Skip to content

Non classé

LE SIXIÈME JOUR

Vendredi 17 juillet 2015.

Vingt et un kilomètres six-cent-vingt de marche en quatre heures cinquante-six. Exactement la même distance qu’hier. J’ai évidemment fait exprès. J’ai progressé un peu plus lentement pour soulager mon corps. Mes mollets sont un peu moins raides, mais je veille à ne pas trop tirer sur les tendons d’Achille que je sens fragiles.

La marche de ce vendredi a été agréable. Sous le soleil certes, mais pas écrasant, avec de temps en temps une petite brise rafraîchissante. Pour la première fois, au terme de cette journée, je me suis allongé sous un arbre, dans un pré, sur l’herbe sèche et coupée. Quel plaisir. J’ai même goûté quelques petites pommes rondes, mûres, croquantes et juteuses. Un régal ! Cela doit être cela le goût de la vie.

Depuis Ani en passant par Kars et plus encore aujourd’hui, tout au long de mon itinéraire, j’ai longé la frontière arménienne, la tutoyant parfois le long de l’Araxe et de ses affluents. Dans un paysage minéral et souvent verdoyant, j’ai pris du plaisir à imaginer qu’il y a moins de cent ans, cette région n’était qu’une, sans frontières. C’était le temps où cette vaste région du ‘pays arménien’ était encore sous domination russe. Finalement les traités qui se sont succédés pour solder les comptes de la première guerre mondiale ont modifié sensiblement ces zones frontalières, les réduisant considérablement dans le cas arménien et créant ici-même, là où je me trouve aujourd’hui, une zone de tensions potentielle entre des Etats aux ambitions géopolitiques démesurées.

J’ai dédié cette belle journée de marche, à ma mère. Elle s’appelle Régine :

« Oui, à toi, maman. »

Maman s’appelle Régine :

« Maman, même si tu n’es pas née de parents arméniens, tu me soutiens depuis toujours dans ma recherche d’identité. Grâce à toi je suis un être ‘pluriel’. Je ne suis pas un Arménien comme on pourrait l’entendre de manière simpliste, mais un homme du milieu. Entre deux cultures, entre deux rives. Je suis pluriel et j’en suis heureux.

J’ai donc pensé à travers toi maman, à toutes ces mères arméniennes jetées sur les routes de l’exode il y a cent ans. Elles n’avaient plus leurs hommes avec elles pour les protéger puisqu’ils avaient été assassinés aux abord des villages. Ces mères étaient seules avec leurs enfants et les vieillards.  Elles sont nombreuses à avoir craint et anticipé une catastrophe, puisqu’elles avaient cousu sur leurs chemisiers et leurs robes des pièces d’or ottomanes. J’imagine qu’elles devaient les utiliser pour tenter d’assurer une impensable survie. Ces mères, tout au long de leur exode, devaient négocier un peu de pain et d’eau pour leurs enfants et pour elles-mêmes. Progressivement, elles voyaient leurs enfants disparaître et leurs filles se faire enlever. La douleur devenant insupportable, ces mères en arrivaient à l’impensable : l’infanticide puis le suicide. La désespérance absolue. Il existe tant de récits pour illustrer ces quelques mots.

Maman, j’ai encore pensé à toi en me remémorant mes voyages en Orient. Qu’il est difficile ton métier de maman ! Partout où je suis allé, les mères devaient tout faire : la préparation des trois repas quotidiens, le service et la vaisselle, le linge et le repassage, la couture, l’entretien des enfants et de la belle-famille, les soins « dus » à des hommes « tout-puissants (…) En temps ordinaires c’est déjà énorme, mais dans les pays où sévit le chômage, les crises et les guerres les femmes doivent aussi chercher un emploi, gagner de l’argent et assurer la survie de la famille, parce que les hommes n’y parviennent plus seuls. J’avais pourtant appris que les êtres humains naissent libres et égaux, mais je vois bien maman que les femmes sont moins libres que les hommes. 

Heureusement les femmes ont un don incomparable, inestimable : elles donnent la vie. Quelle grâce, quel mystère ! Est-ce pour cela qu’en temps de guerre on les enlève comme un butin, un trophée ? Est-ce parce qu’elles ont ce pouvoir ultime : celui de donner la vie ? Est-ce pour cela que des hommes-vautours les soumettent, les exploitent et les violent ? Tout ceci existait il y a cent ans et malheureusement aujourd’hui encore.  Les femmes donnent la vie, là où les hommes sèment la mort.

