viens de parcourir vingt kilomètres cinq-cent-quatre-vingt en quatre heures sept. Tatvan, la pointe occidentale du lac de Van est proche. J’y serai demain pour le dernier jour du mois, mai avec un jour de retard sur mon plan de marche. Ce n’est pas grave. Les jours qui viennent s’annoncent beaucoup plus complexes à gérer. Des parties importantes de mon itinéraire pourraient être compromises ou modifiées en raison des tensions conflictuelles dans les régions que j’envisage de traverser. L’objectif reste inchangé. Diyarbakir, le 15 août.

Quand on marche quotidiennement et sur de longues distances, il y a une foule de détails minuscules qui se jouent de vous. Les corbeaux perchés sur les fils de téléphone qui croassent en vous regardant passer et qui vous accompagnent sur quelques centaines de mètres. Les vaches qui vous toisent et dressent leur museau pour mieux vous sentir. Les hommes éberlués qui traversent la route pour venir vous inspecter droit dans les yeux quelques secondes seulement. Le marcheur doit être une espèce rare ! Y aurait-il un nom latin pour la nommer ? Bon, je cesse là mes élucubrations. Rassurez-vous je ne perds pas la tête, mais quand on marche, seul, on s’amuse de tout et de rien.

J’aimerais aujourd’hui vous raconter les paysages que je traverse et les hommes qui les façonnent. Paysages d’hier et d’aujourd’hui. Sociétés d’hier et d’aujourd’hui. Depuis le début de la marche et plus encore sur le versant sud du lac de Van où j’évolue en ce moment, j’ai pris le temps d’observer et d’imaginer. J’aimerai associer à ces réflexions mon cousin par alliance, Jean-Christophe Tépélian. J’ai de bonnes raisons pour cela. D’abord parce que nous sommes liés par des liens familiaux et fraternels profonds enracinés dans une histoire arménienne commune, ensuite parce qu’il aime la photographie tout comme moi, enfin parce qu’il est urbaniste de profession. Si je ne trompe pas, l’urbaniste est celui qui aménage et optimise les espaces de vie et d’activité des hommes.

Je t’ai donc dédié Jean-Christophe cette journée de marche et les réflexions que je souhaite te partager et que je souhaite partager à travers toi avec les lecteurs de ce récit.

« Jean-Christophe, je marche sur du bitume le long de routes à grande circulation, là où cent ans auparavant il n’y avait que des sentiers. Je croise en permanence des voitures et des camions, là où cent ans auparavant il n’y avait que des charrettes tirées par des bœufs. Je vois des montagnes forées quand il fallait hier les gravir ou les contourner. Je vois des fils et des poteaux électriques de partout, là où cent auparavant dans les villages que je traverse il n’y avait que la bougie pour éclairer le logis. Le téléphone filaire ou mobile a envahit tous les espaces de vies, là où cent ans auparavant il n’y avait que le télégraphe. Tu sais sans doute Jean-Christophe l’usage terrible qu’ont représenté les télégrammes codés dans la transmission des ordres d’extermination. Je vois des maisons faites de béton armé et de moellons creux couvertes de tôle, là où il y avait autrefois des maisons de pierre et de torchis aux toitures végétalisées. Je ne vois que des mosquées là où il y avait aussi des églises et des monastères. Je ne vois que des Turcs et des Kurdes, alors qu’autrefois Arméniens, Syriaques et Chaldéens habitaient aussi ces villages.

Tu vois Jean-Christophe, en un siècle tout a changé. Dans le même temps, ce qui n’a pas changé ce sont les activités humaines que je vois autour de moi. Je vois des champs de blé et d’orge au pied des collines. Comme autrefois. Je vois des vergers, des potagers et des peupliers. Je vois des troupeaux de vaches, des moutons et des chèvres. Comme hier. Ici des hommes boivent le thé à l’ombre sous un bosquet d’arbres. Là des enfants se baignent nus dans la rivière. Ici des ouvriers coupent les blés et la luzerne. Là des apiculteurs prennent soin des ruches et collectent le miel. Exactement comme il y a cent ans.

Tu vois Jean-Christophe, ce ‘pays’ a changé. Pays arménien, pays kurde, pays turc, d’hier et d’aujourd’hui. Ce pays est complexe. C’est le pays des souvenirs nostalgiques pour quelques-uns encore. C’est le pays mythique pour ceux qui ne l’ont pas encore traversé. C’est le pays réel pour ceux qui y vivent et ceux qui le scrutent. C’est un drôle de pays !

