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LE SEIZIÈME JOUR

Lundi 27 juillet 2015.

Me voici enfin arrivé face à Aghtamar après quatre heures sept de marche et vingt kilomètres parcourus.

Aghtamar : le joyau du lac de Van !

Comme toujours, tout commence par un conte :

« Il était une fois, il y a bien longtemps,

une jeune femme pré- nommée Tamar qui habitait une petite île de rien du tout, au beau milieu d’un merveilleux lac. Tamar était si belle et rayonnante que tous les hommes auraient aimé la posséder. Or, le coeur de Tamar n’appartenait en secret qu’à un seul de ses prétendants. C’était un jeune homme qui vivait sur le rivage d’en face, de l’autre côté des eaux. Tous les soirs, à la nuit tombée, il rejoignait à la nage sa douce Tamar, qui, pour le guider, portait un flambeau. La jalousie des jeunes mâles insulaires anéantit le miracle d’un si bel amour.

Découvrant cette idylle, ils conspirèrent, prévinrent le père de la belle Tamar, qui, furieux de ce libertinage, étouffa un soir la lampe de Tamar. Sans phare dans la nuit, le nageur au grand coeur se perdit dans les eaux. Avant de disparaître, il s’époumona et cria : « Agh ! Tamar ! » Son râle fut si déchirant qu’il traversa les siècles. »

Il est justement une île extraordinaire, nommée Aghtamar, à l’est de l’Anatolie. Elle est aussi belle que dans le conte. Minuscule pic rocheux, Aghtamar émerge telle une couronne sur les eaux bleues intenses du lac de Van. Sur ce roc, un roi arménien, Gaguik, bâtit au Xe siècle une église, devenue siège patriarcal avec ses dépendances et ses moines. Bijou de l’architecture médiévale arménienne avec ses proportions intimes et élancées, ses riches bas-reliefs bibliques et populaires finement ciselés, ses pierres précieuses garnissant les yeux des personnages sculptés, l’église Sainte Croix d’Aghtamar devint le joyau d’une civilisation chrétienne orientale, enracinée autour du lac de Van et du Mont Ararat. C’est cette civilisation arménienne qui a été anéantie entre 1915 et 1917.

Laissée à l’état de ruine durant près d’un siècle, souillée et pillée, l’église Sainte Croix a été restaurée et inaugurée en tant que musée en mars 2007, à grand renfort de publicité politique. Là, pour la première fois depuis le « Grand Mal / Medz Yeghern » une messe a été célébrée, le 19 septembre 2010. J’en ai été témoin. C’était un très beau dimanche d’été, chaud et sec. C’était un jour de fête. La Fête de la Sainte Croix. Ce jour-là le vice-patriarche arménien d’Istanbul, Aram Ateshyan est venu célébrer la divine liturgie en l’église Sainte Croix d’Aghtamar. La messe qui y a été célébrée a été diversement interprétée. Propagande pour beaucoup, premier pas pour certains. Les Arméniens d’Istanbul sont venus en nombre mais sans excès pour assister à cette célébration hors norme, à mille-six-cents kilomètres à l’est de la mégapole turque. Quelques groupes d’Arméniens sont également venus du Liban, d’Iran, de France, des États-Unis et d’Arménie. Yerevan n’est qu’à deux cents cinquante kilomètres, à vol d’oiseau, mais les hommes ont des frontières que les oiseaux ne connaissent pas.

Joyau de l’architecture médiévale arménienne, dans une région exceptionnellement belle – le Vaspouragan – considérée comme le cœur battant de l’Arménie historique, l’église Sainte Croix d’Aghtamar cristallise les conflits et les défis qui caractérisent les relations arméno-turques. Avant 1915 on recensait plus de 2350 églises, monastères et monuments religieux arméniens dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman. Ils ont presque tous été détruits, confisqués et dégradés. Ils sont devenus de véritables « charniers de pierres », ultimes stigmates de la civilisation arménienne. La restauration d’Aghtamar vaut-elle compensation des crimes et des outrages commis ? Depuis le 19 septembre 2010 je m’interroge.

J’ai dédiée cette journée de marche à mes amis de Beauzac, Nathalie, Emmanuel et Tsolag.

« Nathalie,

nous avons aujourd’hui cheminé ensemble en mémoire de tes grands-parents. Ils étaient originaires de Diyarbakir et de Malatia, deux régions très sauvagement éprouvées il y a cent ans. Tu sais sans doute Nathalie que l’église Saint Cyriaque de Diyarbakir a été restaurée –comme à Aghtamar. Est-ce un signe ? Je n’en sais rien. Tu sais sans doute aussi que Diyarbakir est le terme de cette marche, si la situation dans le pays ne se dégrade pas  trop. J’aimerai tant pouvoir y vivre la fête de l’Assomption et la bénédiction du raisin. J’aimerai tant trouver des raisons d’espérer (…)

Nathalie, nous avons longtemps cheminé ensemble sur des chemins d’Arménie qui nous ouvert le coeur et l’esprit et forgé notre conscience humaine. C’est cet état de conscience qui guide mes pas. Cette conscience d’une humanité qui crie son besoin de tendresse.

Emmanuel, voici déjà bien longtemps tu as unis ta vie à celle de Nathalie. Sans pour autant être d’origine arménienne, tu as épousé son histoire et ses mémoires. C’est avec toi aussi que j’ai marché aujourd’hui. Je me suis senti porté par ta sensibilité et ton art de vivre.

Enfin Tsolag, j’ai longuement pensé au cours de ma journée de marche au chemin de vie qui s’ouvre devant toi. Toi, l’enfant de Nathalie et Emmanuel. Toi, qui porte un prénom plein de promesses. Tes parents m’ont dit que Tsolag signifie ‘Regard brillant’ en arménien. Avec un tel talent je t’imagine comme un phare dans la nuit noire guidant les bateaux vers le rivage. Du haut de tes douze ans Tsolag, le siècle que tu embrasses cherche aussi un rivage apaisant et un avenir brillant. Oui Tsolag, notre humanité a besoin de paix et de lumière. Il suffit parfois d’un regard brillant dans la nuit pour que rayonne la tendresse.

Nathalie, Emmanuel et Tsolag, je vous embrasse. »

 

A demain.