Maman, au terme de cette journée de marche, j’ai encore une pensée à te partager. Merci de m’avoir donné la vie. Cette vie que je goûte de plus en plus. Ce sont des choses que l’on ne dit pas facilement lorsqu’on est une grande personne. Cela pourrait sembler naïf et infantile. C’est ce que l’on dit lorsqu’on est un enfant, le jour de la Fête des Mères. Mais à mon âge ! Je ne suis plus un enfant ? Du moins je le crois. Encore que…

Maman, je veux donc te remercier. Si j’accomplis cette marche pour la vie, c’est parce que tu m’as donné vie. »

Vive la vie.

LE CINQUIÈME JOUR

Jeudi 16 juillet 2015.

Vingt et un kilomètres six-cent-vingt de marche en quatre heures dix-neuf. Je suis fatigué. Je ne voudrais pas avoir un claquage. Mes mollets sont raides. Mes tendons d’Achille tirent un peu. Mon corps n’est pas encore prêt. Si je veux poursuivre jusqu’à Diyarbakir, il faut que je réduise mes efforts.

La route qui chemine vers Igdir n’a pas été très agréable aujourd’hui. La voie de circulation à double sens était étroite. Tout au long du parcours, l’asphalte dégageait une odeur nauséabonde. Il était tout aussi difficile de marcher à très travers champ. Le terrain était trop irrégulier. Dans le sable je peinait à progresser, sur les pierres je risquais de me tordre une cheville. Je n’avais pas vraiment le choix. Il me fallait avancer en bord de route, le plus souvent sur du gravillon, ce qui ne permet pas un rebond optimal.

J’ai dédiée cette journée à un couple d’amis très proches. Maritsa et Hubert. Maritsa par son patronyme est d’origine arménienne. Ses grands-parents étaient originaires de Malatia. En 1915, au coeur de la Grande Catastrophe qui emporta tout un peuple, Malatia a été particulièrement éprouvée. La ville se trouvait en effet au coeur d’une zone géographique où convergeaient de nombreux convois de déportés.

« Maritsa,

je ne sais pas grand-chose de ton histoire filiale et familiale. Je sais que tu préfères la délicatesse des sentiments à la rudesse des mots. Je t’ai porté dans mes pensées au cours de cette journée de marche. A travers toi j’ai porté ces aïeuls que je n’ai pas connus et dont je ne connais pas le récit. Si tu as le bonheur de vivre, Maritsa, c’est évidemment parce que certains de tes ancêtres ont eu la chance de survivre. Mais les autres, tous les autres, qui étaient-ils ? Quels étaient leurs noms ? Que sont-ils devenus ? Où sont-ils ? Ont-ils été massacrés ? Ont-ils été sauvés ? Ont-ils une descendance ?

Ils ne sont ni vivants faute d’adresse, ni morts faute de corps. Ils sont le peuple des ombres. »

Maritsa tient une merveilleuse librairie, Pleine-Lune, à Tassin la Demi-Lune. J’adore les librairies. Comme dans les bibliothèques, on peut y découvrir le vaste monde. C’est fantastique d’imaginer qu’en franchissant les portes d’une simple librairie, c’est tout l’univers des connaissances et des rêves qui sont à portée de main.

Je me souviens des rencontres et signatures de livres qui ont été organisées récemment dans la libraire de Maritsa. Je pense notamment à Boualem Sansal, pour son livre « Gouverner au nom d’Allah. Islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe » chez Gallimard. Je pense aussi à Pınar Selek, pour son livre « Parce qu’ils sont arméniens » aux éditions Liana Levi. Je pense enfin et plus récemment aux auteurs venus présenter trois biographies publiées chez Jacques André Éditeur des quatre héros de la résistance entrés au Panthéon le 27 mai 2015 : Pierre Brossolette, Jean Zay, Geneviève de Gaulle-Anthonioz et Germaine Tillion.

 

« Maritsa, ta librairie est non seulement une fenêtre ouverte sur le monde, mais aussi sur notre humanité. Entre les pages de tes livres, on peut découvrir ta vision de l’homme : debout !

Maritsa, nous avons souvent parlé ensemble de cette marche pour la vie et la justice que j’accomplis en ce moment. Je sais combien tu portes en toi ce désir de justice, non seulement pour les Arméniens, mais aussi pour cette humanité malmenée. Je sais combien tu portes en toi le goût de vivre. Je le porte aussi avec toi à chacun de mes pas. »

 

Je marche, tu marches, nous marchons….

 

« Hubert, je voudrais te dire, toute ma gratitude, pour tout le temps que tu m’as consacré dans ma préparation physique et mentale pour cette marche. Je ne savais à quel point marcher permet de méditer. Je l’ai découvert en cheminant avec toi. 