 

Jean-Christophe, si tu veux bien j’aimerai encore élargir cette réflexion et pour cela il me faut sortir du cadre urbanistique et paysager.

Les gens qui vivent ici sont restés pauvres mais ils sont aussi restés envieux. J’y vois la cause de grands troubles et de grands malheurs, hier comme aujourd’hui.

Aujourd’hui, quand je traverse les villages les gamins se précipitent vers moi pour me demander de la monnaie. Pour avoir visité nombre d’églises et monastères détruits, je sais aussi que les hommes d’aujourd’hui y cherchent encore frénétiquement l’or -mythique- des Arméniens.

Il y a cent ans déjà, l’envie a été l’un des moteurs de l’anéantissement. Tuer pour posséder. A l’exception des honnêtes gens, les populations locales se sont jetées sur les biens des Arméniens pour se les approprier. Maisons, champs, ressources alimentaires, meules, objets usuels et décoratifs (…) Mais ce n’est pas tout. Ces mêmes envieux ont volé des enfants pour exploiter leur force de travail. Ils ont aussi enlevé beaucoup de filles pour en faire des esclaves sexuelles, des génitrices.

Il n’y a guère que le savoir que les envieux ne pouvaient pas s’approprier. Alors que faire des milliers de manuscrits dans les monastères ? Que faire des moines eux-mêmes ? Faute de pouvoir posséder le savoir il ne restait qu’à le détruire. En revanche, les pierres de taille des églises et des monastères ont été abondamment utilisées pour rénover l’habitat des envieux. J’ai eu maintes fois l’occasion de le vérifier. Mais là encore les temps changent. Je t’ai parlé des maisons en moellons. C’est vrai que le moellon remplace le pillage. Il ne reste plus qu’à détruire ce qui est à présent devenu inutile.

Ceci dit, les envieux resteront ce qu’ils sont. Rien ne pourra jamais satisfaire leur appétit dévorant.

J’avais fait halte il y a quelques années au village de Reçadiye, où il y avait autrefois une église arménienne nommée Sourp Garabed. L’église est devenue un entrepôt. Son ‘propriétaire’, un envieux parmi d’autres voulut savoir de moi si je connaissais la cachette de l’or ! Dans la maison d’en face, l’homme, issu d’une grand-mère arménienne sans doute enlevée dans son jeune âge, se plaignait de sa pauvreté et croyait qu’elle était liée à la malédiction du passé (…)

 

Il est temps pour moi de te laisser Jean-Chistophe, non sans t’avoir dit que j’ai cheminé avec toi, en mémoire de tes grands-parents. Originaires d’Afyon et de Kütaya, par ta maman et de Palu par ton papa. 

 

Je crois qu’il y a encore tant à faire Jean-Christophe pour cheminer vers un avenir un peu plus harmonieux. Je t’embrasse ainsi que Vanessa avec qui justement tu partages cette belle harmonie. Bien à toi. Pascal.»

 

Prenez soin de vous.

LE DIX-HUITIÈME JOUR

Mercredi 29 juillet 2015.

Toujours en route vers Tatvan depuis le village de Balaban, j’ai progressé de vingt et un kilomètres quatre-cent-quarante en un tout petit peu plus de quatre heures.

Je viens de passer le cap de la moitié de mon itinéraire. Depuis le début de cette marche j’ai parcouru trois-cent-cinquante et un kilomètres. Je n’ai pas marché souvent dans les meilleures conditions de sécurité « routière ». Je continue d’être sous surveillance. Enfin la conflictualité dans certaines régions du pays s’est accentuée, ce qui pourrait affecter la poursuite de cette marche. Je suis fatigué moins physiquement que nerveusement, mais je tiens bon chaque jour en pensant à toutes celles et tous ceux qui me soutiennent et m’adressent leurs encouragements.

