Vendredi 17 juillet 2015.
Vingt et un kilomètres six-cent-vingt de marche en quatre heures cinquante-six. Exactement la même distance qu’hier. J’ai évidemment fait exprès. J’ai progressé un peu plus lentement pour soulager mon corps. Mes mollets sont un peu moins raides, mais je veille à ne pas trop tirer sur les tendons d’Achille que je sens fragiles.
La marche de ce vendredi a été agréable. Sous le soleil certes, mais pas écrasant, avec de temps en temps une petite brise rafraîchissante. Pour la première fois, au terme de cette journée, je me suis allongé sous un arbre, dans un pré, sur l’herbe sèche et coupée. Quel plaisir. J’ai même goûté quelques petites pommes rondes, mûres, croquantes et juteuses. Un régal ! Cela doit être cela le goût de la vie.
Depuis Ani en passant par Kars et plus encore aujourd’hui, tout au long de mon itinéraire, j’ai longé la frontière arménienne, la tutoyant parfois le long de l’Araxe et de ses affluents. Dans un paysage minéral et souvent verdoyant, j’ai pris du plaisir à imaginer qu’il y a moins de cent ans, cette région n’était qu’une, sans frontières. C’était le temps où cette vaste région du ‘pays arménien’ était encore sous domination russe. Finalement les traités qui se sont succédés pour solder les comptes de la première guerre mondiale ont modifié sensiblement ces zones frontalières, les réduisant considérablement dans le cas arménien et créant ici-même, là où je me trouve aujourd’hui, une zone de tensions potentielle entre des Etats aux ambitions géopolitiques démesurées.
J’ai dédié cette belle journée de marche, à ma mère. Elle s’appelle Régine :
« Oui, à toi, maman. »
Maman s’appelle Régine :
« Maman, même si tu n’es pas née de parents arméniens, tu me soutiens depuis toujours dans ma recherche d’identité. Grâce à toi je suis un être ‘pluriel’. Je ne suis pas un Arménien comme on pourrait l’entendre de manière simpliste, mais un homme du milieu. Entre deux cultures, entre deux rives. Je suis pluriel et j’en suis heureux.
J’ai donc pensé à travers toi maman, à toutes ces mères arméniennes jetées sur les routes de l’exode il y a cent ans. Elles n’avaient plus leurs hommes avec elles pour les protéger puisqu’ils avaient été assassinés aux abord des villages. Ces mères étaient seules avec leurs enfants et les vieillards. Elles sont nombreuses à avoir craint et anticipé une catastrophe, puisqu’elles avaient cousu sur leurs chemisiers et leurs robes des pièces d’or ottomanes. J’imagine qu’elles devaient les utiliser pour tenter d’assurer une impensable survie. Ces mères, tout au long de leur exode, devaient négocier un peu de pain et d’eau pour leurs enfants et pour elles-mêmes. Progressivement, elles voyaient leurs enfants disparaître et leurs filles se faire enlever. La douleur devenant insupportable, ces mères en arrivaient à l’impensable : l’infanticide puis le suicide. La désespérance absolue. Il existe tant de récits pour illustrer ces quelques mots.
Maman, j’ai encore pensé à toi en me remémorant mes voyages en Orient. Qu’il est difficile ton métier de maman ! Partout où je suis allé, les mères devaient tout faire : la préparation des trois repas quotidiens, le service et la vaisselle, le linge et le repassage, la couture, l’entretien des enfants et de la belle-famille, les soins « dus » à des hommes « tout-puissants (…) En temps ordinaires c’est déjà énorme, mais dans les pays où sévit le chômage, les crises et les guerres les femmes doivent aussi chercher un emploi, gagner de l’argent et assurer la survie de la famille, parce que les hommes n’y parviennent plus seuls. J’avais pourtant appris que les êtres humains naissent libres et égaux, mais je vois bien maman que les femmes sont moins libres que les hommes.
Heureusement les femmes ont un don incomparable, inestimable : elles donnent la vie. Quelle grâce, quel mystère ! Est-ce pour cela qu’en temps de guerre on les enlève comme un butin, un trophée ? Est-ce parce qu’elles ont ce pouvoir ultime : celui de donner la vie ? Est-ce pour cela que des hommes-vautours les soumettent, les exploitent et les violent ? Tout ceci existait il y a cent ans et malheureusement aujourd’hui encore. Les femmes donnent la vie, là où les hommes sèment la mort.
Maman, au terme de cette journée de marche, j’ai encore une pensée à te partager. Merci de m’avoir donné la vie. Cette vie que je goûte de plus en plus. Ce sont des choses que l’on ne dit pas facilement lorsqu’on est une grande personne. Cela pourrait sembler naïf et infantile. C’est ce que l’on dit lorsqu’on est un enfant, le jour de la Fête des Mères. Mais à mon âge ! Je ne suis plus un enfant ? Du moins je le crois. Encore que…
Maman, je veux donc te remercier. Si j’accomplis cette marche pour la vie, c’est parce que tu m’as donné vie. »
Vive la vie.