Si le philosophe René Descartes a écrit en son temps « je pense donc je suis (…)», j’aimerais ajouter « je marche donc je suis ».

Pour autant, Hubert, je t’avoue humblement avoir un peu de mal en ce moment. Non seulement parce que mon corps me fait mal, mais aussi parce que je suis seul. »

Mes pas sont lourds, mes pensées sont courtes, ma vision est limitée. Cette marche n’est pas encore la belle et bénéfique méditation dont je rêve. Pour l’instant c’est une épreuve.

 

Mais demain, qui sait !

LE QUATRIÈME JOUR

Mercredi 15 juillet 2015.

Iğdir se rapproche ! Le mont Ararat n’est plus très loin. J’ai parcouru exactement vingt-deux kilomètres à pied, en quatre heures vingt-huit. A cela s’ajoutent trois kilomètres quinze passés en voiture au niveau de Digor, par souci de tranquillité (…) La route était plus étroite qu’hier et toujours à double-sens de circulation. J’ai souvent cherché une échappatoire à travers champ, mais ça n’a pas toujours été possible. Ma progression sur ce haut-plateau balayé par des vents de plus en plus violents était assez irrégulière. Cette journée sans chaleur excessive m’a tout de même permis d’économiser mes forces.

Le peu de soleil qu’il y a eu, c’était au tout début, lorsque j’ai dédié cette journée et cette marche à la personne qui partage ma vie et mes passions.

Je veux parler de Sylvie, ma compagne, mon épouse. Elle me rejoindra le mois prochain avec nos enfants Herminé et Zadig, quelques jours avant de parvenir à Diyarbakir afin de clore cette marche.

« Sylvie,

tu sais pour supporter de marcher sur des centaines de kilomètres pendant encore trente-deux jours, j’ai compris ce qui me semble être vital. Si je ne pense qu’au terme encore lointain de ce cheminement je vais perdre espoir. Je risque de baisser les bras. Le temps va me coûter au point de vouloir abandonner. C’est certain.

Il me faut donc marcher pour des personnes que j’aime – ce que je m’étais promis à l’origine de ce projet. Pour être plus juste, il me faut marcher avec les personnes que j’aime. Non pas seulement à travers ces « bouquets de prières » si chers à notre amie Rose la bien-nommée, mais aussi chaque jour pour et avec une ou plusieurs personnes précises.

J’ai donc voulu inaugurer ce cycle avec toi Sylvie, ce matin. Et voici ce que je me suis dit, voici que je t’ai dit, un peu après dix heures, juste avant de prendre la route.

Sylvie, nous sommes liés depuis si longtemps. Nous avons connu des jours heureux et j’espère que nous en vivrons d’autres. Nous avons traversé bien des orages et sans doute en connaîtrons-nous de nouveaux. Notre vie commune n’a jamais été un long fleuve tranquille et je dois bien t’avouer que c’est à cause de moi. Je n’ai jamais su t’offrir une vie rêvée. Je n’ai pu te partager que mes angoisses, mes limites, mes errements et mes combats. Malgré tout, tu me soutiens dans mes nombreux projets y compris les plus extravagants comme cette « marche pour la vie et la justice » que j’accomplis en ce moment même. Tu me soutiens avec le pragmatisme qui est le tien. Ta prudence est moins un frein qu’un stimulant. Ta prévoyance est un lien tendu pour m’extraire des sables mouvants de mon insouciance. Heureusement pour moi, ton courage, dont tu doutes trop souvent, est une fenêtre ouverte sur tous les possibles.

A notre mesure, même infime, même insignifiante, nous réalisons ce qui nous semble juste pour rendre justice à celles et ceux qui en sont privés. Il me revient notamment les deux sessions du Parlement des Mémoires que nous avions organisées en 2004 et en 2005 avec nos amis de La Compagnie Artisans de Mémoires et avec l’Institut des Droits de l’Homme de l’Université Catholique de Lyon. Nous étions alors portés par une intuition très forte, écrite à la manière d’un droit fondamental : ‘TOUTE PERSONNE A DROIT AU RESPECT ET À L’INTÉGRITÉ DE SA MÉMOIRE ET DOIT POUVOIR GARANTIR SA TRANSMISSION’.

Sylvie, je crois bien que ce qui nous unit depuis toujours c’est ce combat pour la mémoire et la transmission. C’est un combat intime et universel, pour toi comme pour moi. L’amour que nous partageons n’est pas uniquement lié à l’union de nos cœurs et de nos corps, il est aussi lié à ce combat pour la mémoire des nôtres. C’est ce combat pour la mémoire qui me porte ici sur cette terre.