A proximité de mon itinéraire de marche se trouve le village de Narek. Oh pardon, on dit aujourd’hui Yemiçlik. C’est une bourgade agricole typique de cette Turquie orientale, à 2 km au sud du lac de Van. C’est un village kurde. Autrefois, il était arménien. En 1914, on y dénombrait encore 613 arméniens pour 123 familles. C’est là que vécu Saint Grégoire, célèbre moine et prêtre arménien du Xe siècle, fantastique poète mystique, dont l’œuvre théologique, littéraire et spirituelle a traversé les siècles et les frontières. Depuis le dimanche 12 avril, Grégoire de Narek est le 36ème docteur de l’Eglise. Fêté le deuxième samedi d’octobre dans l’Eglise apostolique arménienne, Grégoire de Narek est célébrée le 27 février dans l’église catholique. Cette proclamation effectuée par le pape François, en la basilique Saint-Pierre de Rome, devant les fidèles de rite arménien, à l’occasion de la commémoration du Centenaire de l’anéantissement programmé des Arméniens de l’Empire ottoman, témoigne de la communion de l’Eglise Catholique avec une civilisation chrétienne orientale décimée dans son berceau géographique. « Des 36 docteurs de l’Eglise, Grégoire de Narek est le deuxième oriental (ne parlant ni grec ni latin et vivant hors des limites de l’empire byzantin), après Saint Ephrem de Nisibe. Il était très important, dans l’état actuel de cette prise de conscience hélas tardive pour les chrétiens d’Orient, que cette année-ci au moins, un autre oriental devienne docteur de l’Eglise » souligne Jean-Pierre Mahé, membre de l’Institut et traducteur de l’œuvre de Saint Grégoire. Je vous invite à lire à ce propos « Trésor des fêtes, hymnes et odes de Grégoire de Narek » aux éditons Peeters.

Grégoire est né entre 940 et 950 et mourut entre 1003 et 1010. Figure volcanique de la mystique chrétienne de langue arménienne, il est l’auteur du mémorable Livre des Lamentations appelé aussi Livre des Prières « devenu pour les Arméniens une sorte de livre sacré. Livre le plus répandu après la Bible, poésie mêlant au repentir la consolation et l’espérance, cette suite de « Paroles à Dieu des profondeurs du cœur » (…) Le Nareg (ou Narek), devenu au long des siècles le compagnon de tout Arménien lettré, a rejoint légitimement les chefs d’œuvre de la littérature universelle. Quant au monastère de Nareg, il est resté jusqu’au XXe siècle le lieu de rassemblement d’innombrables pèlerins » précise l’Union Internationale des Organisations Terre et Culture. C’est vrai que le verbe de Grégoire est une inlassable quête du Verbe : « Rayon béni, soleil de justice, Désir ardent, figure de lumière, Insondable et très-haut, ineffable et puissant, / Allégresse du bien, vision de l’espérance, Dieu loué dans les cieux, glorieuse royauté, Christ qui nous créas, vie partout célébrée, / Daigne emplir à présent, de ta souveraine éloquence, Le défaut de ma voix, les multiples erreurs de ma misère : Présente mes prières en agréable offrande à la majesté de ton Père, (…) » – extrait de la prière 95 traduite par Jean-Pierre Mahé. Outre les 95 prières du Livre des Lamentations, Grégoire est également l’auteur d’odes, d’hymnes, de panégyriques, de litanies et méditations. C’est dans l’enceinte du monastère de Narek et dans une grotte toute proche où il pratiquait « la méditation solitaire » que Grégoire composa ses œuvres, « rassemblées, mises en forme, calligraphiées et copiées dans trois recueils sous l’autorité de son frère Jean, devenu abbé du monastère » précise Jean-Pierre Mahé.

Grégoire mourut à Narek et y fut inhumé peu de temps après l’achèvement du Livre des Lamentations. De ce grand monastère et scriptorium où l’on enseigna également les sciences, la philosophie et la musique ; il ne reste rien. Le monastère a été pillé en 1895 pendant la période dite des massacres hamidiens. En 1915, les 123 familles arméniennes du village ont été liquidées. Enfin, le monastère de Narek a été totalement rasé en 1951 sur ordre des autorités préfectorales.

En lieu et place a été construite une mosquée. Quelques ultimes pierres gravées de croix sont encore visibles, au pied des escaliers de la mosquée et dans l’entrepôt. C’est tout ce qu’il reste du vaste monastère de l’immense Saint Grégoire. Le plus curieux c’est que la carte routière Michelin indique Narek Manastırı (monastère de Narek, en turc) comme s’il existait encore ! Tant mieux. Les cartes ont aussi de la mémoire !