LE QUINZIÈME JOUR

Dimanche 26 juillet 2015.

Vingt et un kilomètres parcourus en quatre heures quarante-huit.

Laissant la ville de Van derrière moi, je progresse vers l’ouest en direction de Gevaş. C’est là que se trouve l’embarcadère où les bateaux assurent les rotations pour aller sur l’île d’Aghtamar. Je vous conterai demain l’histoire et la légende d’Aghtamar.

J’ai donc marché le long du rivage du lac de Van. Ce qui aurait pu ressembler à une promenade de santé, s’est avéré moins charmant que je ne l’imaginais. Tout au long de cette journée, j’ai évolué entre le clapotis apaisant de l’eau sur les rochers et le vrombissement furieux des moteurs sur la route à grande circulation qui borde le lac. On se serait cru sur la route qui borde Saint Maxime en France -pour celles et ceux qui connaissent !

Le dimanche, un peu comme en France, c’est aussi le jour de relâche. 10 kilomètres après Van, on atteint Edremit, où sont installés sur la promenade qui longe le lac de nombreux petits kiosques pris d’assaut par des familles qui y passent la journée, partagent le thé et le repas, tout en s’isolant le plus possible des regards indiscrets en entourant « leurs » kiosques de toutes sortes de draps et tapis tendus.

Au bord de l’eau, les nageurs du dimanche batifolent. Ce sont essentiellement des enfants et des jeunes hommes. Les femmes, elles, ne nagent pas. Je n’en n’ai vu que deux ou trois. Il faut dire qu’on est ici en Turquie orientale, dans une région assez traditionnelle et très kurde. Ceci dit, les « gens du lac » sont devenus eux-aussi des adeptes des joies et loisirs de la baignade. Mais, à quoi donc pouvait ressembler les loisirs des « gens du lac » il y a plus d’un siècle. Je doute fort que la baignade fut une activité ordinaire des Arméniens ! La vie était rude. J’imagine qu’on ne batifolait pas beaucoup en famille au bord de l’eau. Ces temps étaient difficiles. Il fallait avant tout survivre.

J’ai lu dans une revue très bien documentée, qu’en 1878, il y avait 249 361 Arméniens dans la province de Van, 86 368 Assyro-Chaldéens de rite nestorien, 51 828 Kurdes, 13 964 Turcs, 7760 Yézidis et enfin 809 Juifs.

De ce passé pluricommunautaire et multiconfessionnel, il ne reste rien. Les Arméniens et les Assyro-Chaldéens qui étaient majoritaires dans cette province ont totalement disparu.

Dans cette région frontalière et conflictuelle entre l’Empire ottoman et l’Empire russe, Van était un haut lieu de la résistance des Arméniens. La cité fortifiée de Van qui s’étalait au pied d’une citadelle naturelle était le centre de gravité de cette résistance.

La suite de l’histoire est connue. Après le retrait des Russes en 1918 en raison de la Révolution bolchévique, Van est tombée et les Arméniens de la province ont pris le chemin de l’exode, tout comme les Assyro-Chaldéens.

Je veux à ce propos, rendre ici hommage, à mon beau-père Garabed dont l’histoire familiale est justement une histoire ‘vanetsi’ :

 

« Cher Garabed, j’ai parcouru aujourd’hui vingt et un kilomètres en me remémorant votre récit familial. J’ai d’abord accompli les vingt premiers kilomètres pour rendre hommage à vos parents qui ont vécu ce XXe siècle si douloureux. Ils habitaient un petit village nommé « Alyur gur » au nord de Van. C’était un village où vivaient près de deux mille Arméniens. Il y avait une meule pour moudre le blé et l’orge afin d’en faire de la farine. C’est d’ailleurs l’origine même du nom de ce village, puisque Alyur signifie farine en langue arménienne. J’ai retrouvé certaines des pierres de cette meule lors d’un séjour précédent. Garabed, le village de vos parents se nomme aujourd’hui Alakoÿ. Il est peuplé de populations Kurdes et Azéries. Vos parents, Garabed, ont pris le chemin de l’exode, passant par l’Iran, puis l’Irak, pour ensuite venir en bateau à Constantinople avant de venir en France où vous êtes nés. Cette mémoire que vous m’avez partagée à de nombreuses reprises, je la porte ici, sur cette terre, dans ce pays qui était celui de vos parents.

Garabed, je voudrais aussi vous dire que le vingt et unième kilomètre parcouru, je l’ai franchi en pensant à ce XXIe siècle, dont j’espère qu’il puisse porter la vérité et la justice que vous attendez, pour vous-même et votre descendance. »

J’aimerais enfin associer à cette journée de marche, Maguy, ma belle-mère et épouse de Garabed.

 

« Maguy, en ce dimanche, où les Arméniens célèbrent traditionnellement la Divine Liturgie, je pense à vos parents, eux-aussi réfugiés en France et notamment à votre papa, devenu prêtre arménien à Vienne et Lyon. Vos sources filiales sont originaires de Afyonkarahissar et de Kütaya, à l’ouest de la Turquie autrefois ottomane. Vous n’avez pas eu la chance de connaître les détails de l’exode de vos parents. Comme beaucoup de parents, ils n’aimaient pas raconter cette catastrophe. Par pudeur sans doute, mais aussi pour préserver vous préserver ainsi que votre sœur et vous permettre de construire un avenir de paix. »

 

Maguy et Garabed, je vous embrasse.

 

A demain, si tout va pour le mieux.

LE QUATORZIÈME JOUR

Samedi 25 juillet 2015.

Vingt kilomètres parcourus en quatre heures vingt-quatre.

Pour la première fois depuis le début de cette marche, j’ai eu la possibilité de quitter la route principale pour emprunter un chemin qui longe le rivage du lac de Van, à 30 km au nord de la ville de Van, entre les villages de Lim et Ayans, en passant par la forteresse naturelle de Amiouk.

Le paysage côtier est splendide, avec ses champs et ses falaises impressionnantes. Le soleil frappe fort, la végétation est très sèche. Les plages ne sont pas prises d’assaut -ce n’est pas la Côte d’Azur. Il faut dire que la notion de plage n’est pas forcément la même. Ici, les vaches aussi ont accès au rivage….