Sylvie, en cheminant ainsi je pense à tes grands-parents maternels et paternels, tous Arméniens issus de l’ancien Empire ottoman. Ils n’habitaient pas les mêmes régions. Les uns étaient d’Afyonkarahissar et de Kütahya. Les autres étaient originaires d’Alyur Kur, un petit village tout près de Van où il y avait une meule à grains dont j’ai redécouvert les pierres il y a trois ans à l’orée d’un petit bois. Comme presque tous les autres Arméniens de l’Empire, tes grands-parents ont été contraints d’abandonner leurs foyers, leurs vies, leurs rêves.

Sylvie, je pense aussi en écrivant ces lignes aux épreuves que tu as subies et notamment la douloureuse perte prématurée de ta très chère sœur Laurence, d’heureuse mémoire.

Sylvie, cette journée est tienne. Je marcherai pour toi, avec toi. Nous cheminerons ensemble. Nous dialoguerons même, j’en suis persuadé, sur nos projets, nos visions, nos mémoires, nos espoirs. Avec tout mon amour. Pascal »

En route.

LE TROISIÈME JOUR

Mardi 14 juillet 2015.

J’ai démarré la marche de ce jour à la sortie de Kars, au panneau kilométrique « Iğdir 130 km ». Je me suis donné cinq jours pour y parvenir.

Pas la peine de se lever trop tôt ce matin. Il ne fait pas si chaud. J’ai parcouru exactement vingt-sept kilomètres, en six heures cinq. Franchement, je suis arrivé éreinté au terme de cette étape. Ereinté mais satisfait.

J’ai d’abord marché sur l’asphalte en bord de route, mais la voie n’était pas très large et le trafic était intense avec des voitures et des camions roulant parfois très vite. Par précaution, j’ai décidé d’avancer à contresens de circulation afin de pouvoir anticiper les risques éventuels. Même si cela n’avait rien d’une promenade bucolique, le bord de route était rempli de toutes sortes de fleurs merveilleuses de couleur bleue, violette et mauve. Je ne suis pas botaniste, mais toutes ces essences sont très proches du myosotis, devenu en cette année du centenaire de la destruction de la civilisation arménienne, la fleur symbole du souvenir éternel. Ce souvenir a accompagné mon chemin et mes pensées sur ce bord de route. Si j’avais été en voiture, roulant à toute vitesse vers ma destination, je n’aurais sans doute pas remarqué ces fleurs. Heureusement pour moi, je marche, je flâne, j’observe, je pense…C’est pour ces instants fragiles et essentiels que je prends goût à la marche. En marchant le long de ces bouquets de fleurs, j’avais comme le sentiment d’être accompagné par ces gens qui vivaient ici autrefois. Ces fleurs d’aujourd’hui, ces gens d’hier, sont comme des balises qui guident mes pas.

Depuis Kars, la route serpente et monte progressivement le long de champs, cultivés pour les uns de manière traditionnelle et pour les autres de manière industrielle. Du blé, beaucoup de blé. De la prairie aussi pour les troupeaux de vaches, les moutons et les chevaux. Au détour d’un virage, je découvre à travers champ une venelle merveilleuse, tapissée de toutes sortes de fleurs multicolores. Un vent léger caresse mon visage. Les papillons volent. Les oiseaux gazouillent. Je ne sais pas pourquoi je vous raconte cette séquence. Pour le plaisir certainement ! Il me faut aussi cultiver le plaisir si je veux tenir jusqu’au bout du chemin.

A ne penser qu’à moi et à ma marche, à cette belle nature qui m’environne, j’en ai momentanément oublié la présence de mon sherpa et compagnon d’aventure. Je ne le vois plus, mais il m’observe de loin. Il veut que nous puissions nous voir « dans les yeux » une fois parvenus à Diyarbakir, heureux d’avoir accompli notre mission. La sienne c’est de me protéger des pièges, des problèmes et des dangers pour me permettre d’arriver sain et sauf à destination. La mienne, c’est d’accomplir ce pèlerinage en mon nom propre, au nom de tous les miens, au nom de toutes celles et tous ceux qui me portent et me soutiennent. Elles -et ils- se reconnaîtront toutes -et tous- à travers ces lignes.