Comme Grégoire de Narek, mon ami Christian Delorme est prêtre. A mille ans d’écart et avec des styles très différents. C’est donc à toi Christian que j’ai dédié cette journée de marche :

« Christian, j’ai cheminé avec toi aujourd’hui, en passant tout près du monastère de Saint Grégoire.

Tu es probablement le premier auprès de qui je me sois ouvert de mon projet de marche.

Tu as été l’un des initiateurs et l’un des participants de la Marche pour l’Egalité et contre le racisme, partie le 15 octobre 1983 de Marseille et parvenue à Paris le 3 décembre. Beaucoup se souviennent de cette Marche par son nom médiatique : la marche des beurs. Partis à quelques-uns, vous étiez cent-mille à votre arrivée à Paris. Cette marche a agit comme un véritable révélateur des défis auxquels était alors confrontée la société française.

Christian, tu as été le tout premier à soutenir mon projet de marche que j’ai toujours envisagé comme un moyen de restaurer un principe de vie fondamental : marcher c’est vivre. Je veux ici t’en remercier. Tu as compris la dynamique dans laquelle j’ai inscrit ce cheminement. Tu as même envisagé d’y participer, notamment sur la fin, avant d’arriver à Diyarbakir où doit être célébrée l’Assomption dans l’église arménienne Saint Cyriaque (Sourp Guiragos, en arménien) restaurée et rouverte au culte depuis quatre ans. Aujourd’hui la situation bien précaire dans cette partie du pays pourrait affecter la réalisation de ce pèlerinage.

Christian, en marchant aujourd’hui, j’ai pensé à l’une des nos récentes conversations. A la lumière d’une actualité douloureuse en France liée au fondamentalisme islamiste, nous nous interrogions sur l’existence ou non de la repentance dans l’islam. Il se trouve que tu es connu pour être très impliqué dans le dialogue interreligieux. J’ai donc focalisé le champ de cette réflexion sur le cas arménien. Même si l’extermination des Arméniens répondait aux ordres d’un régime ultra-nationaliste, il n’en demeure pas moins que ce processus s’est déroulé dans un Etat où les Chrétiens étaient considérés comme ‘soumis’ et où les autorités islamiques ont localement cautionné les tueries. Il me semble donc que le ‘tabou’ arménien est également un ‘tabou’ dans l’islam, un ‘tabou’ pour les musulmans. Or, si la foi est théoriquement une source de sagesse, elle devrait être source de repentance.

Les Arméniens plaident la vérité, la justice et la réconciliation. Si la vérité est connue de manière universelle, bien qu’elle soit inlassablement rejetée par les négateurs, je crois qu’il manque un point capital avant de parler de justice et d’espérer que la fraternité devienne à nouveau possible. Il manque la repentance.

Pour moi, la repentance exige trois dispositions complémentaires. D’abord avoir de la compassion pour toute personne ou toute nation dans la douleur. Ensuite demander pardon pour les douleurs infligées à ces personnes et à ces nations. Enfin éprouver de la tendresse, condition indispensable à l’établissement de relations humaines sensibles et harmonieuses. Cette question de la repentance peut recouvrer une dimension personnelle et collective. Elle se pose aux individus, aux communautés et aux États. Mais elle se pose aussi aux croyants et aux autorités religieuses précisément parce que la foi est sensée incarner une juste voie. 

C’est pour cela aussi que je marche. Pour un avenir de repentance. C’est un chemin vital pour les Arméniens, les Syriaques et les Chaldéens si sauvagement éprouvés par l’histoire et par les hommes. C’est aussi un chemin vital pour ouvrir un espace de paix dans cette région du monde si durement éprouvée par le fléau de la haine.

Qu’en penses-tu, Christian ?

Depuis la rive méridionale du lac de Van, je te salue bien fraternellement. Pascal. »

 

A demain pour un nouveau jour, une nouvelle vie.

LE DIX-SEPTIÈME JOUR

Mardi 28 juillet 2015.

En laissant à regret Aghtamar, j’ai poursuivi ma route en direction de Tatvan. Vingt kilomètres plus loin et après quatre heures trente-deux de marche, je suis arrivé au village de Balaban.