J’ai pris tout mon temps pour flâner et me laisser absorber par la beauté des lieux.

Si j’ai accompli vingt kilomètres -et pas un de plus- c’est pour fêter aujourd’hui les vingt de ma fille, Herminé. Je lui ai donc dédiée cette journée de marche :

 

« Herminé, je suis bien désolé d’être loin de toi aujourd’hui et je t’en demande pardon. Tu en connais les raisons. Je sais que tu n’es pas fâchée parce que tu me soutiens dans la marche pour la vie et la justice que je réalise en ce moment.

Pour ta journée d’anniversaire, je suis allé cueillir des fleurs des champs, dans le village de Lim, à quelques mètres de la plage. J’ai dérangé les mouettes, très nombreuses, qui s’y prélassaient et qui ont du se demander ce que je faisais là. Elles ont eu la gentillesse de me laisser faire. Ce bouquet que tu as vu, grâce aux photos que je t’ai envoyées le jour-même -magie de l’internet- t’attend patiemment. Ce bouquet, je te l’offrirai dès que tu me rejoindras avec ton frère Zadig et avec ta maman Sylvie pour clore cette marche à la mi-août.

J’ai choisi le village de Lim pour composer ce bouquet, parce qu’il se trouve juste en face d’une petite île, l’île de Lim, sur laquelle se trouve un ancien monastère arménien. C’est le monastère Saint Georges. On dit Sourp Kevork en arménien. Sais-tu que la fondation de cet ermitage remonterait au IXe siècle ? Comme tous les autres couvents de cette vaste région, il faisait partie du royaume arménien du Vaspouragan. Il y avait ici, à Lim, des dizaines de moines, un scriptorium en activité jusqu’en 1914, une école philosophique, une bibliothèque qui contenait des milliers de manuscrits, dont plusieurs centaines se trouvent actuellement au Madénataran, le musée des manuscrits anciens à Yerevan. Malheureusement, ce monastère a été complètement dévasté à la suite des Ténèbres qui ont tout emporté il y a cent ans. Ce monastère dont j’ai visité la ruine il y a trois, m’est apparu éventré, sans doute dynamité.

Vois-tu, Herminé, nous pourrions en rester à ce constat navrant, mais toi comme moi savons qu’il n’ y a pas de vie sans espoir. Voilà pourquoi je ne lamente plus. Voilà pourquoi il est si important de soutenir celles et ceux qui s’efforcent de promouvoir une forme de justice réparatrice. Et qui sait, un jour, permettre la reconstruction du monastère de Lim et des nombreux autres monastères qui sont comme les balises de l’histoire arménienne de ce pays.

On aurait tort d’imaginer que cela soit totalement impossible. Regarde. L’église d’Aghtamar, elle aussi dressée sur un ilot du lac de Van, a été restaurée. Il y a même eu plusieurs célébrations religieuses arméniennes depuis la première à laquelle j’ai assisté le 19 septembre 2010. On m’objectera que ce n’est rien. De la poudre aux yeux. Une manipulation (…) Peut-être et alors ! Et après ?

Herminé, puisque c’est aujourd’hui tout anniversaire, j’aimerai te dire que ce jour fantastique coïncide avec le pèlerinage annuel au monastère arménien de Saint Thaddée. Ce monastère extraordinaire qui caractérise la source apostolique de la foi des Arméniens, ne se trouve pas très loin du lieu d’où je t’écris. Il n’est qu’à une centaine de kilomètres, au nord-ouest de l’Iran. Ce monastère faisait également parti du célèbre royaume arménien du Vaspouragan. Evidemment, ça n’est pas en Turquie mais en Iran. Pourtant Saint Thaddée n’a pas échappé au drame de 1915. Ceci étant Herminé, je te souhaite au moins une fois dans ta vie d’aller en pèlerinage à Saint Thaddée. La vision de ce site éblouissant, rénové dans les années 80 et le partage dans la joie et la foi avec ces centaines, parfois ces milliers d’Arméniens, de Syriaques et de Chaldéens qui y convergent pour la fête de Saint Thaddée, te permettront sans doute d’élargir ton propre horizon et d’ouvrir plus largement le champ de ta réflexion.

Herminé, je voudrais enfin te dire combien j’ai été heureux et fier que nous soyons allés ensemble, à Istanbul, pour les commémorations du Centenaire, le 24 avril 2015. Tu as eu le courage d’aller à la rencontre d’une nouvelle génération de citoyens de Turquie, qui ont eux-aussi ouvert leur propre champ de vision de l’histoire et qui tentent d’inventer un avenir fraternel fondé sur la vérité et la justice. Tu vois, Herminé, c’est à la jonction de ces visions, la tienne et la leur, que se trouve un possible chemin d’avenir. A toi de l’emprunter, si tu veux, car au dessus de tout ce que je t’écris, il y a ta liberté. Il y a ta vie, tout simplement. N’oublie jamais que la vie est une grâce.

J’aimerai justement, pour te souhaiter encore un très bon anniversaire, te proposer cette superbe prière écrite par Mère Térésa, d’heureuse mémoire. Cette prière est intitulée La vie est la vie !

 

« La vie est beauté, admire-la

La vie est félicité, profites-en

La vie est un rêve, réalise-le

La vie est un défi, relève-le

La vie est un devoir, fais-le

La vie est un jeu, joue-le

La vie est précieuse, soigne-la bien

La vie est richesse, conserve-la

La vie est amour, jouis-en

La vie est un mystère, pénètre-le

La vie est une promesse, tiens-la

La vie est tristesse, dépasse-la

La vie est un hymne, chante-le

La vie est un combat, accepte-le

La vie est une tragédie, lutte avec elle

La vie est une aventure, ose-la

La vie est bonheur, mérite-le

La vie est la vie, défends-la »

 

A bientôt, Herminé. Je t’embrasse très affectueusement. Ton papa qui t’aime. »

LE TREIZIÈME JOUR

Vendredi 24 juillet 2015. Zéro kilomètre parcouru et pas une minute dépensée.

Aujourd’hui j’ai privilégié la posture horizontale plutôt que verticale.

J’ai gardé le lit, ou plus exactement c’est le lit qui m’a gardé.