Sur la route d’Iğdir, j’ai croisé mes premiers vachers: Umut, Ahmet et Furkan. Trois jeunes très sympas. Ils ne m’ont rien demandé. De toute manière, s’ils m’avaient posé la question, leur aurais-je dit : je marche pour faire mémoire, pour célébrer la vie et la justice ! Si telle avait été ma réponse, ils m’auraient pris pour un imbécile ou un fou. On ne va pas à la rencontre des gens en leur lançant des slogans. Rencontrer c’est partager. Les gestes et les mots doivent être élégants, même pour le franco-arménien que je suis, ici en Turquie orientale. Celui – ou celle- qui marche ne peut avoir d’autre démarche que fraternelle. De toute manière, la justice véritable implique la fraternité.

LE DEUXIEME JOUR

Ce lundi 13 juillet 2015 est mon deuxième jour de marche.

Je viens de parcourir dix-sept kilomètres cinq-cent-quarante en trois heures et dix minutes avant d’arriver aux portes de Kars. Hier, au départ d’Ani, j’ai marché seize kilomètres huit-cents en quatre heures dix sur un parcours total de vingt-cinq kilomètres huit-cents. Atteindre les trente kilomètres par jour est encore présomptueux. Mon corps n’est pas prêt. Il faut y aller progressivement, même si cela fait plusieurs semaines que je m’y suis préparé sur les sentiers de l’Ain avec mon ami et préparateur Hubert Lallart. « Amitiés à toi Hubert si tu lis ce récit. Je me souviendrai toujours de notre dernière randonnée sur les beaux chemins du Grand Colombier, au cours de laquelle, nous avons partagé cette réflexion toute simple « la vie est une grâce ». 

Vous me demanderez sans doute : pourquoi seize kilomètres huit-cents à pied et pas vingt-cinq kilomètres huit-cents ? Comment a-t-il fait pour parcourir les neuf kilomètres manquants ? C’est très simple, j’ai un sherpa. Il se nomme Ahmet ! Il me suit ou me précède en voiture et transporte une partie de mon équipement. Ce que je ne fais pas à pied, je le fais donc en voiture. Pour quelles raisons, me demanderez-vous également ? Parce qu’on ne traverse pas une partie de la Turquie orientale comme on traverse l’Europe occidentale pour aller vers Rome ou Saint-Jacques-de-Compostelle. Bien sûr certains voyageurs l’on fait et en ont témoigné. Pour autant, avec le patronyme qui est le mien (malgré ma nationalité), en cette année si sensible du centenaire du génocide des Arméniens, avec ce contexte géopolitique dégradé tout autour des frontières turques (Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan, Iran, Irak, Syrie), avec certains groupes idéologiques armés qui vont et viennent en passant les frontières, avec la guérilla kurde toujours présente même si elle n’est pas très active (…); on ne voyage pas seul sans prendre de risques, sac au dos, dans cette partie de la Turquie.

D’ailleurs, je n’ai pas franchement apprécié ce lundi avoir été suivi pendant de longues minutes par un véhicule aux vitres fumées. Heureusement, Ahmet mon sherpa a repéré la scène et s’est rapproché de moi avec sa voiture. Je vous avoue qu’en ce début de marche, je n’ai pas encore atteint le niveau de sérénité que je recherche.

Quelques mots de mon équipement. Je marche « léger ». Comme tout randonneur, je porte ce qui est le mieux adapté. Un tee-shirt manches longues ultra-respirant en laine, un pantalon souple, une casquette, un sac à dos avec trois fois rien à l’intérieur et bien sûr un appareil photo-vidéo pour immortaliser cette aventure. Le reste, spécialement l’eau, est transporté par Ahmet. C’est que ce périple est une « marche pour la vie ». Alors je vous laisse imaginer les conditions symétriquement inverses dans lesquelles, il y a cent ans, des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards -tous liés à mon patronyme- ont marché vers les déserts de Syrie et de Mésopotamie. Ils n’avaient pas d’eau. Ils n’étaient pas ravitaillés chaque demi-heure comme je le suis. Ils n’avaient pas de chaussures adaptées, mais bien d’avantage des chaussons de peaux traditionnels. Ils n’avaient pas de sherpa mais des gardiens armés et à cheval qui les entouraient. Ils n’avaient pas de trousse à pharmacie pour les soins nécessaires lorsque des plaies apparaissaient. Ils ne marchaient pas avec un petit sac à dos, mais avec des enfants dans les bras (…). Ils n’avaient pas de casquette ni de crème solaire pour se protéger de la brûlure du soleil. Ils ne prenaient pas de douche le soir à l’hôtel mais dormaient là où ils s’arrêtaient. Jamais dans les villes et les villages, mais toujours à l’extérieur, dans des campements de fortune. Ils ne se réveillaient pas le matin en prenant un petit déjeuner tonique, mais reprenaient leur marche l’estomac vide et le corps usé par des efforts surhumains et inhumains. D’ailleurs progressivement ils ne se levaient même plus. Leurs yeux s’éteignaient pour l’éternité, si les rapts ou les meurtres ne les avaient pas emportés en cours de route. Ils ne marchaient pas pour vivre, comme je le fais en ce moment, avec le désir ardent de rejoindre Diyarbakir pour la fête de l’Assomption. Ils marchaient vers la mort. Ils marchaient vers le néant. C’est ainsi que les dirigeants de l’Empire avaient décidé de les anéantir. Dans leur cruauté inouïe, ces gouvernants monstrueux avaient inventé cette technique de mise à mort abominable afin que les victimes sentent dans leur chair et à chaque pas le poids terrifiant de leurs souffrances et ressentent dans leur âme l’épouvantable progression de leur agonie.