Chemin faisant, je suis passé à proximité du monastère Saint Thomas de Kantzag. Je ne m’y suis pas rendu car il eu fallut que j’emprunte le sentier côtier sur 17 kilomètres, ce qui m’aurait écarté de mon itinéraire. Néanmoins, pour y avoir été il y a quelques années, je peux vous dire tout l’intérêt d’une telle visite. Si un jour vous vous y rendez, ne vous y trompez pas. Ne demandez pas le village de Kantzag. Le monastère Saint Thomas se trouve sur le territoire de la commune d’Altınsaç. Les noms des villages ont en effet presque tous été modifiés.

Le monastère de Kantzag est l’une de ces sublimes ruines que l’on présente comme une visite de grand intérêt touristique ! Cela fait parti des programmes établis par les agences touristiques locales. C’est vrai que depuis le promontoire où il est érigé, la vue sur le lac est sublime. Ceci dit, pour les Arméniens Saint Thomas de Kantzag c’est autre chose qu’une belle ruine. C’est une histoire, un héritage, un patrimoine inaliénable.

Attesté dès 1339, le monastère était dédié à l’apôtre Thomas du fait de la présence de ses reliques. On a même dit qu’il abritait le tombeau de ce compagnon du Christ. Comme beaucoup d’autres, ce monastère était aussi un scriptorium. Il a été saccagé pendant les massacres hamidiens de 1895 puis à nouveau en 1915. Transformé en étable, pillé comme tous les sites arméniens par des chercheurs d’or, le monastère est considérablement fragilisé. A ma connaissance, il n’y a pas de programme de restauration prévu, même si des touristes viennent de temps à autre s’émerveiller devant de si vieilles pierres !

Quand je pense à Saint Thomas de Kantzag, je pense à Stéphane Boudoyan qui en a réalisé une photographie exceptionnelle, dont un tirage géant est visible dans la salle des fêtes de l’Eglise Apostolique Arménienne de Lyon. Regarder cette reproduction c’est d’une certaine manière effectuer un voyage immobile et se transporter d’un seul coup d’œil en ce lieu fantastique.

C’est justement à Stéphane, son épouse Gisèle, leur fille Katia et leur petit fils Aram que j’ai dédié cette journée de marche.

« Stéphane, Gisèle, Katia, Aram, je vous salue très amicalement du rivage de Van que vous connaissez si bien.

Depuis presque 50 ans Stéphane tu viens fouler cette terre. Ta terre. Année après année, voyage après voyage, tu photographies inlassablement le patrimoine arménien. C’est ainsi que tu en prends soin. C’est ainsi que ces églises et ces monastères ne tombent pas dans l’oubli de l’histoire. C’est ainsi que tu les fais vivre, même à l’état de ruines. C’est ainsi qu’elles survivent au néant.

Ton œuvre documentaire et iconographique est exceptionnelle. Tu as accompli ce travail, avec l’aide de Gisèle et de Katia en toute discrétion. Tes expositions photographiques ont été aussi rares qu’importantes.

J’imagine que souvent la vision de ces « charniers de pierres » a dû te retourner le coeur, mais tu as toujours gardé ces ressentiments pour toi. Je ne t’ai jamais entendu prononcer un seul mot de dégoût ou de haine, sans doute parce que tu sais que le fiel qui coule de la bouche ne produit rien de bon.

Ta sagesse face au vertige de l’histoire est une vertu dont les Arméniens devraient tirer quelques leçons. Et je dois bien l’avouer, moi le premier (…)

En parcourant inlassablement ces lieux de mémoires, tu ne viens pas seulement sur les lieux du Crime, tu viens aussi sur les lieux de Vie des Arméniens. Tu viens honorer leurs mémoires.

A la source de ton histoire filiale, ainsi que celle de ton épouse Gisèle, il faut mentionner Van, bien-sûr, mais aussi Bursa et Yozgat. C’est en mémoire de tes aïeuls, de vos aïeuls, que j’ai marché aujourd’hui. Pour vous, avec vous.

C’est en pensant à toi aussi Katia et à ton fils Aram, que j’ai cheminé. Tu es imprégnée de cet univers de connaissance et de sagesse que tes parents t’ont légué. Puisses-tu trouver l’accomplissement que tu mérites (…)

Stéphane, permets-moi de te remercier. Tu es un précurseur. Si je foule cette terre, si je marche dans ce pays, c’est en partie grâce à toi. A ma manière, je ne fais que poursuivre ce que d’autres ont initié.

Stéphane, Gisèle, Katia, Aram, je vous embrasse. »

 

Au plaisir de nous retrouver demain.