Pourquoi, me demanderez-vous ? Disons que mon corps a atteint les limites de la tolérance avec une alimentation inhabituelle. Vous avez sûrement compris. De toute manière je ne vous en dirai pas plus.

Moi qui avais pris l’habitude de réfléchir en marchant et de vous partager mes pensées, je me retrouve totalement stérile. J’ai un peu honte. J’implore votre pardon.

Je me rattraperai demain, samedi 25 juillet 2015. Ce sera le jour anniversaire de ma fille Herminé. 20 ans. Vous comprendrez aisément que je lui consacrerai ma dédicace du jour.

LE DOUZIÈME JOUR

Jeudi 23 juillet 2015.

Vingt-deux kilomètres de marche en trois heures cinquante-sept. Je fais toujours route vers Van. L’étape du jour m’a conduit de Muradiye à Çakırbey, à la pointe nord-est du lac de Van. Car effectivement, je viens d’atteindre aujourd’hui cette petite mer intérieure salée, dont la palette de couleurs évolue tout au long de la journée du bleu turquoise au vert émeraude.

Autrefois le lac de Van constituait la partie méridionale du royaume arménien médiéval du Vaspouragan. Quelques siècles plus tard, des cartographes et des explorateurs –comme Henry Finnis Blosse Lynch- ont nommé « haut plateau arménien » cette vaste région incluant le mont Ararat et le lac de Van. Cette appellation est parfois encore utilisée par quelques géographes savants et explorateurs de l’histoire qui ont conservé la mémoire des temps écoulés.

Cette mémoire complexe des temps anciens nommait également différemment la ville de Muradiye. Lorsque les Arméniens habitaient là, la ville était nommée Pergri. Les Kurdes ont d’ailleurs une appellation quasi-similaire.

A Pergri, donc, sur la montagne de Dzaghgaler -on dit aujourd’hui Akçadağ- il y avait autrefois le monastère d’Arkelan. Ce monastère médiéval arménien bâti autour du XI-XIIe siècle disposait d’un Haut Couvent nommé Saint Etienne érigé sur le plateau montagneux et d’un Bas Couvent, érigé en contrebas sur une corniche à flan de falaise. Cet ensemble monastique était un scriptorium réputé. Aujourd’hui, ce sont des ruines. J’avais exploré ce site il y a trois ans. J’avais alors partagé le thé avec les habitants au pied de la montagne. Ce complexe monastique a échappé aux destructions et pogroms des années 1895-1896 grâce au discernement du haut-fonctionnaire et chef kurde Mehmet. Malheureusement, 20 ans plus tard, les populations arméniennes y ont été exterminées. Je ne suis pas retourné voir ce site monastique. Je n’ai fait que passer à proximité, en marchant.

Cette histoire locale que j’ai éprouvée sur le terrain et complétée par mes lectures, fait à présent partie de ma mémoire. J’espère qu’elle y demeurera, non pas par un réflexe conservateur, mais parce que la mémoire est tout ce qu’il reste quand tout ou presque a disparu. Cela suppose d’en partager le récit, soit par transmission orale, soit par transmission écrite. C’est un peu ce que je fais à travers ces mots. C’est à travers la collecte et la transmission de ces mémoires minuscules que l’on peut raconter l’histoire d’une civilisation.

Si je vous partage cette réflexion, c’est parce que j’ai dédié cette journée de marche à Jean et Ginette, mon oncle et ma tante de Marseille. Ils ne sont pas Arméniens. Et alors. Ils sont comme moi, des êtres humains dont le récit est une partie intégrante de l’histoire du genre humain et dont les mémoires sont à ces égards, essentielles.

 

« Jean, en t’écrivant ainsi depuis la rive du lac de Van où je me suis baigné sous le soleil, je me suis remémoré les belles journées de mon enfance passées à la mer en famille avec Ginette ta femme et mes cousins Anne et Laurent. C’était pour moi le temps de l’insouciance. Je le conserve précieusement dans ma mémoire.

Je pense aussi à toi parce que depuis quelques années, tu es engagé dans un combat admirable pour ta femme Ginette, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Elle perd progressivement la mémoire. J’imagine qu’elle ne te reconnait plus, pas plus que Laurent et Anne, vos enfants, ainsi que vos petits-enfants (…) ou alors de manière éphémère. Placée en institution, tu mets tout en œuvre pour maintenir sa dignité. Nous n’en avons que très peu parlé, par pudeur, mais je devine combien doit être douloureux de voir ainsi la femme de sa vie s’envoler dans un autre monde. Un monde sans mémoires.  

Vois-tu Jean, j’ai compris en cheminant aujourd’hui avec toi et Ginette, l’importance capitale de la mémoire. Sans mémoires l’individu perd toute substance.

Ce qui est vrai pour chaque personne, comme pour Ginette, est vrai pour toute société humaine et toute civilisation. Une civilisation qui perdrait sa mémoire serait une civilisation qui perdrait sa substance et finirait par disparaître.

C’est pourquoi Jean, ton combat pour préserver ce qu’il reste de la mémoire de Ginette est vital. C’est un combat juste.

Moi aussi Jean, à ma manière je m’efforce de contribuer -avec beaucoup d’autres- à maintenir en vie les espaces mémoriels du récit arménien. Nous n’en avons que très peu parlé, sans doute par pudeur.

Je t’embrasse et embrasse Ginette de ma part. »

 

En France, dans mon propre pays, certaines personnes bien pensantes me disent : « Arrête-donc avec cette histoire arménienne. C’est du passé. C’était il y a cent ans. Pense à l’avenir. Regarde devant toi et pas derrière. »

Ce qui est amusant c’est que ce sont ces mêmes personnes qui vont à la messe le dimanche et récitent le Notre Père, une prière de deux-mille ans. Ce sont ces mêmes personnes qui regardent le foot à la télé et ânonnent La Marseillaise quand la France gagne (c’est si rare !). Rendez-vous compte, La Marseillaise au XXIe siècle ; ce chant révolutionnaire, cet hymne de la France créé en 1792 ! Quelle modernité.