 

Les témoignages de ce calvaire sont innombrables. Nombre d’entre eux ont été publiés. Ce sont les récits des survivants et des témoins du drame. J’en ai relu quelques-uns au retour de cette marche en France. Parmi ces témoins de première main, je crois utile de citer Leslie A. Davis, consul des Etats-Unis à Kharpout de mai 1914 à avril 1917. Les dépêches consulaires qu’il adresse en 1915 à Henry Morgenthau, ambassadeur des Etats-Unis à Constantinople, sont édifiantes.

Dans sa dépêche n°71 du 24 juillet 1915, Leslie A. Davis, faute de pouvoir employer le mot de génocide qui n’existe pas encore, parvient néanmoins à décrire ce qui est encore indicible :

« Je ne crois pas qu’il y ait jamais eu dans l’histoire du monde un massacre aussi général et aussi radical que celui qui est perpétré en ce moment dans cette région, ni qu’un plan plus affreux et plus diabolique ait jamais été conçu par l’esprit de l’homme.[1] »

Dans ses dépêches successives, le haut diplomate relate avec une grande précision les convois de déportés qui passent sous ses yeux et les charniers qu’il découvre.

« Tout le pays n’est plus qu’un vaste charnier ou, pour être plus exact, un vaste abattoir.[2] »

Dans le rapport qu’il remet au Département d’État le 09 février 1918, il écrit :

« On vit arriver des convois de déportés de temps à autre pendant tout l’été de 1915, dont certains comptaient plusieurs milliers de personnes. Les premiers, qui arrivèrent en juillet, campèrent dans un vaste champ aux confins de la ville où ils étaient exposés à un soleil brûlant. Tous étaient en guenilles et quelques-uns étaient même presque nus. Ils étaient hâves, décharnés, malades, sales et couverts de vermine, ressemblant plus à des bêtes sauvages qu’à des êtres humains. On les avait poussés pendant des semaines comme du bétail, presque sans rien à manger, et la plupart d’entre eux ne possédaient que les quelques loques qui les couvraient (…) Il y avait fort peu d’hommes parmi eux, la plupart ayant été tués par les Kurdes avant leur arrivée à Kharpout. Beaucoup de femmes et d’enfants avaient également été tués, et de nombreux étaient morts en route de maladie et d’épuisement. Peu d’entre eux arrivaient vivants, et ils ne tardaient pas à mourir.[3] »

Leur route était un Golgotha. La mienne veut être un sentier de vie.


[1] Leslie A. Davis, in La province de la mort, traduit de l’anglais par Anne Terre, p.52, Editions Complexe, 1984.

[2] Ibid. p.57

[3] Ibid. p.159 – 160

AU PREMIER JOUR

Dimanche 12 Juillet 2015.

C’est à Ani ancienne capitale arménienne médiévale que commence ce périple.

Il fait beau, très beau. Il fait chaud mais sans excès. L’air est sec mais l’atmosphère est supportable.

Établie à 1500 mètres d’altitude, au nord-est de la Turquie, Ani se trouve à 45 kilomètres à l’est de la ville de Kars, au niveau de l’actuel village d’ Ocaklı.

Il y a mille ans Ani était une flamboyante capitale arménienne. Aujourd’hui ses vestiges sont comme le phare d’une civilisation anéantie.

Les ruines de la fabuleuse cité trônent sur un éperon rocheux triangulaire au bas duquel s’écoule la rivière Akhourian, un affluent de l’Araxe. De l’autre côté du ravin, c’est la République d’Arménie ! Inaccessible et tellement proche.

Autrefois, il n’y avait pas ces frontières hermétiques que dressent les États modernes. Autrefois, on pouvait aller et venir de part et d’autre de la rivière, en empruntant un pont de pierre dont il ne reste aujourd’hui que des fragments des piliers.

Un jour, qui sait, le pont d’Ani sera reconstruit. Un jour, qui sait, nous pourrons aller et venir de part et d’autre. Ce jour-là, un chemin incroyable aura été franchi entre Arméniens et Turcs. Ce jour-là les outrages du siècle passé auront été soignés. Ce jour-là le chaos géopolitique régional aura cessé. Ce jour-là n’est encore qu’un rêve.

Est-il encore permis de rêver ?

Il faut imaginer ce que fut Ani il y a un millénaire pour mesurer le pouvoir symbolique et onirique de ses ruines actuelles.

Cette sublime métropole arménienne était en l’an mil le siège politique et religieux de l’Arménie des Bagratides.

Imaginez une vaste cité peuplée de cent-mille habitants. Ani était à cette époque l’une des plus grandes villes du Proche-Orient et du Sud-Caucase.

Imaginez une riche cité de négociants où convergeaient quantités de caravanes et de marchands venus du Moyen-Orient, en route vers l’Asie Mineure et la Méditerranée.

Imaginez une prodigieuse cité fortifiée, ceinturée d’une muraille colossale constituée d’une double ligne de remparts, ouverte par des portes monumentales, complétée d’un vaste réseau souterrain formé de galeries et de nombreuses pièces à vivre.

Imaginez une grandiose cité royale où régnèrent quelques-uns des plus grands monarques arméniens. Achot III en fit sa capitale en 961 et y dressa sa première muraille, son palais et sa citadelle. L’un de ses fils Gagik Ier couronné roi par le catholicos Khatchig Ier en 989 prolongea l’œuvre de son père et fit d’Ani une troisième Rome, arménienne et très chrétienne, une ville aux « mille et une églises » qui incarnait magistralement l’union des pouvoirs temporel et spirituel.

Point de convergence des rivalités géopolitiques de son temps, Ani l’arménienne succomba à l’étreinte forcée de Byzance qui   ouvrit ainsi la voie aux autres envahisseurs et conquérants successifs, seldjoukides, kurdes, turcomans, mongols, géorgiens et russes tsaristes ou soviétiques.

Mille ans plus tard, au terme d’une guerre mondiale, d’un génocide et de traités humiliants, Ani est devenue turque. Souillée et profanée par les assassins et leurs descendants, Ani a longtemps été interdite comme pour dissimuler les traces monumentales d’une civilisation anéantie.

Que faire d’Ani ? Je soupçonne le dilemme des prédateurs.

Raser les vestiges de cette Jérusalem arménienne et poursuivre ainsi la politique d’éradication de l’élément arménien du tableau périodique des éléments turcs ?

Feindre le pluralisme et autoriser des missions archéologiques au risque de soulever la poussière d’une histoire génocidaire ?

Ankara a longtemps tergiversé, avant de trouver une alternative :

Pourquoi ne pas faire d’Ani un parc de plein air pour ces cohortes de touristes migrateurs qui gavent leurs cartes mémoires photographiques de souvenirs pittoresques ?

Les temps modernes sont ainsi. Tout ce qui rend la vie merveilleuse, tout ce qui rend l’humanité prodigieuse est soluble dans la consommation des masses. Tout est consommable. Tout est consumable. Tout est déformable. Le tour est joué.

Ani la fantastique est ainsi progressivement convertie. Ses monuments édifiants sont restaurés sous les yeux ébahis des promeneurs. Quantités d’objets souvenirs sont vendus aux badauds, tandis que flotte un immense drapeau turc sur un mât au dessus des remparts. A quand la première fête de la musique sur le site ? A quand la première projection de film en plein air ? « Happy end ». Tout le monde applaudira. Même les Arméniens !

Parallèlement Ankara s’applique scrupuleusement à effacer toute mention nominale de l’identité arménienne de la fabuleuse cité médiévale. La sociologue et militante féministe turque Pınar Selek a clairement identifié cette pratique : « notre Turquie est le pays de l’anéantissement de toutes les diversités, le pays des meurtris et des cimetières[1]. »

Les faussaires de l’histoire frisent la bouffonnerie en suggérant sur un pauvre panneau posé de guingois devant l’église Saint Grégoire que son fondateur Gagik Ier serait devenu un monarque musulman, parce que sa statue de pierre découverte lors d’excavations le représente portant le turban sarik ! C’est comme si Erdogan était chrétien parce qu’il porte le costume et la cravate !