En réalité, ces prières et ces chants qui portent la mémoire des temps anciens sont des fondements dans nos sociétés. C’est ainsi que se constituent les individus, les pays et les civilisations, grâce à l’héritage du passé. Encore faut-il vouloir l’assumer, ce qui est loin d’être le cas, ici, avec le tabou arménien (…)

Oui, je crois bien que la mémoire est le fondement toute humanité. Une humanité en marche…

A demain.

LE ONZIÈME JOUR

 

Mercredi 22 juillet 2015.

Pour ce onzième jour de marche, j’ai parcouru vingt et un kilomètres cent-quarante en trois heures quarante-huit.

Je suis toujours en route pour Van sur une route toute droite. Il m’arrive parfois de pouvoir progresser en bordure de champ, mais ce n’est pas toujours possible. Le plus souvent c’est donc sur le bitume que j’avance et prenant soin de prévenir les dangers que représentent surtout les camions et les véhicules rapides. Ces deux derniers jours, j’ai vu deux camions renversés. Heureusement sans gravité pour les chauffeurs. Le plus souvent ces sorties de route sont dues à la fatigue. Je dois donc, moi, simple marcheur être particulièrement attentif.

Cette journée de marche ne restera pas comme impérissable dans ma mémoire. Même si mon corps est à présent adapté à la marche (malgré des ampoules admirables), mon psychisme est pollué par les contraintes sécuritaires et la ‘veille’ dont je sais être l’objet. J’aimerai tant gagner d’avantage de sérénité pour approfondir ma quête, mais c’est bien compliqué. Si mon esprit ne parvient pas à atteindre l’intensité recherchée sur une vingtaine de kilomètres quotidiens, à quoi bon me contraindre à en faire cinq ou dix de plus pour respecter le planning que je me suis fixé en France.

Par conséquent, jour après jour j’ajusterai ma progression en fonction de ce qui est utile et nécessaire. C’est l’avantage d’avoir un ‘sherpa’ avec voiture. Ce qui ne m’empêche pas, par réflexe cartésien ou typiquement scolaire, de vouloir compter avec précision les kilomètres parcourus en marchant et de vous en faire part chaque jour.

L’épreuve physique que je m’impose est essentielle. La nature humaine est ainsi faite que c’est à travers le corps que l’homme exprime sa transcendance. Avec notre seul corps et tout ce qu’il comprend de fonctionnel et de spirituel !

« C’est ainsi que tu danses Michel ? » Je veux bien sûr parler de mon ami Michel Hallet-Eghayan, danseur et chorégraphe lyonnais dont la vision va bien au delà de l’art contemporain qu’il incarne, mais explore inlassablement de nouveaux territoires sensoriels, à travers notamment la ‘composition libre’. Il vous en parlera lui-même avec passion lorsque vous le rencontrerez.

« Michel, oui c’est à toi que je m’adresse aujourd’hui. Je t’ai dédié en effet cette journée de marche. Lorsque je te l’ai fais savoir, ce matin même, en t’envoyant un sms, tu m’as alors répondu :

— Il nous faut donc marcher et prier beaucoup pour tenter de comprendre ce qui nous arrive et ce qu’on porte.

J’ai donc voulu cheminer mentalement avec toi pour plusieurs de raisons.

D’abord parce que nos patronymes sont partiellement issus de ce même Karastan (littéralement pays de pierres).

Ensuite, parce que je vois un lien entre ton art, la danse, et ma pratique, la marche. J’ai découvert grâce à toi et grâce à l’une des danseuses de ta Compagnie que la danse est l’art de l’intime entre la Terre et le Ciel.

Le danseur serait ainsi relié au noyau terrestre par ses pieds et au cosmos par son élévation. A ma mesure, Michel, c’est ce que je m’efforce bien laborieusement de vivre moi aussi à travers cette marche. Je cherche à enraciner chacun de mes pas pour être en connexion avec cette Terre et à m’élever vers le Haut par mon élan. Tenter une telle expérience est forcément instructif, là où se sont enracinés les Arméniens, là où ils ont grandi en humanité et en spiritualité, mais aussi malheureusement là où ils ont été déracinés et jetés aux quatre vents (…)

De la même manière que l’on ne danse pas n’importe comment, on ne marche pas n’importe comment. Il y a un devoir d’élégance. Cette élégance du corps et de l’esprit est essentielle pour tenter d’établir ce lien entre l’intime et l’universel.

Michel, quand tu danses, quand tes danseurs évoluent, vous partagez votre art avec le public présent. Moi aussi, vois-tu j’ai un public. C’est sans doute un peu moins sympathique mais ce sont ces automobilistes qui klaxonnent en passant à mon niveau. Ce sont aussi ces villageois qui me saluent de la main, même s’ils ne comprennent pas le sens de mon effort. Ce sont enfin ces enfants qui crient et me demandent de la monnaie !

Un jour viendra, Michel, où tu viendras ici, dans ce pays de mémoire arménienne, présenter avec tes danseurs ‘Le Chant de Karastan’. Cette œuvre est la clé de voûte de ton identité. Arménienne et Universelle. Terrienne et Cosmique. 

Enracinés dans leur pays réel et imaginaire, je crois bien que les Arméniens ont une aspiration naturelle vers l’infiniment grand. Que l’on croit au Ciel ou que l’on n’y croit pas. Les Arméniens seraient-ils donc tous des danseurs ? Qu’en dis-tu Michel ? »

Bon, pour finir cette journée, une histoire drôle. Alors que je marchai à travers champ, je vis des meules de foins soigneusement posées les unes à côté des autres. On aurait dit des morceaux de ‘khadaïf’ alignés dans un plat. Les vermicelles enroulés de cette succulente pâtisserie ressemblaient aux rouleaux d’herbes sèches.

Cela me rappelle bien des souvenirs d’enfance avec grand-mère Aravni. Les plats succulents qu’elle préparait. Les dîners que nous partagions avec toute la famille. Les doigts collants de sucre que nous nous faisions un devoir de lécher bien soigneusement. Le café arménien dans lequel, parfois, grand-mère lisait notre avenir. Elle y trouvait immanquablement de l’amour et de l’argent. Y auraitY aurait-il un lien entre cette géographie locale que je parcours et la mémoire culinaire des Arméniens ? Je vous laisse répondre.

Bon appétit…

 

LE DIXIÈME JOUR

Mardi 21 juillet 2015.

Pour mon dixième jour de marche, j’ai parcouru vingt-cinq kilomètres et demi en quatre heures trente-neuf.

Je suis, depuis hier, sur la route qui conduit de Doğubayazıt à Van. Je descends moi-aussi de l’Ararat pour rejoindre les eaux bleues d’un lac merveilleux.

Le paysage que je découvre est stupéfiant. Il est formé de langues de pierres volcaniques, étalées le long cette ceinture de volcans (éteints) qui entourent l’Ararat. On se croirait sur la Lune ou sur Mars ! C’est tellement chaotique. J’ai parfois l’impression de faire un pèlerinage dans les entrailles de la Terre. C’est ce paysage qu’habitaient autrefois les Arméniens. C’est de ce paysage que leurs enfants et petits-enfants sont aujourd’hui privés. C’est ce paysage qu’il me plaît à restituer à travers ces mots -et bientôt avec les images que je vous montrerai. Là, dans ce chaos de roches noires sont nichés des champs d’un vert intense, bordés par des bouquets de fleurs piquantes aux ‘yeux’ bleus. Là, dans cet endroit du bout du monde, j’ai rencontré Rafat et son fils Mustapha. Ils faisaient les foins. Ils ont du me prendre pour un extra-terrestre. S’ils savaient (…)

J’ai dédié cette journée de marche aux victimes de l’attentat Suruç survenu hier. Cette ville du sud de la Turquie est située tout près de Kobané, en Syrie. Des jeunes s’y trouvaient là réunis dans un jardin pour une après-midi festive.

Je vous avoue avoir été bouleversé et angoissé par ce drame. Vous le savez, cette marche est aussi pour moi un pèlerinage. Tout pèlerin recherche à chacun de ses pas la compassion pour ceux qui ont subit et ceux qui subissent encore le Mal. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : le Mal. Hier comme aujourd’hui. Ce drame m’interroge sur les sources du Mal et du Bien. L’ami qui m’accompagne dans ma quête, m’a dit : « le Bien est d’origine divine, mais le Mal c’est à cause de l’Homme. » Je vous laisse méditer cette pensée. Moi, je m’interroge encore. Cette journée de marche n’a pas levé les doutes qui m’habitent.

Comment laver l’humanité de tous ces fléaux mortifères et de la barbarie ? N’était-ce pas le sens même du Déluge ? Non, n’ayez crainte. Je ne perds pas la tête. Je ne suis pas de ceux qui imaginent un nouveau Déluge, une nouvelle Arche, une nouvelle humanité. Je crois plus volontiers à la tempête intérieure, celle qui pourrait radicalement transformer le coeur de l’Homme. Le transformer de l’intérieur. Une telle transformation individuelle porte la compassion, la justice et la fraternité. Moi, je ne veux pas changer le monde. Je ne veux pas changer de monde. En revanche, je peux changer en moi, je peux ouvrir les yeux, voir plus large, voir autrement.

On me demande au cours de cette marche, de raconter mes rencontres, de parler des gens que je croise, des discussions que nous avons. Alors bien sûr, je ne renonce pas au plaisir de partager quelques mots avec les agriculteurs que je rencontre, de partager le thé ici et là avec les ‘locaux’, mais sincèrement nos échanges sont assez limités. Paradoxalement, je voudrais dire que, justement, si je marche c’est avant tout pour me rencontrer moi-même ! C’est sans doute un peu égoïste, mais c’est aussi cela la marche. Essayer de se chercher, de se découvrir, de s’améliorer. La Marche que je réalise est aussi un voyage intérieur, ce que n’interdit nullement la fraternité et la compassion avec les gens dont je porte les mémoires et les gens de ce temps.

LE NEUVIÈME JOUR

 

Lundi 20 juillet 2015.

J’ai marché dix-huit kilomètres trois-cent-trente en trois heures cinquante-huit. Si j’écris ces chiffres en lettres c’est évidemment parce que c’est la règle, mais j’accède aussi bien volontiers à une demande qui m’a été adressée en rendant ces chiffres spontanément lisibles. Je vais donc y souscrire mais à titre exceptionnel. J’espère que les puristes ne m’en voudront pas trop. Donc, après 9 jours de marche, j’ai parcouru 182, 01 kilomètres…à pied, évidemment.

Voici donc pour les données statistiques. Ceci étant dit, vous le savez bien, ces chiffres n’ont pas grande importance. Alors laissons cela et revenons à l’essentiel : le chemin. Ce chemin qui traverse le pays des souvenirs, le pays réel et le pays des songes. Dans ces trois pays l’Ararat est un point culminant. Pas seulement par sa stature, mais aussi par son pouvoir poétique. La sublime montagne agit comme un pôle magnétique sur les imaginaires des peuples et des gens qui vivent à ses pieds. Vénéré pour sa beauté, le mont Ararat l’est plus encore pour sa dimension mystique. C’est en effet sur l’Ararat que s’est échouée l’Arche de Noé après le Déluge. C’est de l’Ararat qu’est descendue la nouvelle humanité ainsi recrée. C’est encore de l’Ararat que sont descendus tous les animaux de la re-Création. C’est au pied de l’Ararat que la nouvelle vigne a été plantée. Vous me direz sans doute que tout ceci n’est qu’un joli conte pour enfants, une histoire fantastique pour rendre accessible l’inaccessible. Je vous avoue que pour moi aussi le Déluge, l’Arche et le prophète Noé sont des représentations symboliques de la relation mystérieuse entre Dieu et les Êtres humains. Pourtant ce récit soulève de vraies questions existentielles. Qui sommes-nous ? Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? Où allons-nous ? C’est aussi pour cela que je marche.

Immuable depuis la nuit de temps, témoin privilégié de ce Grand Mystère, l’Ararat est là pour nous rappeler éternellement ce questionnement. En marchant aujourd’hui depuis Doğubayazıt en direction de Van, j’ai eu tout le temps nécessaire de me questionner moi aussi. Je n’ai pas pu y échapper. Evidemment je n’ai trouvé aucune réponse.