Face à l’absurde j’aimerais faire mienne cette réplique de Figaro : « je me presse de rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer[2]. »

Cheminer dans les ruines d’Ani c’est explorer les temps perdus. Le temps millénaire d’une Arménie radieuse. Le temps centenaire d’une Arménie de cendres.

En déambulant dans les vestiges d’Ani je me suis confronté aux âmes en ruines de ces enfants, de ces femmes et de ces hommes pulvérisés comme de la vermine en 1915. Un million cinq-cent-mille corps sans sépultures. Un million cinq-cent-mille âmes sans repos. Un million cinq-cent-mille pierres brisées.

En déambulant dans les vestiges d’Ani, je me suis confronté à la mémoire de la déportation de mes grands-parents paternels. Garabed et Aravni étaient encore très jeunes lorsqu’ils ont été chassés de Behisni, contraints de marcher vers un funeste destin auquel ils ont survécu miraculeusement.

Toutefois, une certaine dose de pragmatisme m’oblige à ajuster mon discernement et mon propos. Transformer Ani en un musée de plein air est préférable à sa destruction, ce que fait par ailleurs inexorablement la Turquie depuis cent ans avec le patrimoine arménien, sans que le monde ne s’en soit jamais ému.

Restaurer Ani est finalement un service rendu aux rêveurs. Vous savez, ces candides dont je vous ai parlé un peu plus haut qui rêvent de reconstruire le pont d’Ani. Alors oui je dois bien vous l’avouer, je suis l’un de ces rêveurs. Heureusement pour moi je ne suis pas seul. Nous sommes des millions dans le monde entier à croire que « les rêves deviennent parfois réalité, aux moments les plus inattendus[3]» C’est ce qu’a écrit l’un de ces rêveurs très courageux. Il s’appelait Hrant Dink. Il était arménien en Turquie et partageait ses rêves dans le journal Agos qu’il avait fondé. Agos cela signifie Le Sillon en langue arménienne. Dans ce sillon, Hrant Dink a semé quantités de graines de rêves qui poussent chaque jour. Il a été assassiné le 19 janvier 2007, mais son rêve croît.

Si j’ai choisi Ani, pour entamer ce périple, c’est précisément parce que je rêve. Je rêve qu’un jour, Arméniens, Turcs et Kurdes, puissent parler sans craintes de leurs démons. Je rêve que soit mis un terme à la malédiction du passé qui a vu couler tant de larmes sur les joues de mon grand-père Garabed. Je rêve que soit mis un terme aux mensonges. Je rêve de repentance et de justice. Je rêve du pont d’Ani.

Le rêve, l’espoir, l’espérance. C’est bien de cela qu’il s’agit. C’est ainsi que l’on peut penser l’avenir. C’est ainsi que je le pense. Pas à pas, nous pouvons, même cent ans plus tard, agir pour un avenir meilleur. C’est tout le sens de cette marche. Pas après pas…

 

En route.


 

[1] Pınar Selek, in Parce qu’ils sont arméniens, p.84, éditions Liana Levi, 2015.

[2] Figaro, dans Le Barbier de Séville, Acte I, scène II. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais.

[3] Hrant Dink, in Deux peuples si proches, si lointains, Arménie-Turquie, p.90, Actes Sud.

 


 

Rêve d'Ani #1. Ici commence la marche. 12 juillet 2015
Rêve d’Ani #1. Ici commence la marche. 12 juillet 2015

 

marche pour la vie & la justice 2015

Si vous entrez dans ce blog, c’est que je suis en chemin entre Ani et Diyarbakir, sur près de 1000 km, du 12 juillet au 16 août 2015.
Je marche en Turquie orientale, dans le sillon de l’histoire, là où les Arméniens et les Assyro-Chaldéens-Syriaques ont vécu pendant des millénaires, là où ils ont érigé des civilisations rayonnantes, là où ils été anéantis il y a cent ans. Je marche sur des chemins de mémoires, porté par le souvenir de mes aïeuls pour ne pas oublier.
Je marche pour éprouver mes certitudes autant que mes doutes. Je marche porté par les pensées, les prières et les rêves de mes proches. Je marche en quête d’un avenir, porté par cet irrépressible besoin de ressentir dans mon corps et dans mon coeur la grâce de vivre. Je marche à la recherche d’une fraternité encore possible, dans le respect de la vérité et le désir de justice.
Je ne sais pas ce que je trouverai au bout de cette « marche », ni même si je trouverai quelque réponse que ce soit, mais vous pouvez m’y aider. Alors, rejoignez-moi dans cette marche par vos lectures, vos pensées et vos écrits.