La vision merveilleuse de l’Ararat agit sur moi comme un formidable creuset d’humanité. Tout comme les Arméniens qui autrefois vivaient ici. Tout comme les Arméniens dispersés aujourd’hui dans le vaste monde et qui ont tous dans leurs foyers un tableau de l’Ararat accroché au mur.

Dans un village en face de l’Ararat, nommé Usengül, tout près de la frontière iranienne, on trouve aujourd’hui un site dont le relief dans le sol est présenté comme celui de l’Arche. Des chercheurs sont venus il y a bien longtemps sonder les lieux. Un petit musée y a été créé. Il est aujourd’hui en rénovation. J’y ai rencontré Mehmet Nuri. Il tient la boutique d’alimentation. Nous avons partagé le thé. Comme tout bon musulman, ou presque, il tient pour véritable l’histoire du prophète Noé. Quand à me confirmer si l’Arche est bien ici, je l’ai senti plus réservé. Mystère, mystère.

En cheminant aujourd’hui, au pied de l’Ararat, j’ai dédié mes pensées à mes trois sœurs, Laurence, Agnès et Valérie. A nous quatre, nous avons des parcours de vie très différents. Nous sommes nés des mêmes parents, mais nous n’avons pas les mêmes représentations identitaires.

S’il est une différence fondamentale entre l’Orient et l’Occident c’est justement l’identité. Vu d’Orient, tout ou presque est régit par le code identitaire du clan, de la communauté nationale ou religieuse. L’individu ne peut échapper à sa communauté de vie et de destin. Vu d’Occident, l’identité est un choix. Chacun est libre de devenir ce qu’il veut et de cheminer avec ses racines comme il l’entend. Encore faut-il avoir conscience de cette liberté de choix. Et moi, au nom de quelle identité ai-je choisi de venir marcher sur cette terre ? Française ou arménienne ? Les deux sans doute. Mais il est une identité que je me suis découverte aujourd’hui. Je peux le dire sans rougir, je suis aussi un enfant de l’Ararat. « Et vous mes très chères sœurs ? »

Comme tous les enfants, petits ou grands, je crois bien que je recherche au fond de moi l’Arche de mes rêves ?

LE HUITIÈME JOUR

Dimanche 19 juillet 2015.

J’ai marché dix-huit kilomètres cinq-cents en quatre heures quatorze. Je vous donne ces chiffres, parce que je sais que certains de mes proches se font du souci pour moi et additionnent les kilomètres parcourus. Je vais donc les aider un peu. Cela fait cent-soixante-trois kilomètres six-cent-quatre-vingt. En moyenne vingt kilomètres quatre-cent-soixante par jour.

Là encore, il faut que je vous dise comment je peux atteindre ce niveau de précision. C’est grâce à la montre GPS que mes très chers enfants m’ont offert. Elle marche très bien. Qu’il me soit permis de les remercier ici affectueusement.

Franchement, aujourd’hui cette journée de marche a été splendide mais un peu galère. Il a vraiment fallu que je m’appuie sur ta force Rose, mon amie de Tassin, comme le pèlerin de Saint Jacques s’appuie sur son bourdon.

« Ma très chère Rose, j’ai cheminé avec toi ce dimanche. J’ai marché en pensant à tes parents, qui sont arrivés en France en bateau après avoir fui leur village natal. Avant de débarquer à Marseille, apercevant de loin la basilique Notre-Dame de la Garde, ils se sont dit : ‘nous sommes sauvés’. France terre d’asile pour peuples en détresse. Pourrait-on seulement en dire autant aujourd’hui ?

Rose, j’ai pensé à toi parce que tu incarnes à mes yeux la joie et la foi. A en déplacer les montagnes ! Bon, peut-être pas l’Ararat, encore que tu devrais essayer…Cette joie et cette foi m’ont propulsé vers la cime du volcan fascinant.

Rose, j’ai longuement réfléchi à cette recommandation que tu m’as partagée avant mon départ : ‘abandon et confiance’. Abandon et confiance en Dieu, à travers ce Jésus que tu chéris tant. C’est bien ainsi que j’ai essayé de marcher ce dimanche. Avec toi Rose, avec foi et avec joie.

Ce qui était splendide c’était l’omniprésence du mont Ararat tout au long de mon itinéraire. Sous un merveilleux soleil d’été, sans nuages à son sommet, la montagne de Noé étincelait. Au début de la marche, elle était mon cap, ma boussole, ma péninsule (…) Progressivement elle est devenue mon amie à mesure que je m’approchais de Doğubayazıt.

D’abord fasciné par la majesté de son éminence, j’ai découvert la relative faiblesse de son manteau de neige. Comment est-ce possible ? Mon sherpa m’a expliqué. L’hiver dernier a été trop doux. Etrange sensation entre une montagne à l’apparence si robuste et pourtant si fragile. Etrange sensation entre les représentations enneigées partout présentes dans la cité de Doğubayazıt et cette nouvelle réalité sensiblement différente.

Ce qui était un peu ‘galère’ c’était ce sentiment d’être sous surveillance. D’abord policière puisque mon sherpa a été questionné alors que je marchais en amont. Puis militaire, après qu’une patrouille soit venue à mon niveau pour se renseigner et me recommander la prudence. Il faut dire que la zone de l’Ararat est l’objet de troubles récurrents avec des groupes kurdes (…) Conséquence : ma progression a été interrompue par deux fois, m’obligeant également à réduire mon parcours pédestre.

Marcher en Turquie n’est pas si simple et libre que cela. Si j’avais été à vélo ou à moto, ça n’aurait pas été aussi sensible. Mais un marcheur, par nature lent et vulnérable, ça intrigue. C’est pourtant cela l’essence même d’un pèlerinage : l’abandon, la confiance, la foi et la joie.

LE SEPTIÈME JOUR

Samedi 18 juillet 2015.

Dix-huit kilomètres soixante de marche en quatre heures quatre. Cela représente une moyenne de quatre kilomètres quatre-cent par heure. Bref, une progression normale pour un homme ordinaire. Pourquoi donc vous raconter cela ? Parce que je ne cherche pas à accomplir une performance sportive. Plus vite, plus loin, plus fort (…) Bien au contraire.

D’abord, je dois bien me l’avouer, j’en suis bien incapable. Mon corps a ses limites. Mes tendons d’Achille sont encore sous tension et deux grosses ampoules sur mon pied gauche me gênent de plus en plus.

Ensuite, je m’efforce de cultiver la lenteur. Le pas du berger me semble essentiel pour prendre le temps de regarder, ressentir et réfléchir. Pour tout vous dire, je ne vais pas plus vite qu’un papillon en vol. Marchez et vous verrez. De temps en temps, quelques lépidoptères plus téméraires que d’autres me suivent. Je n’ose pas dire qu’ils me poursuivent ! Faute de connaître le langage des papillons je ne connais pas leurs intentions. Certains d’entre-deux envisageraient-ils de m’accompagner jusqu’à Diyarbakir ?

C’est bien agréable d’être suivi par des papillons quand on marche seul. Encore que depuis quelques jours je chemine pour -et avec- des personnes que j’aime.

Hier c’était avec ma chère maman, aujourd’hui c’était avec mon cher papa. Il s’appelle Jean.

« Papa, tu es né en France de parents arméniens nés dans le pays où je me trouve en ce moment. La suite de leur histoire, la suite de l’Histoire, toi et moi la connaissons comme toutes les honnêtes gens. Papa, tout au long de ta propre vie tu n’as jamais cessé de travailler. Non pas comme tes parents sur les marchés, mais à la tête d’une belle entreprise de bijouterie qui n’a pas connu la fin que tu espérais. Tu n’étais pas un adepte des grandes vacances ou si peu. Tu avais bien peu de loisirs. Tu disais toujours te sacrifier pour ta femme et tes enfants. Par ton acharnement au travail tu voulais sans doute prouver que les Arméniens sont parfaitement intégrés. De parfaits français ! Et bien, c’est réussi. Papa, le français que je suis moi-aussi, n’a pas oublié la part arménienne de ses racines au point d’explorer le pays de tes propres parents. C’est mon cinquième ou sixième voyage ici. Celui-ci est un peu différent, puisque je marche. Quand je t’ai partagé il y a quelques mois mon projet, tu m’as dit : les loups ne deviennent jamais des agneaux. C’est amusant, parce que maman qui n’a pas d’origine arménienne me soutient, tandis que toi, tu sembles penser que tout ceci ne servirait à rien. Ta phrase est restée gravée dans mon esprit. Ferais-je fausse route en pérégrinant ici ? C’est la question que je me suis posée en marchant aujourd’hui avec toi. Je te dirai dans un instant ce que j’en pense. »

Au cours de cette journée de marche, j’ai enfin aperçu la silhouette géante du mont Ararat. Lorsqu’il s’est montré il y avait un voile atmosphérique qui empêchait de le voir dans toute sa vigueur et sa puissance, néanmoins il était bien là, dans mon champ de vision, en cheminant à une quinzaine de kilomètres de l’entrée de l’agglomération d’Iğdir. Avant d’y parvenir, je suis passé par plusieurs villages, parmi lesquels Çalpala, un gros bourg agricole avec ses vergers et ses potagers, ses champs bordés de peupliers, ses pommiers et ses abricotiers.

La vision de l’Ararat m’a-t-elle inspirée ? Les vergers ont-ils adouci mes sens ? La chaleur a-t-elle pesée sur ma conscience ? Il me semble avoir trouvé une réponse à la sentence de mon cher papa.

 

« Oui, papa, tu as raison : les loups ne peuvent pas devenir des agneaux. C’est évident. Mais à mon tour papa, j’aimerais te soumettre cette réflexion : crois-tu que certains êtres humains naissent loups et d’autres agneaux ? Qu’en penses-tu ? Moi, je crois bien que tous les êtres humains naissent nus et fragiles. D’où cette autre question papa : comment devient-on loup ? A sa naissance, lorsqu’il sort du ventre de sa mère, un bébé ne porte pas le tatouage du loup, pas plus qu’il ne porte celui de la brebis ou du papillon. Ce que l’on devient, on le doit à l’éducation. Cette éducation, elle est d’abord familiale. L’être humain accomplit beaucoup par mimétisme, en reproduisant les gestes vus et appris auprès de ses parents et de ses grands-parents. Ensuite, il y a l’enseignement scolaire, civique et politique. A cela s’ajoute souvent l’éducation religieuse – en Orient, c’est même fondamental. Comment ne pas évoquer également l’éducation à la contrainte dans les pays où règnent des tyrans. C’est ainsi qu’un être humain se construit. Lorsqu’il naît l’enfant est tout nu, mais en grandissant il s’habille de mille peaux. C’est ainsi que l’on revêt progressivement le pelage du loup ou la toison de l’agneau.

Ces processus éducatifs se développent de générations en générations. Ce qui s’est passé en 1915, papa, ne vient pas de cette seule date. Cela vient de beaucoup plus loin. Cela vient des siècles d’éducation à l’oppression et la soumission qui se sont succédés.

Maintenant, que crois-tu qu’il se passerait papa si, par mégarde dans une maternité, on échangeait les enfants de deux familles ? Non papa, je ne crois pas au déterminisme biologique ou génétique. Il n’est pas écrit dans notre sang que nous sommes nés loups ou agneaux. Ça n’est pas écrit, ça n’est pas une fatalité, c’est seulement un processus.

Tu sais papa, en regardant l’Ararat alors que je chemine, il me vient cette dernière pensée. Que l’on croit ou non à la légende de Noé, le symbole est le même. C’est de la famille du mythique patriarche, échoué avec son navire sur le flan de la montagne sacrée, qu’est née la nouvelle humanité. S’il existe donc des loups et des agneaux, ils sont issus de cette unique famille humaine, la famille de Noé.

Alors maintenant, papa, j’aimerais te pose une dernière question : les choses peuvent-elles changer ? Je te dirais volontiers ‘oui’, par principe. Non pas par optimisme, ni par idéalisme, mais de manière pragmatique. A chaque naissance tout peut changer. Il faut donc travailler pour que l’éducation des générations à venir soit portée au Bien et non pas au Mal.

Tu sais papa, il y a ici en Turquie, de bien belles personnes qui font le Bien. Ces personnes ont beaucoup de compassion. Il faut les soutenir. C’est aussi pour elles que je marche. »

A demain.